La locution résonne comme une
injonction militaire : de « garde à vous ! » à garde à vue,
il n’y a que la distance d’une voyelle à peine audible. Et le dispositif
policier fonctionne ainsi, dupliqué par le patronage militaire, comme rappel à
la loi ou rappel à l’ordre, légitimé comme réinscription autoritaire du sujet
déviant dans le cadre étatique et républicain du pouvoir régalien.
Dans l’idée de la garde à vue
fonctionne enfin l’ambition panoptique qui préside, comme le montrait Foucault
après Bentham, à l’institution carcérale : garder « à vue », ce
n’est pas seulement enfermer, mais maintenir sous la constance du regard policier.
De la connotation militaire à la contrainte carcérale, en passant par la
puissance policière, le dispositif de la GAV passe ainsi par tous les registres
de l’autorité régalienne : armée, prison, police, institution judiciaire.
Ce qui le légitime ne peut
alors s’autoriser que de la coïncidence de l’acte d’incarcération que constitue
la garde à vue avec l’intention affichée qui préside à sa décision. Mais, de
façon particulièrement éclatante depuis l’instauration de l’ « état d’urgence »
en France, être conduit à interroger cette coïncidence, c’est mettre en
évidence les soubassements violents et fondamentalement discriminants de ce qui
se nomme si proprement, si improprement et, au final, si salement, « garde
à vue ».
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Criminalisation des opposants et procédures d’humiliation
La garde à vue est définie
dans le code de procédure pénale comme :
« Une mesure de contrainte décidée par un officier de police judiciaire
sous le contrôle de l’autorité judiciaire, par laquelle une personne à l’encontre
de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle
a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit d’une peine d’emprisonnement
est maintenue à la disposition des enquêteurs. »
Elle a officiellement pour but
de participer à la recherche de la vérité dans une procédure d’enquête, en
évitant à la fois la fuite ou la dissimulation des indices et en permettant la
protection des témoins à l’égard des pressions qui pourraient être exercées par
le suspect. Ainsi, le régime de la GAV est prioritairement celui de la suspicion,
non seulement d’une culpabilité du prévenu, mais de sa possible malfaisance à l’égard
des preuves et à l’égard d’autrui, dans une logique de délinquance et de
criminalité. Or pendant le mouvement social des Gilets jaunes (toujours en
cours), cette mesure va constituer un traitement régulier des manifestants.
Selon le site de Bastamag :
« En un mois, du 17 novembre au 17 décembre 2018, 4570 personnes ont été
placées en garde à vue (1567 à Paris et 3003 en région), selon les chiffres du
ministère de la justice révélés le 3 décembre par RTL, 697 comparutions
immédiates ont déjà eu lieu, pendant que 825 dossiers ont été classés sans
suite. A Paris, sur 214 comparutions immédiates, vingt-six peines de prison
ferme ont été prononcées avec mandat de dépôt, ce qui signifie que les
personnes condamnées ont été directement incarcérées ».
Comme l’écrit l’historienne et
sociologue Vanessa Codaccioni :
« On peut, à propos de la répression politique, évoquer une double criminalisation.
Elle est criminalisation policiaro-judiciaire puisqu’elle transforme des actes
militants en crime – il s’agit de la criminalisation dans son sens strict,
celle qui s’applique à tout individu réprimé- mais elle est aussi
criminalisation politique, tant par ces cibles que par ses objectifs. »
Et elle ajoute :
« La
non-reconnaissance du caractère politique des gestes militants et leur
réduction à des atteintes aux personnes et aux biens est ainsi aujourd’hui l’un
des plus puissants vecteurs de dépolitisation de l’activisme. »
En atteste la GAV que subit,
le 25 mars 2019, le chercheur et militant Ian B., interpellé en gare
Montparnasse à son retour d’une conférence sur l’armement policier, où il avait
présenté les grenades usagées ramassées sur des terrains de manifestation :
il est alors accusé de « transport d’armes ».
Six mois plus tard, le 28 septembre, il est de nouveau arrêté, après interpellation
violente, où il a été jeté à terre et couvert de coups dans une manifestation à
Montpellier. Selon ses propos :
« S’ensuivent
plus de 39 heures de garde à vue dans la cellule numéro 5 où, comme il est de
coutume dans les geôles de la République, les sols et les murs sont recouverts
d’un mélange d’excréments, de sang séché et de zestes corporels […] Le seul
matelas en plastique de la cellule étant occupé par un autre gilet jaune
interpellé, je demande à obtenir un autre matelas, qui sent tellement la mort
que je demande finalement une couverture de survie pour isoler mon corps et mes
vêtements de cette immondice qui doit me servir de couchette ».
Emilie, étudiante arrêtée en
manifestation à Paris, décrit précisément, au moyen d’un film d’animation
commenté, les conditions de sa garde à vue : 38 heures sans manger, boire
ni dormir, ni être emmenée aux toilettes, sur une couverture « puant la pisse et le vomi », passée
par toutes les violences subies par ceux qui l’ont précédée, dans une cellule
maculée « de sang et de chiasse »,
sous les insultes sexistes ( « sale
pute » est ici l’un des mots du pouvoir) et les coups contre la grille
de ses geôliers, au milieu des hurlements des voisins de cellule. De toute
évidence la garde à vue est destinée en priorité non pas à garder, mais à
soustraire les sujets à la vue pour les terroriser et les humilier en toute
impunité. Les élèves manifestant devant leurs lycées contre les réformes de l’éducation
sont en train d’en faire les frais, traumatisés par les traitements subis dans
des GAV sans la moindre justification.
L’instauration de l’état d’urgence
à la suite des attentats de 2015 (contre Charlie
Hebdo et l’hyper-casher en janvier, contre le Bataclan en novembre), puis
sa reconduction à la suite de l’attentat de Nice en juillet en 2016 jusqu’en
novembre 2017, ont fait exploser le nombre des gardes à vue. Mais, précisément,
elles n’ont plus désormais le moindre rapport avec la question « terroriste ».
Car, un mois avant le fin
prévue de l’état d’urgence (qui ne peut être prononcé que temporairement), la
loi du 3 octobre 2017 a fait entrer ses principales dispositions dans le droit
commun, procédant à ce que le syndicat de la magistrature désigne clairement
comme une atteinte aux libertés publiques. Une sorte de coup d’état législatif :
si l’état français n’est plus actuellement sous état d’urgence, c’est que le
droit français l’est devenu, faisant ainsi admettre l’exception comme règle. Ce
n’est pas seulement l’augmentation du nombre des GAV qui en est la conséquence,
mais la dégradation de leurs conditions et l’impunité massive de ceux qui en
ont la responsabilité.
2
Etat d’urgence et gestion coloniale des populations
Or comprendre cette impunité
policière rendue quasi illimitée par l’état d’urgence, c’est d’abord faire l’historique
de cette disposition. La première fois où apparait le concept d’état d’urgence,
c’est en 1955, motivé par la guerre d’Algérie durant laquelle il est appliqué
trois fois. Sa seconde occurrence est dans les territoires d’outre-mer, où il
est appliqué trois fois également entre 1985 et 1987 : en
Nouvelle-Calédonie, à Wallis et Futuna, en Polynésie française. La troisième occurrence
est celle des émeutes de 2005 dans les banlieues. Et la dernière, celle qui est
liée aux attentats des années 2015-16, à la suite desquels ses dispositions
explicitement liberticides (augmentation et prolongation des gardes à vue,
extension des horaires de perquisition, arbitraire de la décision policière
prenant le pas sur la décision judiciaire) seront pérennisées dans le droit
français.
Ces quatre moments de
réactivation de l’état d’urgence sont emblématiques de sa motivation profonde,
puisque les quatre périodes ne sont rien d’autre que quatre étapes de l’histoire
coloniale française : guerre d’Algérie, soulèvements des années 80 en
Nouvelle Calédonie et en Polynésie, soulèvements des années 2000 dans les
banlieues ghettoïsées issues de l’immigration coloniale, et enfin attentats
liés à la « radicalisation » d’une petite partie des descendants de
cette histoire. Faut-il rappeler que les Brigades anti-criminalité (BAC), qui
se distinguent actuellement par leur participation violente à la répression des
manifestations (notamment par les Brigades de Répression de l’Action Violente
qui en sont une émanation) ont été créées en 1971 par le préfet qui avait été à
l’origine de la répression sanglante (100 morts) des protestations de 1967 en
Guadeloupe ? Faut-il rappeler également que le nombre de morts, de violés,
de blessés, de torturés, en garde à vue ou lors des interpellations, est une
caractéristique des quartiers populaires « issus de l’immigration »
et tenus par la BAC ? En témoignent, entre de nombreux autres, les décès
de Wissam El Yamni (tabassé à mort pendant sa garde à vue), Lamine Dieng
(étouffé et tué à terre lors de son interpellation), Babacar Guye (assassiné
par balles lors d’une crise d’angoisse). Et les femmes des quartiers populaires
parlent avec colère d’une « éducation à la garde à vue » de leurs
propres enfants :
« La
plupart des adolescents du quartier ont été soumis à des contrôles répétés, à
des palpages humiliants, au tutoiement systématique et à la garde à vue. Les
petits frères grandissent en voyant leurs ainés mis en garde à vue. Cette
expérience laisse ses traces quand elle s’inscrit dans le vécu d’un jeune. L’image
de la police qui se construit n’est pas dans la fonction protectrice mais est
uniquement répressive et négative. »
Le 2 juillet 2018, Mohammed
Bridji était convoqué au tribunal de Grande instance de la porte de Clichy pour
« insulte à agents de la force publique ». Arrêté en gare du Nord le
5 mars précédent sur simple délit de faciès, il y avait été tabassé avant d’être
emmené au commissariat du 4° arrondissement où il avait été mis en garde à vue,
et de nouveau tabassé, insulté, humilié durant cette GAV. Il sera condamné à
payer 300 euros d’amende à chacun de ses agresseurs. A cette même séance du
Tribunal, trois autres « basanés », arrêtés dans les mêmes conditions
d’absence totale de provocation ou de délit et tabassés de la même manière,
subiront la même condamnation. Récemment, une juge vient de dénoncer cette
pratique de la dîme accordée à la police par l’administration judiciaire, dont
la mise en garde à vue est l’un des outils, et dont la fascisation des forces
de police est un facteur décisif.
Si « garde à vue »
est non seulement un mot du pouvoir, mais l’acte même de son arbitraire, ce mot
est bel et bien désormais aussi l’actualisation la plus éclatante de son illégitimité.
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