jeudi 20 mai 2021

Réflexions sur la violence par Georges Sorel

« Les hommes qui ont reçu une éducation primaire ont, en général, la superstition du livre, et ils attribuent facilement du génie aux gens qui occupent beaucoup l'attention du monde lettré ; ils s'imaginent qu'ils auraient énormément à apprendre des auteurs dont le nom est souvent cité avec éloge dans les journaux ; ils écoutent avec un singulier respect les commentaires que les lauréats des concours viennent leur apporter. Combattre ces préjugés n'est pas chose facile ; mais c'est faire œuvre très utile ; nous regardons cette besogne comme tout à fait capitale et nous pouvons la mener à bonne fin sans prendre jamais la direction du monde ouvrier. Il ne faut pas qu'il arrive au prolétariat ce qui est arrivé aux Germains qui conquirent l'empire romain : ils eurent honte de leur barbarie et se mirent à l'école des rhéteurs de la décadence latine ils n'eurent pas à se louer d'avoir voulu se civiliser »

 

« Cet anarchisme était donc intellectuellement tout bourgeois, et les guesdistes ne manquaient jamais de lui reprocher ce caractère ; ils disaient que leurs adversaires, tout en se proclamant ennemis irréconciliables du passé, étaient de serviles élèves de ce passé maudit ; ils observaient d'ailleurs que les plus éloquentes dissertations sur la révolte ne pouvaient rien produire, et qu'on ne change pas le cours de l'histoire avec de la littérature. Les anarchistes répondaient en montrant que leurs adversaires étaient dans une voie qui ne pouvait conduire à la révolution annoncée ; en prenant part aux débats politiques, les socialistes devaient, disaient-ils, devenir des réformateurs plus ou moins radicaux et perdre le sens de leurs formules révolutionnaires. L'expérience n'a pas tardé à montrer que les anarchistes avaient raison à ce point de vue, et qu'en entrant dans les institutions bourgeoises, les révolutionnaires se transformaient, en prenant l'esprit de ces institutions ; tous les députés disent que rien ne ressemble tant à un représentant de la bourgeoisie qu'un représentant du prolétariat.

 Beaucoup d'anarchistes finirent par se lasser de lire toujours les mêmes malédictions grandiloquentes lancées contre le régime capitaliste, et ils se mirent à chercher une voie qui les conduisit à des actes vraiment révolutionnaires ; ils entrèrent dans les syndicats qui, grâce aux grèves violentes, réalisaient, tant bien que mal, cette guerre sociale dont ils avaient si souvent entendu parler. Les historiens verront un jour, dans cette entrée des anarchistes dans les syndicats, l'un des plus grands événements qui se soient produits de notre temps ; et alors le nom de mon pauvre ami Fernand Pelloutier sera connu comme il mérite de l'être [Je crois bien que Léon de Seilhac a été le premier à rendre justice aux hautes qualités de Fernand Pelloutier (Les congrès ouvriers en France, p. 272).

 Les écrivains anarchistes qui demeurèrent fidèles à leur ancienne littérature révolutionnaire, ne semblent pas avoir vu de très bon mille œil le passage de leurs amis dans les syndicats ; leur attitude nous montre que les anarchistes devenus syndicalistes eurent une véritable originalité et n'appliquèrent pas des théories qui avaient été fabriquées dans des cénacles philosophiques. Ils apprirent surtout aux ouvriers qu'il ne fallait pas rougir des actes violents. Jusque-là on avait essayé, dans le monde socialiste, d'atténuer ou d'excuser les violences des grévistes ; les nouveaux syndiqués regardèrent ces violences comme des manifestations normales de la lutte, et il en résulta que les tendances vers le trade-unionisme furent abandonnées. Ce fut leur tempérament révolutionnaire qui les conduisit à cette conception ; car on commettrait une grosse erreur en supposant que ces anciens anarchistes apportèrent dans les associations ouvrières les idées relatives à la propagande par le fait.

Le syndicalisme révolutionnaire n'est donc pas, comme beaucoup de personnes le croient, la première forme confuse du mouvement ouvrier, qui devra se débarrasser, à la longue, de cette erreur de jeunesse ; il a été, au contraire, le produit d'une amélioration opérée par des hommes qui sont venus enrayer une déviation vers des conceptions bourgeoises. On pourrait donc le comparer à la Réforme qui voulut empêcher le christianisme de subir l'influence des humanistes ; comme la Réforme, le syndicalisme révolutionnaire pourrait avorter, s'il venait à perdre, comme celle-ci a perdu, le sens de son originalité ; c'est ce qui donne un si grand intérêt aux recherches sur la violence prolétarienne. »

 

«A défaut d'autres qualités, ces réflexions possèdent un mérite qu'on ne leur discutera pas ; il est évident qu'elles sont inspirées par un amour passionné, pour la vérité. L'amour de la vérité devient une qualité assez rare ; les blocards la méprisent profondément ; les socialistes officiels la regardent comme ayant des tendances anarchiques ; les politiciens et les larbins des politiciens n'ont pas assez d'injures pour les misérables qui préfèrent la vérité aux faveurs  du pouvoir. Mais il y a encore des honnêtes gens en France, et c'est uniquement pour eux que j'ai toujours écrit. »

 

Tout le monde se plaint de ce que les discussions relatives au socialisme soient généralement fortes obscures ; cette obscurité tient, pour une grande partie, à ce que les écrivains socialistes actuels emploient une terminologie qui ne correspond plus généralement à leurs idées. Les plus notables d’entre les gens qui s’intitulent réformistes, ne veulent point paraître abandonner certaines phrases qui ont très longtemps servi d’étiquette pour caractériser la littérature socialiste. Lorsque Bernstein, s’apercevant de l’énorme contradiction qui existait entre le langage de la social-démocratie et la vraie nature de son activité, engagea ses camarades allemands à avoir le courage de paraître ce qu’ils étaient en réalité [Bernstein se plaint de l’avocasserie et du cant qui règnent dans la social-démocratie (Socialisme théorique et social-démocratie pratique, trad. fr., p. 277). Il adresse à la social-démocratie ces paroles de Schiller : « Qu’elle ose donc paraître ce qu’elle est » (p. 238).], et à réviser une doctrine devenue mensongère, il y eut un cri universel d’indignation contre l’audacieux ; et les réformistes ne furent pas les moins acharnés à défendre les formules anciennes ; je me rappelle avoir entendu de notables socialistes français dire qu’ils trouvaient plus facile d’accepter la tactique de Millerand que les thèses de Bernstein. »

 

« Aujourd’hui les socialistes parlementaires ne songent plus à l’insurrection ; s’ils en parlent encore par fois, c'est pour se donner un air d'importance ; ils enseignent que le bulletin de vote a remplacé le fusil ; mais le moyen de conquérir le pouvoir peut avoir changé sans que les sentiments soient modifiés. La littérature électorale semble inspirée des plus pures doctrines démagogiques : le socialisme s’adresse à tous les mécontents sans se préoccuper de savoir quelle place ils occupent dans le monde de la production ; dans une société aussi complexe que la nôtre et aussi sujette aux bouleversements d’ordre économique, il y a un nombre énorme de mécontents dans toutes les classes ; - c’est pourquoi on trouve souvent des socialistes là où l’on s’attendrait le moins à en rencontrer. Le socialisme parlementaire parle autant de langages qu’il a d’espèces de clientèles. Il s’adresse aux ouvriers, aux petits patrons, aux paysans ; en dépit d’Engels, il s’occupe des fermiers [Engels, La question agraire et le socialisme. Critique du programme du parti ouvrier français, traduit dans le Mouvement socialiste, 15 octobre 1900, p. 453. On a signalé, maintes fois, des candidats socialistes ayant des affiches pour la ville et d’autres pour la campagne.] ; tantôt il est patriote, tantôt il déclame contre l’armée. Aucune contradiction ne l’arrête, - l’expérience ayant démontré que l’on peut, au cours d’une campagne électorale, grouper des forces qui devraient être normalement antagonistes d’après les conceptions marxistes. D’ailleurs un député ne peut-il pas rendre des services à des électeurs de toute situation économique ? Le terme «prolétaire » finit par devenir synonyme d’opprimé ; et il y a des opprimés dans toutes les classes [Gênés par le monopole des agents de change, les coulissiers de la Bourse sont ainsi des prolétaires financiers, et parmi eux se rencontre plus d’un socialiste admirateur de Jaurès.] : les socialistes allemands ont pris un extrême intérêt aux aventures de la princesse de Cobourg [Le député socialiste Sudekum, l’homme le plus élégant de Berlin, a joué un grand rôle dans l’enlèvement de la princesse de Cobourg ; espérons qu’il n’a pas d’intérêts financiers dans cette affaire. Il représentait alors à Berlin le journal de Jaurès.]. Un de nos réformistes les plus distingués, Henri Turot, longtemps rédacteur de la Petite République [H. Turot a été assez longtemps rédacteur au journal nationaliste l’Eclair, en même temps qu’à la Petite République. Lorsque Judet a pris la direction de l’Eclair, il a remercié son collaborateur socialiste.] et conseiller municipal de Paris, a écrit un livre sur les « prolétaires de l'amour » ; il désigne ainsi les prostituées de bas étage. Si quelque jour l’on donne le droit de suffrage aux femmes, il sera, sans doute, chargé de dresser le cahier des revendications de ce prolétariat spécial.


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