« Les hommes qui ont reçu une éducation primaire ont, en général, la superstition du livre, et ils attribuent facilement du génie aux gens qui occupent beaucoup l'attention du monde lettré ; ils s'imaginent qu'ils auraient énormément à apprendre des auteurs dont le nom est souvent cité avec éloge dans les journaux ; ils écoutent avec un singulier respect les commentaires que les lauréats des concours viennent leur apporter. Combattre ces préjugés n'est pas chose facile ; mais c'est faire œuvre très utile ; nous regardons cette besogne comme tout à fait capitale et nous pouvons la mener à bonne fin sans prendre jamais la direction du monde ouvrier. Il ne faut pas qu'il arrive au prolétariat ce qui est arrivé aux Germains qui conquirent l'empire romain : ils eurent honte de leur barbarie et se mirent à l'école des rhéteurs de la décadence latine ils n'eurent pas à se louer d'avoir voulu se civiliser »
« Cet anarchisme était
donc intellectuellement tout bourgeois, et les guesdistes ne manquaient jamais
de lui reprocher ce caractère ; ils disaient que leurs adversaires, tout en se
proclamant ennemis irréconciliables du passé, étaient de serviles élèves de ce
passé maudit ; ils observaient d'ailleurs que les plus éloquentes dissertations
sur la révolte ne pouvaient rien produire, et qu'on ne change pas le cours de
l'histoire avec de la littérature. Les anarchistes répondaient en montrant que
leurs adversaires étaient dans une voie qui ne pouvait conduire à la révolution
annoncée ; en prenant part aux débats politiques, les socialistes devaient,
disaient-ils, devenir des réformateurs plus ou moins radicaux et perdre le sens
de leurs formules révolutionnaires. L'expérience n'a pas tardé à montrer que
les anarchistes avaient raison à ce point de vue, et qu'en entrant dans les
institutions bourgeoises, les révolutionnaires se transformaient, en prenant
l'esprit de ces institutions ; tous les députés disent que rien ne ressemble
tant à un représentant de la bourgeoisie qu'un représentant du prolétariat.
Beaucoup d'anarchistes
finirent par se lasser de lire toujours les mêmes malédictions grandiloquentes
lancées contre le régime capitaliste, et ils se mirent à chercher une voie qui
les conduisit à des actes vraiment révolutionnaires ; ils entrèrent dans les
syndicats qui, grâce aux grèves violentes, réalisaient, tant bien que mal,
cette guerre sociale dont ils avaient si souvent entendu parler. Les historiens
verront un jour, dans cette entrée des anarchistes dans les syndicats, l'un des
plus grands événements qui se soient produits de notre temps ; et alors le nom
de mon pauvre ami Fernand Pelloutier sera connu comme il mérite de l'être [Je
crois bien que Léon de Seilhac a été le premier à rendre justice aux hautes
qualités de Fernand Pelloutier (Les congrès ouvriers en France, p. 272).
Les écrivains
anarchistes qui demeurèrent fidèles à leur ancienne littérature
révolutionnaire, ne semblent pas avoir vu de très bon mille œil le passage de
leurs amis dans les syndicats ; leur attitude nous montre que les anarchistes
devenus syndicalistes eurent une véritable originalité et n'appliquèrent pas
des théories qui avaient été fabriquées dans des cénacles philosophiques. Ils
apprirent surtout aux ouvriers qu'il ne fallait pas rougir des actes violents.
Jusque-là on avait essayé, dans le monde socialiste, d'atténuer ou d'excuser
les violences des grévistes ; les nouveaux syndiqués regardèrent ces violences
comme des manifestations normales de la lutte, et il en résulta que les tendances
vers le trade-unionisme furent abandonnées. Ce fut leur tempérament
révolutionnaire qui les conduisit à cette conception ; car on commettrait une
grosse erreur en supposant que ces anciens anarchistes apportèrent dans les
associations ouvrières les idées relatives à la propagande par le fait.
Le syndicalisme
révolutionnaire n'est donc pas, comme beaucoup de personnes le croient, la
première forme confuse du mouvement ouvrier, qui devra se débarrasser, à la
longue, de cette erreur de jeunesse ; il a été, au contraire, le produit d'une
amélioration opérée par des hommes qui sont venus enrayer une déviation vers
des conceptions bourgeoises. On pourrait donc le comparer à la Réforme qui
voulut empêcher le christianisme de subir l'influence des humanistes ; comme la
Réforme, le syndicalisme révolutionnaire pourrait avorter, s'il venait à
perdre, comme celle-ci a perdu, le sens de son originalité ; c'est ce qui donne
un si grand intérêt aux recherches sur la violence prolétarienne. »
«A défaut d'autres qualités,
ces réflexions possèdent un mérite qu'on ne leur discutera pas ; il est évident
qu'elles sont inspirées par un amour passionné, pour la vérité. L'amour de la
vérité devient une qualité assez rare ; les blocards la méprisent profondément
; les socialistes officiels la regardent comme ayant des tendances anarchiques
; les politiciens et les larbins des politiciens n'ont pas assez d'injures pour
les misérables qui préfèrent la vérité aux faveurs du pouvoir. Mais il y
a encore des honnêtes gens en France, et c'est uniquement pour eux que j'ai
toujours écrit. »
Tout le monde se plaint de ce
que les discussions relatives au socialisme soient généralement fortes obscures
; cette obscurité tient, pour une grande partie, à ce que les écrivains
socialistes actuels emploient une terminologie qui ne correspond plus
généralement à leurs idées. Les plus notables d’entre les gens qui s’intitulent
réformistes, ne veulent point paraître abandonner certaines phrases qui ont
très longtemps servi d’étiquette pour caractériser la littérature socialiste.
Lorsque Bernstein, s’apercevant de l’énorme contradiction qui existait entre le
langage de la social-démocratie et la vraie nature de son activité, engagea ses
camarades allemands à avoir le courage de paraître ce qu’ils étaient en réalité
[Bernstein se plaint de l’avocasserie et du cant qui règnent dans la
social-démocratie (Socialisme théorique et social-démocratie pratique, trad.
fr., p. 277). Il adresse à la social-démocratie ces paroles de Schiller : «
Qu’elle ose donc paraître ce qu’elle est » (p. 238).], et à réviser une
doctrine devenue mensongère, il y eut un cri universel d’indignation contre
l’audacieux ; et les réformistes ne furent pas les moins acharnés à défendre
les formules anciennes ; je me rappelle avoir entendu de notables socialistes
français dire qu’ils trouvaient plus facile d’accepter la tactique de Millerand
que les thèses de Bernstein. »
« Aujourd’hui les
socialistes parlementaires ne songent plus à l’insurrection ; s’ils en parlent
encore par fois, c'est pour se donner un air d'importance ; ils enseignent que
le bulletin de vote a remplacé le fusil ; mais le moyen de conquérir le pouvoir
peut avoir changé sans que les sentiments soient modifiés. La littérature
électorale semble inspirée des plus pures doctrines démagogiques : le
socialisme s’adresse à tous les mécontents sans se préoccuper de savoir quelle
place ils occupent dans le monde de la production ; dans une société aussi
complexe que la nôtre et aussi sujette aux bouleversements d’ordre économique,
il y a un nombre énorme de mécontents dans toutes les classes ; - c’est
pourquoi on trouve souvent des socialistes là où l’on s’attendrait le moins à
en rencontrer. Le socialisme parlementaire parle autant de langages qu’il
a d’espèces de clientèles. Il s’adresse aux ouvriers, aux petits patrons, aux
paysans ; en dépit d’Engels, il s’occupe des fermiers [Engels, La question
agraire et le socialisme. Critique du programme du parti ouvrier français,
traduit dans le Mouvement socialiste, 15 octobre 1900, p. 453. On a signalé,
maintes fois, des candidats socialistes ayant des affiches pour la ville et
d’autres pour la campagne.] ; tantôt il est patriote, tantôt il déclame contre
l’armée. Aucune contradiction ne l’arrête, - l’expérience ayant démontré que
l’on peut, au cours d’une campagne électorale, grouper des forces qui devraient
être normalement antagonistes d’après les conceptions marxistes. D’ailleurs un
député ne peut-il pas rendre des services à des électeurs de toute situation
économique ? Le terme «prolétaire » finit par devenir synonyme d’opprimé ; et
il y a des opprimés dans toutes les classes [Gênés par le monopole des agents
de change, les coulissiers de la Bourse sont ainsi des prolétaires financiers,
et parmi eux se rencontre plus d’un socialiste admirateur de Jaurès.] : les
socialistes allemands ont pris un extrême intérêt aux aventures de la princesse
de Cobourg [Le député socialiste Sudekum, l’homme le plus élégant de Berlin, a
joué un grand rôle dans l’enlèvement de la princesse de Cobourg ; espérons
qu’il n’a pas d’intérêts financiers dans cette affaire. Il représentait alors à
Berlin le journal de Jaurès.]. Un de nos réformistes les plus distingués, Henri
Turot, longtemps rédacteur de la Petite République [H. Turot a été assez
longtemps rédacteur au journal nationaliste l’Eclair, en même temps qu’à la
Petite République. Lorsque Judet a pris la direction de l’Eclair, il a remercié
son collaborateur socialiste.] et conseiller municipal de Paris, a écrit un
livre sur les « prolétaires de l'amour » ; il désigne ainsi les prostituées de
bas étage. Si quelque jour l’on donne le droit de suffrage aux femmes, il sera,
sans doute, chargé de dresser le cahier des revendications de ce prolétariat
spécial.
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