Préface de l'ouvrage: Les égarements du cœur et de l'esprit
Préface
Les préfaces, pour la plus grande partie, ne semblent faites que pour en imposer au lecteur. Je méprise trop cet usage pour le suivre. L’unique dessein que j’aie dans celle-ci est d’annoncer le but de ces mémoires, soit qu’on doive les regarder comme un ouvrage purement d’imagination, ou que les aventures qu’ils contiennent soient réelles. L’homme qui écrit ne peut avoir que deux objets : l’utile et l’amusant. Peu d’auteurs sont parvenus à les réunir. Celui qui instruit, ou dédaigne d’amuser, ou n’en a pas le talent; et celui qui amuse n’a pas assez de force pour instruire : ce qui fait nécessairement que l’un est toujours sec, et que l’autre est toujours frivole. Le roman, si méprisé des personnes sensées, et souvent avec justice, serait peut-être celui de tous les genres qu’on pourrait rendre le plus utile, s’il était bien manié, si, au lieu de le remplir de situations ténébreuses et forcées, de héros dont les caractères et les aventures sont toujours hors du vraisemblable, on le rendait, comme la comédie, le
tableau de la vie humaine, et qu’on y censurât les vices et les ridicules. Le lecteur n’y trouverait plus à la vérité ces événements extraordinaires et tragiques qui enlèvent l’imagination, et déchirent le coeur; plus de héros qui ne passât les mers que pour y être à point nommé pris des Turcs, plus d’aventures dans le sérail, de sultane soustraite à la vigilance des eunuques, par quelque tour d’adresse surprenant; plus de morts imprévues, et infiniment moins de souterrains. Le fait, préparé
avec art, serait rendu avec naturel. On ne pécherait plus contre les convenances et la raison. Le sentiment ne serait point outré; l’homme enfin verrait l’homme tel qu’il est; on l’éblouirait moins,
mais on l’instruirait davantage.
"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
dimanche 30 septembre 2018
Claude-Prosper Jolyot Crébillon dit Crébillon fils Le Sylphe
« Mais
comment faire ? C'est une vertu affichée qu'il faut soutenir, elles
en gémissent en secret ; toujours tentées, elles se feroient
bientôt un délice de la tentation qui les tourmente si elles
pouvoient être sûres que leurs foiblesses fussent ignorées. Leurs
crieries perpetuelles contre les plaisirs prouvent moins la haine
qu'elles leur portent que le regret qu'elles ont de s'en être
privées par une vanité mal entenduë ; ajoutez à cela qu'il est
rare qu'une jolie femme soit prude, ou qu'une prude soit jolie femme,
ce qui la condamne à se tenir justement à cette vertu que personne
n'ose attaquer et qui est sans cesse chagrine du repos dans lequel on
la laisse languir. −mais pensez−vous, lui dis−je, que toutes
les femmes soient prudes ? −les hommes, répondit−il, seroient
bien malheureux s'il n'y avoit que des femmes de ce caractere.
−cependant, repris−je, ils veulent que nous soyons vertueuses.
−C'est,
dit−il, un rafinement de goût chez eux de devoir à leurs
séductions l'anéantissement d'une chose qui leur a tant couté à
établir dans votre ame, et qui vous sied bien, quoique vous en
disiez. Non cette vertu farouche qui n'en est que la grimace, mais
celle que j'imagine, et que je ne puis vous peindre parce que je n'en
ai point encore trouvé de cette sorte. −qu'est−ce donc, lui
demandai−je, que les hommes appellent vertu ? −la résistance que
vous opposez à leurs desirs, et qui naît de votre attention sur vos
devoirs. −et quels sont−ils, repris−je, ces devoirs ? −Ils
étoient immenses, repliqua−t'il ; mais comme vous les abregez
chaque jour, je crois qu'il ne vous en restera plus à observer ;
aujourd'hui, ils ne consistent plus que dans la bienseance, encore
n'est−elle pas exactement suivie. −ce dérangement durera−t'il
longtems ? Lui demandai−je. −tant, répondit−il, que les femmes
croiront la vertu idéale et le plaisir réel, et je ne vois pas
d'apparence qu'elles changent de façon de penser. D'ailleurs, il n'y
a point de femme qui n'ait quelque foible, et ce foible, quelque bien
déguisé qu'il soit, n'échappe jamais à la recherche opiniâtre de
l'amant. La voluptueuse se rend au plaisir des sens ; la délicate,
au charme de sentir son coeur
occupé
; la curieuse, au désir de s'instruire ; il en couteroit trop à
l'indolente pour refuser ; la vaine perdroit trop si ses appas
étoient ignorés, elle veut lire dans la fureur des desirs d'un
amant l'impression qu'elle peut faire sur les hommes ; l'avare cede
au vil amour des presens ; l'ambitieuse, aux conquêtes éclatantes,
et la coquête à l'habitude de se rendre. »
« Ma
belle comtesse, répondit−il, on dit à une belle qu'elle a des
agrémens, parce qu'en le lui repetant souvent, c'est une façon
polie de l'exhorter à en faire usage ; mais ira−t'on la faire
souvenir de sa vertu quand il est de notre intérêt qu'elle l'oublie
? »
DEBINER verbe Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
Le
dictionnaire Larousse donne « débiner » comme synonyme de
«dénigrer », autrement dit chercher à nuire, à faire tort,
apprécier péjorativement un geste ou un acte. Quiconque fréquente
les milieux d'avant-garde a pu remarquer avec quelle facilité
(indigne d'humains qui se présentent comme porteurs d'idées, de
pensées, de doctrines destinées à rénover la face du monde) on y
« débine » les militants qui ont une façon de se conduire ou de
s'exprimer qui ne plaît pas au débineur. On est étonné d'entendre
des anarchistes - c'est-à-dire des négateurs et des contempteurs de
l'Etat et de ses institutions - qui s'affirment dépouillés des
préjugés ou des habitudes vulgaires, porter sur telle façon de se
comporter des jugements qui ne seraient pas hors de saison dans la
bouche d'un procureur de la République ou d'un président de
tribunal correctionnel. Qu'est-ce que juger un geste, apprécier une
façon de se conduire? C'est opiner que, se trouvant dans telles ou
telles circonstances, on aurait agi, avec le déterminisme qui nous
est propre, autrement que celui dont on qualifie les actions, lequel
a agi, lui, selon son déterminisme personnel. Or, celui qui juge ou
apprécie omet de dire cela ; si bien que son appréciation ou son
jugement est entaché de « débinage », de nature à nuire ou à
porter tort à un camarade, dont le seul crime est d'avoir un
tempérament différent du sien. Il n'y a pas que des « débinages »
se rapportant à des actions individuelles ; il y a aussi des «
débinages » de méthodes, de tactiques ; d'oeuvres de nature à
porter tort également à ceux qui les emploient ou s'y adonnent.
D'ailleurs, une façon de se conduire, une manière d'agir, un rejet,
une réalisation sont anarchistes dès lors qu'ils n'ont pas recours
à l'appui de l'Etat ou à l'intervention d'une autorité
gouvernementale quelconque, dès lors qu'ils n'ont pas en vue, et
dans aucun sens, la domination ou l'exploitation. « Débiner » un
camarade, chercher à lui porter tort dans ce qu'il est ou ce qu'il
fait, simplement parce que l'on ne comprend pas ou ne parvient pas à
s'assimiler son déterminisme, son tempérament, son caractère, ce
n'est pas seulement faire acte d'anticamaraderie, c'est montrer qu'on
est un ignorant.
DEBINAGE n. m. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
Action
de débiner, de dire du mal, de dénigrer. Le débinage est l'arme
des faibles ou des sournois. Celui qui n'ose pas attaquer de front un
individu agit par derrière, afin de lui nuire. Il cherche des
concours extérieurs et par le « débinage » tente de créer un
courant d'hostilité contre son adversaire. Le débinage est
dangereux, car il se trouve toujours des gens pour prêter une
oreille complaisante aux commérages et s'associer à une mauvaise
action ; celui qui se livre au débinage n'hésite jamais à user du
mensonge et de la calomnie lorsqu'il n'a rien à reprocher à sa
victime. Il arrive parfois que le débinage n'est pas déterminé par
la méchanceté ou le désir de nuire, mais simplement par
l'insouciance d'un individu bavard. Il faut néanmoins se méfier des
« débineurs », car le « débinage » a souvent de graves
conséquences et est toujours malfaisant.
DEBACLE n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
Au
sens propre, la débâcle est la conséquence d'une élévation de la
température qui, en provoquant le dégel, brise la glace qui
recouvre les rivières. Cette rupture partage la glace en une
quantité innombrable de glaçons qui, flottant à la dérive, sont
parfois très dangereux. Au sens figuré, la « débâcle » est
synonyme de déroute, de désordre, de confusion. La « débâcle»
d'un gouvernement, c'est-à dire l'impuissance de celui-ci à faire
face à une situation de fait. La « débâcle» d'une armée,
c'est-à-dire l'abandon de la lutte et la fuite précipitée et
confuse des troupes devant l'ennemi. « La débâcle du capitalisme
ouvrira la route au Prolétariat ». « La Débâcle » : célèbre
roman d'Emile Zola. Dans ce remarquable ouvrage, le grand écrivain
décrit certains épisodes de la guerre de 1870 et plus
particulièrement de la retraite de Sedan.
DERNIERS ECHOS DE LA CROISADE CONTRE LE DARWINISME. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
DERNIERS
ECHOS DE LA CROISADE CONTRE LE
DARWINISME.
L'AFFAIRE SCPOPES.
Le
procès du darwinisme avait été engagé avant le darwinisme même.
Avec celui-ci il est entré dans une voie aiguë. Il dure encore. La
croisade contre l'origine simiesque de l'homme se continue chez les
bourgeois bien pensants, rentés, assis, par l'entremise de leurs
prêtres, de leurs moralistes et de leurs politiciens. Il n'est pas
de théorie qui n'ait été plus mal comprise que le darwinisme, et
qui n'ait été combattue avec d'aussi piètres arguments. Le procès
engagé depuis plus d'un siècle entre Moïse et Darwin est un des
moments de la lutte éternelle que se livrent l'esprit
de mensonge et l'esprit de vérité. Darwin n'a dû qu'à sa prudence
et à sa modération
d'avoir la vie sauve.
On
croyait qu'enfin le darwinisme, après une mise au point qui le
plaçait au nombre des hypothèses fécondes de la science n'allait
plus être discuté. On comptait sans le fanatisme, qui ne désarme
jamais. Il est comme le feu, qui couve sous la cendre. On pensait
close la lutte, lorsqu'elle a repris de plus belle, avec une extrême
violence. Si tous les esprits sérieux ont accepté le darwinisme, en
le corrigeant, le complétant ou le dépassant, les esprits
rétrogrades voient toujours dans cette doctrine une doctrine
diabolique, immorale et pernicieuse. Nous en avons eu récemment une
preuve éclatante dans un procès intenté en Amérique à un jeune
professeur. Ce procès a couvert de ridicule ceux qui l'ont provoqué,
et il faut espérer qu'après cette expérience la bêtise ne
récidivera plus. Elle a donné toute sa mesure. Jamais les
adversaires du transformisme ne s'étaient montrés aussi plats, en
pensées, en paroles et en actes. On voulut frapper un grand coup.
L'Amérique, pays de bluff, se chargea de la besogne. La Croisade
contre la théorie de l'évolution a eu cette fois pour théâtre le
nouveau monde avec, pour chef, un politicien du nom de Bryan, ancien
secrétaire d'Etat du cabinet Wilson. Le père du régime sec n'a
guère brillé dans cette affaire. Se présentant, pour la quatrième
fois à la Présidence des Etats-Unis, ce singulier homme d'Etat
avait cherché par tous les moyens d’attirer sur lui l'attention,
s'efforçant de provoquer de l'agitation dans le pays de Carlyle et
de Walt Whitman. Il voulait essayer de déclencher un mouvement
religieux « afin d'introduire la Bible dans la Constitution
américaine ». Il tenta de faire les élections sur le dos du
darwinisme, mêlant stupidement la religion et la politique à la
science. L'antiévolutionnisme était devenu un mot d'ordre
électoral, La bataille allait s'engager entre évolutionnistes et
antiévolutionnistes! William J. Bryan espérait bien faire triompher
sur son nom la sainte cause de la Bible. Il pensait que l'incohérence
du suffrage universel déciderait de quel côté est la vérité. Un
procès fut intenté dans la libre Amérique au professeur John
Scopes, coupable du crime de darwinisme. Il était accusé d'avoir
violé la constitution de l'Etat du Tennessee en enseignant la
doctrine de l'évolution, proscrite au nom de la Bible par ces braves
protestants. Bryan se porta partie civile contre lui et se montra le
plus enragé des antidarwinistes. C'est lui qui, en réalité,
dirigeait les débats. Ce qui ne lui profita guère, car cet apôtre
de la tempérance mourut d'indigestion, dans la ville même où avait
lieu le procès. Le meilleur champion de cette mauvaise cause fut
frappé en pleine bataille (en quoi Dieu, d'où il descend, se montra
fort ingrat, en le faisant remonter au ciel). Si ces pudiques
protestants avaient été tant soi peu logiques, ils auraient dû
voir dans cette mort que Dieu même ne pactisait pas avec leurs
gesticulations. Ce procès vaut d'être rappelé ici, en détail, car
il est toujours bon de montrer à l'oeuvre le fanatisme et de
dénoncer les petits moyens qu'il emploie. Le procès du darwinisme,
du transformisme et de l'évolutionnisme réunis eut lieu à Dayton
(Ohio), que des plaisants qualifièrent à cette occasion de
Monkeyville (Ville des Singes). Le candidat des démocrates, battu
deux fois aux élections présidentielles par Mac Kinley, et une fois
par Caft, n'avait rompu le silence après une vie mouvementée que
pour se ridiculiser dans le procès Dayton. Pour Bryan, politicien
roublard, à la mentalité étroite, l'affaire Scopes n'était qu'un
moyen de réclame en vue des élections, l'occasion cherchée depuis
longtemps, de prendre la défense des gens de la campagne contre ceux
de la ville. Ce procès, sorte d'affaire Dreyfus de la science, dura
du 11 au 21 juillet 1925 Le maniaque Bryan, affirmait sans sourciller
que « les savants qui prétendent que nous descendons du singe sont
des individus malhonnêtes ». Il n'y avait qu'à s’incliner.
L'homme qui avait donné sa démission de secrétaire d'Etat lorsque
Wilson protesta contre la guerre sous-marine, était l'auteur de deux
ouvrages pauvres d’idées et de style, dans lesquels il avait déjà
combattu la doctrine de l'évolution : « La menace du Darwinisme
(1917) et la Bible et ses ennemis (1918) ». Enhardi par ses
triomphes précédents, il déclarait avec emphase que « cette
guerre n'engage pas seulement l'église orthodoxe, mais la Religion
elle-même. C'est une guerre jusqu'au bout, ajoutait le nouveau
Pierre l'Ermite. Toutes les églises sont engagées, parce qu'une
fois l'autorité du verbe divin détruite, il n'y aura aucun besoin
d’églises ou de prêtres. Tout le monde ira au cinéma au lieu
d'aller au temple ». On se demande où serait le mal, si le cinéma
aidait à dissiper toutes les superstitions. En vérité, étrange
procès qui mit de nouveau aux prises le fanatisme et la pensée
libre. Naturellement la presse réactionnaire du monde entier en
profita pour prendre fait et cause pour Bryan et condamner une fois
de plus l'évolutionnisme. Elle sauva encore une fois l'honneur des
bourgeois qui ne peuvent, en aucune manière, descendre du singe. Le
Tennessee est un des endroits du monde, après la France, où il y a
le plus d'illettrés (on peut savoir lire, et n'être qu'un
illettré!) Si les gens du Tennessee pratiquent la culture, ce n'est
point celle des idées. La Bible est le seul livre qu'aient jamais lu
les montagnards de ce pays. Elle résume pour eux toute la
civilisation! Le jeune romancier américain Floyd Dell, l'auteur d'Un
Phénomène, homme d'un rare courage et d'un mérite non moins rare,
caractère indomptable, comme l'un de ses héros, Félix Fay, a
affirmé, leur faisant trop d'honneur, que « les gens de Tennessee
sont les restes fossilisés de périodes évanouies ». Pour « ces
montagnards arriérés », l'évolution est une invention du diable,
et ils croient qu'elle sert les desseins du capitalisme. Les jeunes
filles, faites à l'image de Dieu, portaient des rubans brodés sur
lesquels on lisait : « Vous ne ferez pas de nous des guenons! » La
petite ville de Dayton devint aussitôt célèbre : on y vit affluer
les amateurs de sensations rares, les opérateurs de cinéma, les
photographes et les reporters. Ce fut un champ de bataille où
s'affrontèrent deux conceptions de la vie diamétralement opposées
: la conception autoritaire et la conception libertaire. Singulier
procès, qui montre à quel point la réaction a peur de la vérité
et s'efforce, par tous les moyens, de l'étouffer. Les noms des douze
jurés furent tirés au sort par un enfant de deux ans. Ces jurés,
parmi lesquels figuraient six baptistes, un analphabète, un
méthodiste et un maître d'école, n'assistèrent pas aux débats,
le juge ayant demandé leur exclusion (ils déambulaient pendant ce
temps à travers la ville). Ce juge, du nom de Raulston, un nom à
retenir, qui était lui-même un des plus ardents adversaires du
darwinisme (il avait eu soin de se munir d'une Bible et d'un
dictionnaire avant de présider) déclara, après les prières
traditionnelles, que les jurés avaient à dire si M. Scopes a, ou
non, violé la loi du Tennessee qui défend d'enseigner les doctrines
de l'évolution, et non pas de juger cette loi elle-même. C'était
étrangler les débats! Ceux-ci furent, comme toujours, une parodie
de la justice. Ils ne furent pas publics, afin d'empêcher les idées
de pénétrer dans les consciences, le tribunal ayant exigé que les
arguments de la défense fussent présentés par écrit. « La
question ne sera pas posée », fut invoquée ici comme dans les
tribunaux militaires. Le fanatisme alla si loin que les adeptes de
l'Eglise méthodiste menacèrent d'expulser un docteur qui voulait
exposer les théories évolutionnistes. On ne veut même pas entendre
la défense. Elle est là pour la forme. C'est le moyen classique de
toute bourgeoisie, catholique, protestante ou juive, de tous les
Etats, quels qu'ils soient... Le Juge refusa d'entendre les savants
cités comme témoins, car, disait Bryan, qui s'efforçait de
légitimer la décision du tribunal « les savants étrangers ne
peuvent pas venir empoisonner les enfants du Tennessee ... ». Et
l'illustre bimétalliste vitupéra pendant deux heures « contre les
hérétiques de l'évolution qui discutent le miracle de la naissance
du Christ et nient tout le surnaturel de la Bible ». Pour Bryan, les
avocats de Scopes étaient des « assassins », et Nietzsche était
responsable du « meurtre spirituel moderne ». On voit à quelles
stupidités on aboutit quand on mêle la science à la politique et à
la religion. Le célèbre avocat Clarence Darrow et le féministe
Malone avaient offert gratuitement leurs services à la défense
(même en Amérique, pays des dollars, il y a des gens
désintéressés). L'avocat, que Bryan avait représenté comme celui
du Diable, réussit malgré tout à faire le procès du
christianisme, auteur des guerres les plus meurtrières, et riposta
en ces termes à Bryan : « Je crois que M. Bryan est bien
prétentieux de dire que Dieu est fait à son image et qu'on n'a qu'à
agrandir sa photo pour obtenir celle de Dieu ». La défense ajouta
(audience du 14 juillet) « que la théorie selon laquelle le soleil,
et non la terre, est le centre de l'Univers, va aussi à l'encontre
de la Bible » et que d'ailleurs la théorie de Darwin concernant
l'évolution est elle-même imprécise. Les débats se poursuivirent
à l'extérieur, avec plus de liberté pour la défense. Voici l'un
des arguments fournis par Bryan contre la « cruauté de
l'évolutionnisme : Si l'animal descend du même royaume que l'homme,
nous sommes des meurtriers lorsque nous tuons une mouche, et des
cannibales lorsque nous mangeons la chair des mammifères ». A ce
sujet, il' n'avait peut-être pas tort. Mais les autres arguments
n'offraient point la même sagesse. Le même Bryan voulait fonder une
« Université » que fréquenteraient les étudiants qui refusent de
connaître les théories de Darwin. On ne veut même pas savoir : on
nie sans connaître le premier mot d'une théorie. Quand les savants
apportèrent leur témoignage, Raulston fit sortir les membres du
jury, ce qui était une singulière façon d'éclairer leur religion.
Le journaliste Mencken, qui avait décrit les débats avec humour,
fut hué par la foule, et ne dut qu'à son sang-froid de ne pas être
déshabillé, et enduit de goudron, roulé dans un tas de plumes,
puis promené dans ce costume à travers la ville. On se serait cru
en plein moyen-âge. On alla jusqu'à révoquer de ses fonctions de
professeur de mathématiques dans l'état de Kentucky la soeur de
Scopes, coupable d'avoir refusé de déclarer à la direction de son
Lycée qu'elle ne croyait pas à l’évolution. Le procès de
Monkeyville donna lieu à de multiples incidents, comiques ou
tragiques. On vit des écoliers, stylés pour la circonstance, venir
témoigner contre leur professeur. L'un d'eux fit cette déposition,
résumant, en se dandinant, l'enseignement de son maître : « La
terre avait été brûlante, peu à peu elle se refroidit, alors la
mer forma un petit animal à cellule unique, qui évolua et devint
l'homme, M. Scopes nous a classés avec les chats, les chiens, les
singes, les vaches et autres animaux. Il a dit que nous avions tous
des mamelles ». A ce mot de « mamelles » les mères de famille se
voilèrent la face et firent sortir leurs filles, précaution bien
inutile, car un haut-parleur proclamait sans pitié la vérité, que
les chastes oreilles recueillaient avidement (17 juillet). Autre
détail amusant : les sectes se chamaillèrent à propos des prières.
Les clergymen de l'Eglise moderniste déclarèrent qu'un pasteur
fondamentaliste, ne jouissant d'aucun crédit auprès de Dieu, ne
devait pas dire la prière, et ce fut un membre de l'Eglise
unitarienne, qualifié d'infidèle par les fondamentalistes, qui
jouit de cet honneur insigne. On vit un dresseur de singes faire de
la propagande antiévolutionniste en exhibant plusieurs de ces
animaux qui, déclarait-il, « descendent de l'homme ». Les diseurs
de bonne aventure et les charlatans s'en mêlèrent et l'on entendit
un « champion de Dieu » offrir moyennant 40 dollars de mettre
n'importe qui en relations avec le Seigneur. Il y eut mieux : Dayton
ayant abrité des athées, Dieu se vengea en infectant l'eau potable,
ce qui provoqua une épidémie. Le typhus fit ses ravages, le plafond
s’écroula sur le tribunal, les escaliers sous le poids du public.
Les gens devenaient fous à Dayton. Enfin, celui qui avait provoqué
tous ces incidents, mourut subitement le 26 juillet d'avoir trop
mangé (il avait absorbé un copieux repas où figuraient, entre
autres, du boeuf rôti, des épis de maïs et des pommes de terre,
cinq entremets glacés, sept grands verres de thé glacés et deux
tasses de café!) Le président du conseil municipal de Dayton
ordonna aux habitants de mettre les drapeaux en berne en l'honneur du
« premier citoyen du monde entier ». Résultat de cette campagne
maladroite et ridicule : l'instituteur Scopes fut condamné par le
tribunal de Dayton à une amende de cent dollars (2.100 Fr.), comme
n'ayant pas le droit, en tant que professeur dans une école de
l'Etat, d'enseigner des doctrines qui ne sont pas reconnues par
l'Etat, ni d'exposer à des contribuables une théorie qui leur
répugne, étant payé par eux, etc. ... Bien entendu, il interjeta
appel. L'éteignoir est un des moyens « légaux» de propager
l'instruction : on refuse d'exposer toutes les thèses : tel est
l'enseignement idéal. Et l'on vient dire après cela qu'il n'y a
point d'enseignement d'Etat et que l'Etat est neutre! Combien d'Etats
d'Europe (petits ou grands), sont dignes de celui du Tennessee, sous
ce rapport comme sous beaucoup d'autres! L'avocat lui-même de Scopes
connut les bienfaits d'un tel régime. A la dernière audience (21
juillet), le juge, peu suspect, on l'a vu, d’impartialité, après
avoir annoncé qu'il avait été saisi de plusieurs pétitions lui
demandant de défendre la dignité du tribunal, infligea une amende
de 5.000 dollars à Carence Darrow, comme ayant manqué
d'impartialité, somme qui dut être immédiatement versée, sous
peine d'emprisonnement. Darrow n'était-il pas, d'après l'illustre
Bryan « le militant antichrétien le plus actif du pays? » Cela
valait bien une amende plus sévère que celle de John Scopes. La
farce du procès Dayton était terminée. Malgré cette condamnation
prévue, le procès de Dayton se termina à l'avantage des
darwinistes. Son utilité a été de nous montrer une fois de plus
quels pitoyables arguments emploie le fanatisme, depuis Socrate
jusqu'à Darwin, en passant par. Galilée et tant d'autres, pour
étouffer la vérité. Mais comme dans tout procès où l'iniquité
et la bêtise jouent le principal rôle, on peut dire à propos de
celui de Dayton, au sujet de la vérité scientifique : «
L'évolution est en marche, rien ne l'arrêtera plus ». Le procès
de Dayton a servi les idées vivantes en les propageant dans les
coins les plus reculés d'Amérique et d'Europe. Il a, selon
l'expression de Floyd Dell, « porté un rude coup à la sottise et à
l'intolérance humaines ». En effet, de même que lorsque la justice
bourgeoise condamne un livre sous un prétexte quelconque, tout le
monde l'achète, tous les ouvrages de Darwin furent vendus à des
milliers d'exemplaires. Les libraires, comme les aubergistes de
Dayton, y trouvèrent leur compte. Ainsi, les adversaires de
l'évolution obtinrent-ils un résultat contraire à celui qu'ils
poursuivaient. Néanmoins, comme le déclarait Floyd Dell à un
journaliste, les Américains cultivés conçurent de cette affaire «
plutôt que de l'indignation une sorte de tristesse amère, et ils
dissimulèrent sous le rire et la plaisanterie leur dégoût et leur
colère ». Un membre du cabinet du président Coolidge, fort ennuyé
de cette affaire qui divisait l'Amérique en deux camps, déclara que
« l'évolution n'était pas en contradiction avec les enseignements
de la Bible, car elle présupposait un plan dans l'organisation du
monde ». L'affaire Scopes avait été une affaire politique. Mais
elle dépassait de beaucoup ces mesquineries. Elle mettait en conflit
deux idées, deux morales, deux philosophies. Elle était un symbole,
le symbole de l'ignorance et de l'erreur dressées contre l'esprit
critique. Deux camps se formèrent (heureusement pour l'Amérique il
se trouva des esprits pour se ranger aux côtés des « scélérats »
qui osaient affirmer que l'homme descend du singe. Sans quoi le
professeur Scopes eut subi le sort réservé à Sacco et Vanzetti).
Cependant l'intolérance et le fanatisme ne désarmèrent pas. Le
coup de Dayton n'ayant pas réussi, les adversaires de l'évolution
durent trouver autre chose. Le secrétaire du gouvernement découvrit
quelque part une vieille loi « interdisant de dilapider les fonds
électoraux pour l'enseignement des sciences contraires aux
enseignements de la Bible », et là-dessus on ne parla rien moins
que d'interdire dans le district de Washington « l'enseignement des
théories de l'évolution et autres » et dans toutes les écoles
d'Amérique l'enseignement de la chimie, de la physique, de
l'anthropologie, de l'astronomie et de la philosophie par-dessus le
marché. Ce singulier secrétaire qui répond au nom de Loren S.
Wittner - autre nom à retenir dans les annales de l'obscurantisme -,
déclarait dans un rapport adressé à la Cour suprême de Justice
que « l'enseignement de la biologie doit être interdit parce qu'il
est en contradiction avec l'histoire de la Bible sur les origines de
l'homme et qu'il prétend que les organismes se décomposent après
la mort, tandis que la Bible parle de résurrection au jour du
Jugement dernier ; que l'enseignement de la chimie doit être
interdit parce qu'il prétend qu'une matière ne peut pas se
transformer en une autre, tandis que la Bible dit que Christ changea
du vin en eau et Dieu la femme de Loth en une colonne de sel ».
L'enseignement de la physique est également
contraire
à celui de la Bible, de même celui de l'astronomie, qui prétend
que le Soleil est le centre de l'Univers, tandis que d'après la
Bible, la terre, créée quatre jours avant le soleil, est le centre
du monde. L'enseignement de la philologie est également à rejeter,
car elle enseigne l'évolution des langues depuis leur origine, alors
que la Bible les fait remonter à la Tour de Babel. Notez que cet
inénarrable secrétaire, fier de sa trouvaille qui lui permettait
d'interdire l'enseignement des sciences « irrespectueuses pour la
Bible », demandait que les professeurs de chimie, de physique,
d'anthropologie et de biologie soient suspendus de leurs fonctions.
Pour aboutir à ce résultat, il ne craignit pas de faire subir une
entorse à la loi. C'était complet! Mais ce qu'il y a de plus
extraordinaire dans son cas, c'est que Wittner, qui se disait «
athée convaincu », prétendait avoir agi par « pur patriotisme ».
Le patriotisme va de pair avec la bêtise. Le rapport de Wittner
causa un certain trouble dans les milieux éclairés américains. A
la suite de ce rapport, six Etats interdirent l'enseignement des
théories évolutionnistes sur leur territoire. En somme, dans les
Etats de l'Oklahoma, du Mississipi, de Tennessee, dans le Texas, où
« aucun fidèle, athée, ou agnostique, ne peut remplir aucune
fonction dans l'Université », dans la Caroline du Nord, et dans une
foule d'autres Etats où des projets de lois antiévolutionnistes
étaient à l'étude (Floride, Kentucky, etc.), le mot évolution fut
effacé des livres, des écoles, et l'enseignement de la Bible
recommandé ou rendu obligatoire (on explique la Bible dans 48
Etats).
D'après
les fondamentalistes ou partisans de l'origine divine de l'homme, les
évolutionnistes « écartent l'Adam de la Genèse pour le remplacer
par le squelette du Musée Métropolitain, rajusté par de soi-disant
savants aux os de singe », « l'enseignement de l'athéisme,
camouflé du nom de science, c'est de la contrefaçon frauduleuse »,
etc. Pour ces fanatiques, la vaccination viole les lois de Dieu, et
se laver le derrière est un crime. L'ignorantisme et
l'obscurantisme des protestants valent bien ceux des catholiques qui
déraisonnent à propos des miracles de Lourdes et autres.
Le
Ku-Klux-Klan, cette Association de malfaiteurs, crut bon, dans un but
de réclame, de prendre part aux débats, un an après le procès de
Dayton. Il s'est prononcé contre le darwinisme, annonçant qu'il le
combattrait par tous les moyens, y compris le crime. Cependant, même
au sein du Ku-Klux-Klan, il n'y a pas que des imbéciles, et une
scission s'est produite, un des principaux organisateurs de cette
Société, M. E. J. Clarke, d'Atlanta, ayant désapprouvé cette
décision grotesque, et formé une nouvelle Société qui admet
l'enseignement libre des théories darwiniennes et accepte dans son
sein tous les cultes. Conclusion. - Les adversaires du darwinisme ont
vite fait de voir en lui « une doctrine qui s'effondre », alors que
rectifiée et élargie, elle est plus solide que jamais. Les
géologues, paléontologistes, anthropologistes, biologistes et
préhistoriens sont aujourd'hui convaincus - sauf M. de Lapparent,
dernier survivant du créationnisme - qu'il existe un ou plusieurs
intermédiaires entre les grands singes anthropomorphes et l'homme,
et que celui-ci descend d'eux directement ou indirectement. C'est
l'opinion de Marcelin Boule, dans ses « Hommes Fossiles », et aussi
de Verneau qui, dans son dernier ouvrage « Les Origines de
l'Humanité » (1926), est fondé à écrire : « Les liens de
parenté se resserrent et se précisent à tel point que le nombre
des savants qui les niaient naguère diminue de jour en jour. Les uns
admettent que les premiers êtres humains descendent en ligne directe
de ces singes anthropomorphes, les autres inclinent à croire que ces
singes et l'homme sont issus d'une souche commune qu'il faudrait
rechercher plus loin dans le passé. De toute façon, l'Humanité
n'en aurait pas moins une origine mienne ». Que peuvent les
adversaires du darwinisme, contre les preuves que nous apportent les
géologues, sur l'ancienneté de certaines roches recélant des
fossiles? Plus ou moins habilement les partisans de la Bible essaient
de concilier la science et la foi. Le transformisme ne serait plus en
désaccord avec la religion (Albert Gaudry, savant catholique, était
sincère en l'affirmant). Voici que l'abbé Moreux doute aussi de la
valeur des textes sacrés : « On objecte la chronologie biblique,
mais la Bible ne nous offre aucun élément de cette nature. Les
chiffres que l'on y trouve, ce n'est un secret pour personne, ont été
matériellement altérés par les copistes et diffèrent suivant les
manuscrits ; il est donc impossible de se baser sur ces documents
pour en faire le point de départ d'une théorie quelconque » (D'où
venons-nous ?). D'après la Bible, Dieu aurait créé le monde en six
jours, il n'y a guère plus de six mille ans. Comme les géologues
ont démontré que la formation du monde a duré des milliers de
siècles, les partisans de la genèse répondent que le mot « jour »
n'a plus ici sa signification habituelle : il ne s'agit plus de 24
heures, mais de millénaires. Finalement, Moïse et Darwin, sont du
même avis : Dieu a créé l'homme le sixième jour, après les
autres espèces. On ne voit vraiment pas pourquoi les
fondamentalistes américains, français, anglais ou autres, en
veulent tant à ce pauvre Darwin. L'auteur de 1'« Origine des
Espèces », loin de contredire celui de la Bible, lui apporte son
témoignage. L'homme de Darwin, comme celui de Moïse, est le dernier
venu de la création. Pour l'un comme pour l'autre, il est le plus
parfait de tous les êtres. La solution darwinienne est par certains
côtés une solution religieuse. On peut objecter au savant anglais
que, loin d'être le dernier venu parmi les animaux, l'homme est
beaucoup plus ancien que la plupart d'entre eux, ses caractères
intellectuels ne suffisant pas pour le placer le dernier de tous. Il
n'est pas si jeune qu'on le prétend. L'homme, qui fait partie du
groupe des primates, a sa place parmi les grands singes « dont il
est d'ailleurs un type extrêmement perfectionné» (Rémy de
Gourmont). Mais une espèce animale étant d'autant plus récente que
sa température est plus élevée, les oiseaux ont fait leur
apparition après l'homme. Cette dernière théorie - qui élargit
l'évolution – est elle-même discutable. En résumé, que l'homme
soit ou ne soit pas le dernier des êtres vivants, qu'il descende ou
non du singe (et pour ma part, je ne vois aucun inconvénient à ce
qu'il ait pour ancêtres les grands singes anthropomorphes du
tertiaire, comme j'essaye de le montrer dans ma « Philosophie de la
Préhistoire » (janvier 1927), cessons de considérer le primate
plus ou moins civilisé que constitue l'homme actuel comme le
chérubin de la nature. L'homme n'est pas une exception dans
l'univers, le monde n'a pas été créé pour lui. Il ne saurait
constituer le terme final de l'évolution. Après l'homme, coopérons
que naîtra le surhomme qui vivra sans lois et sans morale. Concluons
avec Rémy de Gourmont, en remplaçant toutefois le mot « créateur
» par le mot « nature », encore enveloppé, il est vrai de
mysticisme chez certains auteurs : « Sans doute, l'homme continuera
toujours à dominer de très haut le reste du règne animal, mais il
est impossible de le considérer comme la dernière pensée du
créateur ».
-GÉRARD
DELACAZE-DUTHIERS
FAUSSE INTERPRETATION DU DARWINNISME Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
FAUSSE
INTERPRETATION DU DARWINNISME. LA
SELECTION
A REBOURS.
Yves
Delage fait observer qu' « il faut tracer une ligne de démarcation
entre le côté transformiste des idées darwiniennes et leur côté
sélectionniste. Si le transformisme darwinien a rendu à
l'émancipation de l'esprit humain le service le plus grand peut-être
dont on ait jamais été redevable à une théorie scientifique,
l'idée de la sélection naturelle n'a pas, bien au contraire, les
mêmes titres à notre reconnaissance ». On a tiré de la sélection
naturelle des conclusions fausses. Toute grande doctrine,
philosophique ou littéraire, est rapetissée par la médiocrité.
Les arrivistes ont trouvé dans les théories darwiniennes la
justification de leur égoïsme ; les faibles doivent être
sacrifiés, piétinés, pour le plus grand bien de l'espèce. Or, les
faibles dont il s'agit ici ne sont point ces résignés qui, par leur
inertie, justifient les violences et l'autorité des soi-disant
forts, ce sont les vrais forts, c'est-à-dire les indépendants et
les sincères, ceux qui se séparent du troupeau sur toutes les
questions. La haute pègre, qui légifère et domine, tient à garder
ses privilèges et elle combat sans pitié toute velléité d'action
et de pensées libres. Le darwinisme ainsi compris - comme le
triomphe du plus rusé et du plus habile sur celui qui refuse de
s'adapter et de se plier aux exigences de l'élite ou du nombre -
cadre bien avec le régime barbare des sociétés dites civilisées,
dans lesquelles le mensonge seul est honoré, et où la crapule dorée
se vautre et fait la loi. Avec cette conception, dans laquelle la vie
n'apparaît plus que comme une lutte de bas intérêts, lutte pour
l'or ou la propriété, tantôt l'individu, subit la tyrannie du
nombre, tantôt le nombre subit la tyrannie de l'individu. Maîtres
et serviteurs sont pareillement esclaves. Le darwinisme est la
justification des moyens dont usent et abusent guerriers, diplomates,
mercantis, prêtres de toutes les églises, politiciens, chefs
d'Etat. La lutte pour la vie est la forme la plus aiguë de la lutte
pour la mort. Le « struggle for life » a dressé les individus les
uns contre les autres, multipliant les besoins et les appétits.
L'homme est devenu un loup pour l'homme. L'enfer que les chrétiens
placent hors de la vie est dans la vie même, cette vie qui nous est
imposée chaque jour par les maîtres de l'heure. Le plus roublard
l'emporte ; l'hypocrisie et la ruse se revêtent du masque de
l'honnêteté pour exercer leurs méfaits ; la sincérité n'est plus
de mode. Les bourgeois pratiquent à rebours la sélection, brimant
les meilleurs esprits, leur imposant leurs lois, les envoyant au
bagne ou à l'abattoir, favorisant les brutes, les ignares, les
cuistres, Comprendre ainsi la sélection - qui est le triomphe
intégral des brutes - c'est n'y rien comprendre. C'est une
conception fantaisiste qui n'a pu éclore qu'en des cerveaux
dégénérés. Ce darwinisme-là n'est point le vrai. Au nom de la
justice et de l'amour, nous le répudions. Toute doctrine saine est
détournée au profit des brutes : il est arrivé à Darwin ce qui
est arrivé à Nietzsche et à quelques autres : on leur a fait dire
exactement le contraire de ce qu'ils avaient dit, et on s'est servi
de leurs noms pour justifier tous les crimes. Or, les
évolutionnistes étaient des hommes sincères, et non des pantins,
convaincus, comme Lamarck, de la nécessité de la solidarité
(Lamarck combattait les inégalités sociales et la propriété,
l'autoritarisme sous toutes ses formes), comme Darwin, que la
sympathie est nécessaire au bonheur des individus, sympathie dont
Guyau, influencé par Darwin, faisait le principe de l'art, de la
religion et de la sociologie. Il y a dans le darwinisme une loi de
progrès implicite, au lieu des conclusions que l'arrivisme et
l'égoïsme en tirent chaque jour. On n'a voulu retenir - et pour
cause - que le côté négatif de la doctrine, comme on n'a retenu de
celle de Nietzsche que son envers. Il y a autre chose dans le
darwinisme que le triomphe de la bêtise sur l'intelligence, de la
brute sur l'esprit pacifique. Le fils de l'auteur de « L'Origine des
Espèces ». Léonard Darwin, a soutenu que la reproduction de
l'espèce devait être entreprise au nom de la sélection. Il n'est
point partisan d'engendrer des êtres misérables et laids, mais des
hommes véritables, la qualité étant bien préférable à la
quantité. L'évolution doit aider à peupler l'humanité de vivants,
et non pas à la surpeupler d'idiots et de dégénérés. Que
voyons-nous aujourd'hui? La société d'après-guerre est au-dessous
de tout. C'est que la sélection se fait à rebours, la mentalité
des individus n'ayant de nom dans aucune langue, mentalité
inférieure à
celle
du dernier des sauvages. Il est grand temps de réagir. On peut
objecter à Darwin qua la lutte des individus contre les conditions
naturelles dépasse de beaucoup celle que se livrent entre eux les
individus d'une même espèce. C'est le point de vue auquel s'est
placé Kropotkine. Kropotkine voyait un facteur d'évolution dans
l'entraide, et non dans la lutte pour l'existence (L'Entraide, un
facteur d'évolution.) Cette évolution positive est autrement noble
et utile que l'évolution négative, qui sacrifie les meilleurs aux
pires scélérats. Ce qui résulte pour nous de l'examen des
doctrines évolutionnistes c'est la nécessité de la liberté de
chaque individu au sein d'une société libre, d'où mensonges,
préjugés, dogmes et lois auront été impitoyablement bannis.
Haeckel dans son « Histoire de la Création des êtres organisés
d'après les lois naturelles », rappelle que le peuple de Sparte
n'a dû son haut degré de force virile qu'en pratiquant la sélection
artificielle, et qu'il en est de même pour les tribus des
peaux-rouges de l'Amérique du Nord qui mettent à mort les
nouveau-nés débiles. Et le philosophe du monisme en profite pour
montrer dans la sélection militaire pratiquée dans notre société
dite civilisée un crime abject, les hommes les plus sains et les
plus robustes étant immolés au Moloch insatiable. « Au contraire,
tous les jeunes gens débiles, malades, affectés de vices corporels,
sont dédaignés par la sélection militaire ». Opposant à .la
sélection artificielle du militarisme, la sélection naturelle,
Haeckel voit dans celle-ci « le plus fort levier du progrès, le
principal agent de perfectionnement ». Il croit que dans la nature,
le parfait triomphe de l'imparfait. « Or, dans l'espèce humaine,
cette lutte pour vivre devient de plus en plus une lutte
intellectuelle, de moins en moins une bataille avec des armes
guerrières. Grâce à l'influence ennoblissante de la sélection
naturelle, l'organe qui se perfectionne plus que tout autre chez
l'homme, c'est le cerveau. En général, ce n'est pas l'homme armé
du meilleur revolver, c'est l'homme doué de l'intelligence la plus
développée qui l'emporte, et il léguera à ses rejetons les
facultés cérébrales qui lui ont valu la victoire. Nous avons donc
le droit d'espérer, qu'en dépit des forces rétrogrades, nous
verrons, sous l'influence bénie de la sélection naturelle, se
réaliser toujours de plus en plus le progrès de l'humanité vers la
liberté et par conséquent vers le plus grand perfectionnement
possible ». Nous pensons qu'en fait de sélection artificielle, la
meilleure c'est encore celle qui n'attend pas la naissance de
l'enfant pour le supprimer ou le conserver, mais prépare sa venue,
ne le jetant pas dans la vie nanti de tares alcooliques ou autres.
Préparons une humanité meilleure en devenant meilleurs nous-mêmes,
en réformant notre mentalité et nos moeurs, en n'obéissant qu'à
la justice et à la vérité. Refusons d'imiter le troupeau,
élargissons sans cesse notre idéal. L'individualisme conçu comme
l'épanouissement de l'être vivant en beauté, libéré moralement
etphysiquement, est la meilleure sélection.
APRES LE DARWINISME. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
APRES
LE DARWINISME. NEO-LAMARCKIENS ET NEODARWINIENS.
ESSOR
DONNE AUX SCIENCES BIOLOGIQUES.
Tandis
que les adversaires du darwinisme continuaient leur lutte à outrance
contre les théories évolutionnistes, leur opposant des arguments
sentimentaux ou pseudo-scientifiques, les savants sérieux tiraient
du système toutes ses conséquences, y adhéraient sans restriction
ou le modifiaient et le rectifiaient. Lamarck avait encore ses
partisans, restés fidèles à l'influence du milieu, tandis que les
disciples de Darwin ne juraient que par la sélection naturelle.
D'autres savants tentèrent de concilier les deux tendances. Le
darwinisme, en créant de nouveaux courants d'idées, avait bien
mérité de la science. Pour les néo-darwiniens, l'action du milieu
sur l'organisme fut rejeté. Le représentant le plus « absolu » de
cette tendance fut Weissmann. Weissmann niait l'hérédité des
caractères acquis. Il écrivit dans ce but un ouvrage sur la «
Toute-puissance de la sélection naturelle ». Un dogme scientifique
en remplaçait un autre! Weissmann fit, par la suite, des concessions
et atténua la rigueur de son système. Il y laissa filtrer l'idée
lamarckienne de l'influence du milieu, en la rattachant à la lutte
pour l'existence et à la sélection dont l'action restait
primordiale. Darwin avait reconnu lui-même l'erreur qu'il avait
faite en ne tenant pas suffisamment compte de l'action du milieu.
L'étude de ce que Weissmann appelle « le plasma germinatif » nous
entraînerait trop loin. Bornons-nous à rappeler que, d'après
Weissmann, chacun de nous possède le plasma germinatif de ses
parents, de ses grands-parents et de tous ses ancêtres dans ses
cellules sexuelles : l'hérédité s'expliquerait par la transmission
de ces plasmas ancestraux. La théorie Weismanienne ou sélection
germinale a été critiquée par Yves Delage. Le néo-darwinien
Weissmann, qui s'est souvent contredit, n'a pas réussi, avec sa
théorie des biophores, à nous donner une explication suffisante de
la variation et de l'hérédité. Une mise au point du darwinisme
s'est accomplie et, entre les deux écoles transformistes des
néo-lamarckiens, fidèles aux principes exposés dans la Philosophie
zoologique, et pour lesquels les variations des espèces ne sont
point dues au hasard, et les néo-darwiniens, qui prétendent
qu'elles sont fortuites,
un
terrain d'entente est possible. Les darwiniens expliquant tant par la
sélection naturelle, les lamarckiens par l'influence du milieu,
quelles que soient les divergences de vues qui les séparent, n'en
ont pas moins servi grandement le progrès des sciences biologiques.
En effet, depuis Darwin, que de recherches ont été faites, dans un
sens ou dans l'autre, dans la voie qu'il a ouverte! Des correctifs
ont été apportés aux théories darwiniennes par De Vries avec sa
théorie de la pangénèse et des mutations brusques ; par Naegeli,
avec ses micelles ; par Galton, avec son « retour à la moyenne » ;
par le moine Mendel, qui distingua parmi les caractères hérités
des caractères dominants et des caractères récessifs ; par W.
Roux, qui a montré le rôle de l'excitation fonctionnelle ; par
Chauveaud, qui a appliqué aux plantes la loi de Fr. Muller ; par
Delage, et ses « causes actuelles » ; par Le Dantec, élève de
Giard, qui part de la chimie pour démontrer l'évolution. Combien
d'autres, partis de Darwin, ont développé les idées transformistes
: Cape, Correns, Baldwin, Osborn, Packard, Depéret, Raphaël Dubois,
Korschinsky, Edmond et Rémy Perrier, Houssay, Cuénot, Henneguy, I.
Loeb, G. Bohn, Le Duc, Herrera, Roule, Bataillon, Dastre, Rabaud,
Quinton, Albert Mary, Matisse, Anglas, Becquerel, etc. ... Noble
phalange de travailleurs, qui nous repose des agités de la
politique.
«
La notion d'évolution, écrit Yves Delage, est devenue une des
généralisations les plus vastes - sinon la plus vaste - de notre
temps ; elle dépasse de beaucoup les limites des sciences au sein
desquelles elle a surgi et embrasse tout l'ensemble des conceptions
humaines, jusqu'aux problèmes philosophiques les plus obscurs et les
plus difficiles ». On voit combien le darwinisme a servi le progrès
des sciences et de l'esprit humain. La doctrine de l'évolution s'est
étendue à toutes les sciences : la méthode historique et
sociologique a remplacé la méthode déductive, ontologique,
dogmatique. Elle a permis d'expliquer l'histoire, le langage, les
moeurs, les religions, les morales, les institutions, les lois, les
arts et les littératures. On connaît l'application, plus ou moins
juste il est vrai, que Brunetière en fit à la critique chargée de
décrire « l'évolution des genres ». Brunetière essayait à sa
manière d'appliquer à l'étude de la littérature les méthodes de
l'histoire naturelle, voie dans laquelle Taine s'était engagé à la
suite de Sainte-Beuve, dont les précurseurs étaient Mme de Staël,
De Bonald, avec leur formule : « L'art est l'expression de la
Société ». L'influence du milieu dans les arts avait été
constatée par Cousin, Chateaubriand, Montesquieu, Fontenelle,
Saint-Evremond, Dubos, etc. ... La méthode évolutionniste
(influence du milieu et concurrence vitale) a renouvelé la
philosophie : la psychologie (travaux de Ribot) et la sociologie s'en
sont inspirées, autant que l'esthétique, qui tient de ces deux
disciplines.
DARWINISME Historique - Les précurseurs de Darwin - Son oeuvre Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
On
donne le nom de darwinisme à l'ensemble des théories du naturaliste
anglais Charles Robert Darwin qui, réduites à leur plus simple
expression, se ramènent à cette formule : l'homme descend du singe.
Ce n'est là qu'une partie du système de Darwin, et c'est une
interprétation erronée que de voir uniquement dans le darwinisme la
théorie qui fait descendre l'homme du singe. Mais c'est ainsi que le
fanatisme a envisagé dès sa naissance l'évolutionnisme darwinien
qui, expliquant l'origine des êtres vivants, donc de l'homme, par
des lois naturelles, détruisait du même coup la création divine de
l'homme selon la Bible. Et c'est bien, en somme, la conclusion des
travaux de Darwin qui ne s'est exprimé au sujet de l'origine de
l'homme qu'à demi-mot, ayant tenu à s'entourer de précautions
oratoires afin de ne pas choquer la susceptibilité de ses lecteurs,
tolérance dont on ne lui sut aucun gré. Darwin n'a d'ailleurs pas
été le premier à soutenir cette théorie subversive, mais son
mérite a consisté à l'exposer d'une façon originale et par-là
même à la créer une seconde fois. L'idée avait déjà fait du
chemin lorsque Darwin se présenta pour l'aider à continuer sa route
semée d'obstacles. Si Lamarck a été le père du transformisme,
Charles Darwin en fut le tuteur. Le transformisme est la doctrine
d'après laquelle toutes les espèces, animales et végétales,
descendent d'un type ou de types originels peu nombreux, par voie de
transformation. Si ces espèces, dont l'origine est commune, ont pu
varier, c'est, répond Darwin, grâce à la sélection naturelle qui
a assuré la survivance du plus apte. Le darwinisme était une
interprétation nouvelle du transformisme : il présentait sous un
jour différent cette doctrine qui ruinait le principe de la fixité
des espèces, soutenue par la réaction religieuse et scientifique.
Non seulement le « darwinisme » nous révèle un des côtés du
transformisme, mais il nous oblige à l'examiner dans son ensemble ;
l'étudier c'est connaître celui-ci dans ses tenants et ses
aboutissants, c'est pénétrer au cœur même de la biologie. « Le
transformisme, c'est-à-dire la théorie d'après laquelle les
espèces animales et végétales vivant actuellement descendraient
d'espèces antérieures et différentes » (Le Dantec), est une des
hypothèses scientifiques les plus fécondes qui, comme toutes les
hypothèses créatrices, a partagé l'humanité en deux camps, et
permis ainsi de reconnaître les esprits d'avant-garde et ceux qu'on
pourrait qualifier justement d'arrière-garde. Cette hypothèse qui a
fini par s'imposer aux esprits n'est pas nouvelle : elle existait en
germe chez les philosophes de l'antiquité. Il faudrait remonter à
Lucrèce, à Aristote et même plus loin pour trouver les ancêtres
de l'évolutionnisme. Le moyen-âge lui-même l'a pressenti. Pendant
la Renaissance, Bacon croyait que les mutations d'espèces étaient
dues à des variations accumulées. Le siècle de Louis XIV n'a pas
ignoré les grandes lois directrices de l'évolutionnisme ; en
cherchant bien, on les découvrirait dans quelques auteurs. Au
XVIIIème siècle, où tant d'idées s'ébauchèrent ou se
précisèrent, l'évolutionnisme fut soupçonné. Un certain Benoît
de Maillet, auteur des Entretiens d'un Philosophe indien avec un
missionnaire français sur la diminution de la mer (1748), raillé
par Voltaire, qui voyait dans cet écrivain un partisan de la Bible,
soutenait que la mer primitive était le berceau de la vie,
s'appuyant sur ce fait que des fossiles marins avaient été trouvés
dans un terrain montagneux. De Maillet n'examinait pas seulement la
façon dont s'était constitué l'univers, mais il examinait en
détail le problème de l'origine des êtres vivants. Pour De Maillet
rien ne se perd dans la nature. Les mondes se renouvellent sans
cesse, ils exercent une attraction les uns sur les autres, des germes
ou semences peuplent l'univers, que les planètes recueillent au
passage. Les espèces animales et végétales n'ont pas été créées
en même temps, mais elles sont apparues successivement, sous
l'influence de circonstances favorables, à mesure que les mers ont
baissé. Des semences proviennent toutes les espèces marines, d'où
sont issues les espèces terrestres et aériennes, dont l'homme fait
partie. Les herbes et les plantes, comme les animaux, ont la mer pour
origine. Le transformisme de Maillet, reposant sur des réflexions
souvent justes, ne fut pas compris par Voltaire qui y voyait,
avons-nous dit, une thèse en faveur du déluge, l'eau jouant le
principal rôle dans le système exposé par le philosophe indien.
Pour Voltaire, les coquilles font éclore des systèmes nouveaux!
L'origine aqueuse des êtres est une plaisanterie. « Il y a peu de
gens qui croient descendre d'un turbot ou d'une morue ». Cette
appréciation de Voltaire prouve tout simplement que des esprits
libérés ne comprennent pas toujours d'autres esprits libérés.
Vingt
ans après les Entretiens d'un philosophe indien, en 1768, René
Robinet expose des idées intéressantes dans ses Considérations
philosophiques de la gradation naturelle des formes de l'être ou
Essais de la nature qui apprend à faire l'homme. Pour Robinet, la
nature ne fait point de sauts, elle est un tout continu. Il n'établit
aucune distinction entre la matière brute et la matière organisée.
Tout dans la nature est vivant. Tout être est un animal. L'univers
lui-même est un animal. Il n'y a dans la nature que des individus,
qui jamais ne se répètent. Tout change, se transforme, varie. Aucun
être ne ressemble à un autre. Robinet, prévoyant le surhomme,
admet qu'il peut y avoir « des puissances plus actives que celles
qui
composent
l'homme ». Des mondes nouveaux peuvent se produire. L'homme est un
chef-d'oeuvre sorti d'une foule d'ébauches. L'orang-outang est une
de ces ébauches. Certaines pierres imitent le coeur et le cerveau de
l'homme. Robinet parle d'hommes marins, et il entrevoit le règne des
hermaphrodites, réunissant les attributs de Vénus et d'Apollon. Il
n'y a point d'espèces pour Robinet, mais seulement des individus
différents qui ont tiré leur substance du fonds commun de la
nature, tandis que pour De Maillet il y avait des espèces nées les
unes les autres par transformation. Arrivons à Buffon (1707-1788).
Buffon rassembla des faits et fit de nombreuses observations. Ce
naturaliste était aussi grand savant que grand écrivain. Buffon
n'était pas, comme pourraient le faire supposer certains passages de
son Histoire naturelle (1749), partisan de la fixité des espèces.
S'élevant contre le système de classification adopté par Linné,
comme compromettant la fixité des espèces, que Linné admettait
d'ailleurs, Buffon en arrive à montrer le bien fondé du
transformisme, tout en s'opposant à lui : « Si l'on admet une fois,
disait-il, qu'il y ait des familles dans les plantes et dans les
animaux, que l'âne soit de la famille du cheval et qu'il n'en
diffère que parce qu'il a dégénéré, on pourra dire également
que le singe est de la famille de l'homme, qu'il est un homme
dégénéré, que l'homme et le singe ont une origine commune, comme
le cheval et l'âne ; que chaque famille, tant dans les animaux que
dans les végétaux, n'a eu qu'une seule souche, et même que tous
les animaux ne sont venus que d'un seul animal, qui, dans la
succession des temps, a produit, en se perfectionnant ou en
dégénérant, toutes les races des autres animaux. Darwin et Haeckel
ne diront pas autre chose. Dans l'oeuvre de Buffon, on trouve des
arguments pour et contre le transformisme. Tantôt, il se montre
partisan de la fixité des espèces, celles-ci étant à peu près
aujourd'hui ce qu'elles étaient quand Dieu les a créées, tantôt
il annonce l'évolutionnisme. Il est certain que Buffon est gêné
par ses croyances religieuses. Buffon ne peut réaliser ce miracle de
concilier sa science et sa foi. C'est pourquoi on trouve de tout dans
ses écrits, et la pensée libre comme la pensée esclave peuvent y
puiser des arguments. Buffon fut à la fois partisan de
l'invariabilité et de la mutation et dérivation des espèces.
Position intenable! Il admettait que les planètes ont un père
commun, le Soleil, et que la Terre a son histoire comme l'homme. Sa
conception du monde le rapproche du transformisme, en lui faisant
écrire (tome IX de l'Histoire naturelle), que « bien que la nature
se montre toujours et constamment la même, elle roule néanmoins
dans un mouvement continuel de variations successives, d'altérations
sensibles ; elle se prête à des combinaisons nouvelles, à des
mutations de matière et de forme, se trouvant différente
aujourd'hui de ce qu'elle était au commencement et de ce qu'elle est
devenue dans la succession des temps ». De ce que les animaux d'un
continent ne se trouvent pas dans l'autre, Buffon conclut que la
nature des animaux « peut varier et même se changer avec le temps
», et que les espèces « les moins armées ont déjà disparu ou
disparaîtront ». N'est-ce pas là cette sélection naturelle que
nous allons retrouver chez l'auteur de l'origine des espèces? Non
seulement on trouve Darwin dans Buffon, mais aussi Lamarck ; car il
tient compte de l'influence du milieu, c'est-à-dire le climat, la
nourriture, etc... Transformiste, on ne saurait dire que Buffon le
soit d'une façon bien nette ; son transformisme est timide, mais
enfin il n'est pas niable. De plus, Buffon n'est point finaliste, il
ne pense pas que la nature se soit jamais proposée une fin dans la
composition des êtres. Pour Buffon, le végétal tire du minéral
les molécules indispensables à sa nutrition, comme les animaux les
tirent du végétal. Mais Buffon ne va pas plus loin, et sa doctrine
est toujours modérée, comme l'homme lui-même. L'intendant de
Jardin du Roi n'aimait point les polémiques. Batailler n'était
point dans ses habitudes. Cet homme, qui mettait des manchettes pour
écrire, aimait sa tranquillité. La sérénité fut la marque
distinctive de son caractère. Ainsi, pour l'homme de génie qu'était
Buffon, prisonnier de la tradition par certains côtés, les animaux
ont subi des modifications dues à la température, au climat et à
l'alimentation. Il expliquel'origine de la terre et de la vie par
l'évolution. Il faut croire que les opinions de Buffon étaient
quelque peu subversives pour l'époque, puisque la Sorbonne s'émut,
porte-parole de l'Eglise. Comme Galilée niant l'immobilité de la
Terre, Buffon dut se rétracter, quitte ensuite à revenir à ses
premières idées, quand il eut assez de prestige pour le faire,
quinze ans plus tard.
Combien
Lamarck (1744-1829) est différent qui, essayant, lui aussi, de ne
pas trop contredire ses croyances, en arrive à libérer cependant sa
conscience, et ne s'arrête plus à des considérations accessoires!
Il est vrai que depuis Buffon il y avait eu quelque chose de nouveau
dans le monde. Ce quelque chose, c'était la Révolution. Il convient
de considérer dans Lamarck le père du transformisme, que l'officiel
Cuvier, adepte du créationnisme et inventeur du catastrophisme
biblique, réduisit presque à la mendicité. Lamarck a exposé son
système dans sa Philosophie
Zoologique
(1809) et son Histoire des animaux sans vertèbres (1815-1822, 7
vol.). Buffon avait encouragé Lamarck qui avait publié sous ses
auspices en 1778 une Flore française en trois volumes. Il lui avait
même confié l'éducation de son fils. La carrière de botaniste de
Lamarck s'annonçait brillante (on lui doit la méthode dichotomique
encore en usage aujourd'hui), lorsque la Révolution l'orienta dans
une autre direction : deux chaires de zoologie ayant été créées
au Muséum, la Convention lui en confia une, celle des animaux sans
vertèbres. Lamarck apporta en zoologie la méthode qu'il avait
employée avec succès pour les plantes. Chose singulière, le père
du transformisme avait d'abord été anti-transformiste en botanique.
L'esprit critique modifia par la suite sa manière de voir, qui
s'exprima pour la première fois dans son Discours d'ouverture du
Cours de l'an VIII. Dans l'appendice de ses Recherches sur
l'organisation des corps vivants, il dira avec noblesse : « J'ai
longtemps pensé qu'il y avait des espèces constantes dans la
nature, et qu'elles étaient constituées par des individus qui
appartenaient à chacune d'elles. Maintenant, je suis convaincu que
j'étais dans l'erreur à cet égard et qu'il n'y a réellement dans
la nature que des individus ». Comme il est réconfortant d'entendre
un véritable savant confesser une erreur, et marcher résolument
dans la voie de la vérité. En 1802, dans son Hydréologie, il
défendit la doctrine des évolutions insensibles en géologie par le
jeu des causes actuelles ; il fut en somme le premier paléontologiste
des Invertébrés, et ses vues en géologie contribuèrent
certainement à préparer ses idées sur l'évolution des êtres
vivants » (V. Delbos). Le naturaliste philosophe étudia les animaux
sans vertèbres, qu'il qualifie de « singuliers animaux ». « Toute
science, disait-il, doit avoir sa philosophie ... Ce n'est que par
cette voie qu'elle fait des progrès réels ». Lamarck peut être
considéré comme le fondateur de la Biologie, nom qu'il a donné à
l'explication scientifique des phénomènes naturels dans lesquels la
vie entière doit entrer. Pour Lamarck, dont le génie divisa les
animaux en invertébrés et en vertébrés, les espèces ne nous
semblent fixées que parce que nous les considérons pendant un temps
très court, tandis qu'elles se transforment constamment. Les espèces
descendent les unes des autres par la transmission des variations, et
l'homme n'échappe pas à la loi commune : il ne constitue pas une
exception en dehors de la règle. Il est soumis aux mêmes lois que
tous les êtres. Les animaux se transforment, mais sous quelles
causes? Le milieu extérieur influe sur la forme et l'organisation
des êtres. Ne croyez pas que ce soit là une influence directe, vous
méconnaîtriez la pensée de Lamarck, qui s'est expliqué
suffisamment à ce sujet.L'animal ne subit point passivement
l'influence du milieu extérieur, des facteurs internes, parmi
lesquels l'habitude, née des besoins, entraînant l'usage ou non
d'un organe (d'où modification ou disparition de cet organe) joue un
rôle essentiel. Il y faut joindre l'hérédité. Lamarck, comme
Buffon, a entrevu la loi de sélection naturelle. Cependant, pour
lui, le progrès des êtres ne provient point de leurs conflits.
L'inorganique passe selon Lamarck à l'organique, mais entre l'homme
et les animaux supérieurs ont dû exister des intermédiaires ;
l'homme a sans doute eu pour précurseur un quadrumane arboricole,
voisin du singe. Lamarck a été l'un des premiers à reconnaître le
rôle joué dans l'origine de la vie par les forces physicochimiques.
Il a parlé avant Huxley et Haeckel, de « petites masses de matières
gélatineuses » douées de mouvement et d'irritabilité. La nature
produit des générations spontanées en ce qui concerne les êtres
rudimentaires, d'où descendent les espèces les plus élevées. Ces
modifications ont été graduelles, et se sont produites sous
l'influence du milieu et de l'habitude. Les besoins des animaux
changeant leurs habitudes, leur organisation change également.
L'emploi d'un organe développe cet organe, le non-usage l'atrophie.
D'où des transformations progressives, et des transformations
régressives. Lamarck explique par ces transformations l'apparition
des espèces. Son oeuvre fourmille d'exemples. Les carnassiers ont
des griffes parce que les circonstances les ont obligés à manger de
la chair. Chez les mammifères aquatiques le bassin a disparu,
n'ayant pas d'utilité, tandis que les chez les mammifères
terrestres les nécessités de la locomotion l'ont développé. Les
fossiles nous prouvent que ces animaux n'avaient point les mêmes
besoins que leurs descendants, dont ils diffèrent. L'évolutionnisme
s'élevait contre le récit de la genèse, d'après lequel les
animaux ont été créés une fois pour toutes, selon un type
déterminé et immuable, alors que la raison appuyée sur
l'observation fait sortir les espèces d'espèces antérieures par
évolution ou différenciation, sous l'influence de diverses causes.
Avec Lamarck, le dogme de la fixité de l'espèce s'écroule. L'être
n'est point stable, mais varie lentement, donnant naissance à de
nouvelles espèces. Lamarck ne s'expliquait point, il est vrai,
pourquoi les Paléothériums et les Mastodontes s'étaient éteints ;
il pensait que nos ancêtres les avaient détruits. On peut objecter
à Lamarck que le besoin ne crée pas toujours l'organe. Vraie ou
non, sa théorie n'en a pas moins puissamment contribué à dissiper
l'ignorance. On voit combien la pensée de Kant était fausse,
lorsqu'il disait dans sa Critique du Jugement, ne pouvant expliquer
autrement que par la finalité la genèse de l'être organisé : «
Il est absurde d'espérer que quelque nouveau Newton viendra un jour
expliquer la production d'un brin d'herbe par des lois naturelles
auxquelles aucun dessin n'a présidé ». En dépit de Kant, ce
Newton est venu, il avait nom Lamarck. Goethe (1749-1832), peut être
considéré comme l'un des précurseurs du transformisme. Dans ses
recherches sur les Métamorphoses des Plantes (1790), le grand poète
examine les organes dans ce qu'ils ont de commun, leur forme
originelle, ensuite les modifications de cette forme originelle,
ensuite les modifications de cette forme. Les organes de la plante
sont, d'après lui, le résultat de la métamorphose de la feuille.
Toute forme - et il appliquait cette théorie à la boîte crânienne
qu'il considérait comme composée de vertèbres modifiées - recèle
le type primitif qui se modifie sous l'influence du milieu. Chez
Goethe le transformisme était encore une vue de l'esprit. Il n'en
tira pas toutes les conséquences que devait en tirer Lamarck.
Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), dont l’enseignement fut
continué par son fils Isidore (1805-1861), est aussi l'un des
précurseurs du Darwinisme. C'est à lui que la Convention avait
confié une des deux chaires de zoologie, du Jardin des Plantes, qui
fut consacrée aux vertébrés. Geoffroy Saint- Hilaire fut l'un des
adversaires de Cuvier, créationniste impénitent. Il servit
grandement les idées de Lamarck, qu'il défendit contre le grand
pontife de l'époque. L'auteur de la Philosophie anatomique admet la
mutualité des espèces, comme celui de la Philosophie zoologique,
mais il l'explique différemment. Il supprime la réaction de
l'individu, dont Lamarck tenait grand compte. L'influence du milieu
n'est plus indirecte, mais directe. L'animal reste passif au sein des
transformations qu'il subit. Geoffroy Saint-Hilaire reconnaît que
les espèces actuelles proviennent d'espèces fossiles, l'absence
d'intermédiaires n'ayant point l'importance que lui attribue Cuvier.
Proche de Lamarck sous certains rapports, il s'en éloigne sous
d'autres : il n'y a point de type unique pour lui, malgré l'unité
de composition organique qui existe, croit-il, dans la série
animale. On sait qu'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire a découvert un
véritable système dentaire chez les oiseaux et que pour lui la tête
est formée d'un ensemble de vertèbres. Non seulement il a signalé
les analogies qui existent entre les squelettes des vertébrés, mais
il a fondé l'embryologie et fait concourir la tératologie ou étude
des êtres anormaux à l'étude vies êtres normaux.
Il
était réservé à Charles-Robert Darwin (1809-1882) de faire
triompher les idées transformistes que Lamarck avait le premier
défendues d'une façon précise. Quarante-quatre ans après
l'Histoire des animaux sans vertèbres, Darwin publiait son Origine
des Espèces, qui attira l'attention sur une théorie sur laquelle on
faisait systématiquement le silence dans les Universités. Darwin
avait lu le Traité de la Population de Malthus (voir Malthusianisme)
qui le mit sur la voie, car Malthus y parlait de la disparition des
individus moins bien doués que les autres. Son grand-père Érasme
Darwin, médecin et poète, auteur des Amours des Plantes, qui
reconnaissait une parenté réelle entre l'aile de l'oiseau et le
bras de l'homme, l'avait lui-même précédé. Oken, Haeckel, Spencer
et d'autres philosophes anglais et allemands ont servi la cause du
darwinisme, soit en lui préparant le terrain, soit en prenant fait
et cause pour lui. L'illustre géologue anglais Charles Lyell, dont
Darwin avait épousé la cousine, avait engagé la géologie sur le
chemin de l'évolutionnisme avec Les principes de géologie (1830),
livre dans lequel il combattait le catastrophisme cuviérien en
expliquant les transformations subies par le globe terrestre dans le
passé par les mêmes causes que les phénomènes, actuels (théorie
des causes actuelles). Il devait aussi écrire un ouvrage sur
l'ancienneté de l'homme prouvée par la géologie. Enfin, n'oublions
pas que la formule « L'homme descend du singe » est due à Huxley
qui, d’abord partisan de la Bible, se rallia à l'hypothèse
darwinienne, qu'il généralisa en l'appliquant à l'homme. Comme
Huxley était moins prudent que Darwin, il y gagna de perdre sa
chaire de professeur, alors que son ami obtint les honneurs
officiels.
A
quoi tiennent les découvertes scientifiques, les systèmes
philosophiques ou autres? Le hasard y joue souvent un grand rôle.
Nous devons au nez de Darwin de pouvoir parler aujourd'hui de
l'évolutionnisme! Darwin avait décidé de faire un voyage sur le
Beagle, bateau peu solide, sur lequel il fallait un certain courage
pour s'embarquer. « Ce voyage a été de beaucoup, nous dit-il,
l'événement le plus important de ma vie et a déterminé ma
carrière scientifique ». Or, ce voyage dépendit de la forme de son
nez, Darwin ayant voulu prouver aux disciples de Lavater qu'il ne
manquait point d'énergie. Sans le nez de Darwin nous ne saurions
peut-être pas que l'homme descend du singe. Il a joué dans
l'histoire un rôle aussi grand que celui de Cléopâtre! Pendant
cinq ans, Darwin explora l'Amérique du Sud et les îles du
Pacifique, il recueillit dans ce voyage une foule de matériaux pour
l'Origine des espèces. Mais il ne se décida que très tard à
exposer son système. Nul travail ne fut moins improvisé. Vingt ans
Darwin médita son sujet, et il ne mit le public au courant de ses
travaux que sur l’insistance de ses amis. Darwin se plaçait à un
autre point de vue que Lamarck. Il ne cherchait nullement l'origine
de la vie et ne croyait pas à la génération spontanée. Il
philosophe le moins possible, laissant ce soin à ses amis, et se
contente d'accumuler des faits et d'en tirer les conclusions. Avec
lui, il ne s'agit plus de l'influence du milieu, mais de la sélection
naturelle. Darwin constatait que plus de cent formes animales
transmissibles par voie de reproduction normale dérivent d'une forme
spécifique unique : toutes les races de pigeons descendent du biset
seul. Darwin retrouvait dans la nature la sélection opérée par les
éleveurs, qui font varier les espèces. D'un nombre restreint
d'espèces la nature a fait naître de nombreuses espèces, au moyen
de la lutte pour la vie dans laquelle triomphe le plus apte. A la
sélection naturelle s'ajoute la sélection sexuelle, les
procréateurs les plus avantageux pour l'espèce étant les plus
forts. Cette sélection sexuelle a une très grande importance pour
Darwin. Il a bien vu le sens esthétique chez les oiseaux : les mâles
s'ornent en vue de plaire aux femelles, qui savent désarmer les plus
beaux d'entre eux. Darwin appuie ses théories sur une foule
d'observations. C'est cette abondance de détails qui a fait la force
de son Origine des espèces, paru en novembre 1859 (cette même année
Albert Gaudry qui a démontré l'évolution par la paléontologie
prenait la défense de Boucher de Perthes contre ceux qui niaient
l'ancienneté de l'homme). Cet ouvrage était impatiemment attendu
depuis la communication faite l'année précédente à la Société
Linnéenne par Darwin et Wallace. Les deux savants avaient soutenu
presque en même temps les mêmes idées, Alfred Wallace lui avait
envoyé un mémoire sur La tendance des variétés à s'écarter
indéfiniment du type originel. Il y exprimait une hypothèse qui
différait de celles de Lamarck, puisqu'à l'influence du milieu il
substituait l'idée de sélection naturelle. Darwin hésitait à
publier ses recherches, à cause de leur analogie avec celles de
Wallace, mais Lyell parvint à le décider. Il résuma alors sa
doctrine dans l'Origine des espèces, qu'il communiqua à la Société
Linnéenne. L'ouvrage eut un immense succès, mais en même temps il
déchaîna la colère de la réaction. L'Origine des Espèces fut le
point de départ d'une campagne de mauvaise foi et de calomnies
dirigée contre l'évolutionnisme par les gens d'Eglise. Le premier
épisode de la « bataille de l'évolution » se déroula à. Oxford,
en 1860, au sein de l'Assemblée de la British Association, présidée
par l'évêque Wilberface qui s'efforça, mais en vain d'être
spirituel. Darwin, qui avait eu la chance de convertir à ses idées
le grand naturaliste Huxley, vit celui-ci aux prises avec l'évêque
qui luidemanda rageusement si c'était par son grand-père ou sa
grand-mère qu'il descendait du singe. Huxley, dont la devise était
: « Détruire toutes les charlataneries, si vastes soient-elles »
répondit qu'il était plus honorable pour lui de descendre du singe
que d'être parent avec un homme de mauvaise foi, qui parlait ce
qu'il ne connaissait point. Huxley a beaucoup fait pour la propagande
des idées darwiniennes. On peut dire qu'il se donna tout entier à
la cause de son ami. N'est-ce pas lui qui disait fort sagement : «
Mieux vaut un singe perfectionné qu'un Adam dégénéré » ? Huxley
exposa dans différents journaux et dans ses livres les théories
honnies, les répandit dans de nombreuses causeries en 1861 et 1862,
sur les rapports zoologiques entre l'homme et les animaux intérieurs,
repoussant dédaigneusement les armes perfides employés contre lui
par la réaction pour entraver l'idée en marche. Huxley qui
professait en philosophie l'agnosticisme et pratiquait à sa manière
le socialisme en faisant l'éducation des masses ouvrières dans des
cours populaires, publia en 1863 son principal ouvrage : Place de
l'homme dans la nature, qui fut suivie d'une série de conférences
sur Les diverses races humaines. Cet ouvrage augmenta le nombre de
ses adversaires résolus à n'en point admettre les conclusions
résultant des similitudes constatées par l'auteur entre la
structure du cerveau de l'homme et des singes (Huxley était alors
professeur de biologie dans ses rapports avec la paléontologie) : «
Les différences de structure entre l'homme et les primates qui s'en
rapprochent le plus, ne sont pas plus grandes que celles qui existent
entre ces derniers et les autres membres de l'ordre des primates. En
sorte que si l'on a quelques raisons pour croira que tous les
primates, l'homme excepté, proviennent d'une seule et même souche
primitive, il n'y a rien dans la structure de l'homme qui appuie la
conclusion qu'il a eu une origine différente ». Saluons en Huxley
le meilleur collaborateur de Darwin. Sa tâche fut de vulgariser
l'évolutionnisme et le transformisme, tout en menant de front ses
travaux personnels. On peut le compter au nombre des principaux
émancipateurs de la pensée humaine au XIXème siècle. Les
adversaires du transformisme, devant l'affirmation que le singe ne
diffère point de l'homme, réclamèrent des intermédiaires ou
passages, mais lorsqu'on en eût trouvé, comme le pithécanthrope,
ils nièrent leur valeur ou authenticité.
En
1871, Darwin publia la Descendance de l'homme par voie de sélection
naturelle. C'était le pendant et 1e complément de l'Origine des
espèces. Dans ce nouveau livre, l'auteur, pratiquant la tolérance
la plus large et ménageant la susceptibilité de ses lecteurs, n'en
affirme pas moins avec plus d'autorité que jamais l'idée directrice
de son oeuvre. Parmi les autres ouvrages de Darwin, citons son Voyage
d'un naturaliste autour du monde, de 1831 à 1836 (1840-1842),
contenant les résultats de l'expédition scientifique du Beagle sur
les côtes de l'Amérique du Sud ; Les récifs de corail (1842),
Variation des animaux et des plantes à l'état domestique (1860), La
fécondation des orchidées pm' les insectes (1801), L'expression des
émotions de l'homme et des animaux (1872), Les mouvements et les
habitudes des plantes grimpantes (1875), Les plantes carnivores
(1875), Les effets de la fécondation directe et de la fécondation
croisée dans le règne végétal (1878), La faculté du mouvement
chez les plantes (1880), Le rôle des vers de terre dans la formation
de la terre végétale (1881), dans lequel il examine le rôle des
infiniment petits, etc. ...
Lorsque
Darwin mourut, en 1882, il laissait une oeuvre qu'on peut qualifier
de monumentale. Par la somme d'idées qu'il avait remuées, il avait
engagé la philosophie dans une voie nouvelle. L'élan était donné.
La pensée humaine marchait dans la voie de l'émancipation. Un coin
du voile qui nous dérobe la réalité avait été soulevé. Le
darwinisme n'était pas autre chose qu'une réponse rationnelle faite
au problème de l'origine de l'homme. Celui-ci n'est pas sorti
parfait des mains d'un prestidigitateur divin, qui l'a tiré du
néant, par un tour de passe-passe, mais il est l'oeuvre de la nature
qui a mis des siècles à le former. D'une cellule originelle, qui a
pris naissance au sein des mers primitives, sont sorties en se
diversifiant toutes les espèces vivantes, plantes et animaux (dans
lesquels entrent les substances dont sont formés les minéraux). Les
pré-vertébrés sont devenus des vertébrés marins d'abord, ensuite
terrestres. L'un de ces derniers, le rameau simien, a donné
naissance à l'homme. Si la théorie de l'évolution s'applique à
l'animal, pourquoi ne s'appliquerait-elle pas à l'homme? Pourquoi
serait-elle fausse en ce qui le concerne? L'homme, comme les animaux,
dont il fait partie, n'a pas été créé, selon son espèce, comme
chacun d'eux, il n'a pas fait l'objet d'une création spéciale. Il
rentre dans le rang. Cette doctrine rabaisse l'orgueil des imbéciles,
convenons-en. Darwin remit en honneur une théorie que le dogmatisme
de Cuvier avait failli étouffer. Sans doute, Darwin croit beaucoup à
Lamarck, qu'il paraît ignorer, car il ne lui rend point justice,
mais Lamarck doit au darwinisme d'être revenu en faveur, triomphe
auquel il n'a point assisté, mais que sa fille Cornélie, lui avait
prédit lorsque, découragé, lâché par tous, aveugle, il se
promenait tristement, à son bras, dans les jardins du Muséum. Il
fallut le darwinisme pour que le transformisme fût tiré de l'oubli.
Le darwinisme remplaça désormais le transformisme que l'on continua
dé combattre en sa personne. Le darwinisme appliquait aux êtres
organisés la même méthode qu'à la matière inorganique. D'où
protestations de la part des fanatiques de la religion et aussi de la
science, car celle-ci a ses fanatiques, qui en font une
pseudoscience. L'autoritarisme sous toutes ses formes voyait dans le
darwinisme l'ennemi! Celui-ci heurtait de front la tradition qui
n'avait jamais subi un pareil assaut. Pour la première fois, elle
chancelait. Le monstre était mortellement atteint. Le darwinisme
était, comme le lamarckisme, une réaction contre le créationnisme,
solution paresseuse, qui explique tout, sans rien expliquer. Avec le
darwinisme, point d'intervention surnaturelle dans l'explication des
phénomènes de la vie. Point de création miraculeuse, mais au
contraire explication logique, naturelle, des faits, ne pouvant se
produire sans cause. Tous les faits se tiennent, sont solidaires. Le
présent provient du passé, et lui-même contient l'avenir. Avec le
darwinisme, ni la terre n'est le centre de l'univers, ni l'homme
n'est le principal habitant de la terre. Il fait justice à la fois
et du géocentrisme et de l'anthropocentrisme. Ainsi, il ouvre à
l'esprit de perspectives inouïes. Même si cette doctrine était
fausse, elle serait encore créatrice parce que, en rejetant le point
de
vue
téléologique, le finalisme, dont se contentent les cerveaux
simplistes, elle a renouvelé les méthodes des sciences. Le
fanatisme sert les idées en les faisant connaitre. Celui-ci n'a
retenu du « darwinisme » que la descendance de l'homme, ce qui a
attiré sur elle l'attention. « L'homme descend du singe » est
devenu la terreur des gens bien pensants. Ils n'ont vu que cela dans
le transformisme, et parce qu'ils n'ont vu que cela, ils ont
contribué malgré eux à l'évolution des idées. Darwin, nous
l'avons dit, ne s'était pas étendu là dessus outre mesure, mais
cette conclusion découlait de tous ses écrits. Pour les partisans
de la Bible, l'arche de Noé tranchait la question! Les
libres-penseurs, auxquels les socialistes s'étaient joints,
transportant la question sur le terrain sociologique comme les
croyants l'avaient fait sur le terrain de la foi, prirent parti pour
le diable. Haeckel qui, avec Darwin, a puissamment contribué à la
diffusion des idées transformistes, voulait extraire un «
catéchisme » du darwinisme, en quoi il avait peut-être tort : tous
les catéchismes se valent, c'est-à-dire qu'ils ne valent rien. A
peine né, s'il rallia les meilleurs esprits, le darwinisme s'était
heurté à une opposition systématique de la part de certains
tardigrades résumant l'indignation et les scrupules des gens
honnêtes et bien pensants. La doctrine qui niait la création
distincte de chaque espèce et de l'homme trouva devant elle
l'ignorance et la mauvaise foi. Ajoutons cependant que des savants se
fourvoyèrent dans cette opposition, ne voulant pas démordre de
leurs théories. Le suisse Agassiz, dont il faut louer la haute
probité, fut de ceux-là. Agassiz était finaliste. Il croyait de
bonne foi qu'une pensée créatrice avait présidé ù l'adaptation
de chaque être à son milieu. Cela lui suffisait. En vain ses
propres travaux venaient à l'appui du, transformisme. Agassiz se
contentait de sa première idée : chaque espèce avait été créée
par Dieu distinctement, et elle n'avait point varié. Ainsi
accordait-il sa science et sa foi. Cependant, avant Serres et Muller,
il avait reconnu que la succession des fossiles reproduisait les
étapes de l'embryon au cours de son développement. Mais c'était
encore l'oeuvre de Dieu. N'empêche qu'il se mettait en contradiction
ouverte avec la genèse, en affirmant que chaque race humaine avait
été créée à part, alors que le genre humain avait, d'après
elle, une seule origine unique. Darwin admirait beaucoup Agassiz dont
les idées, au fond, servaient sa doctrine.
Autre
fixiste de moindre envergure, l'académicien Flourens, protégé de
Cuvier et père du communard Gustave Flourens, qui lui succéda dans
sa chaire du Collège de France. Flourens père était le type du
parfait réactionnaire. Esprit étroit, il ne pouvait admettre
l'évolution. Ce physiologiste, qui ne croyait pas à la
contemporanéité de l'homme et des grands mammifères antédiluviens,
démontrée par Boucher de Perthes, fut en France un des adversaires
les plus acharnés du transformisme. Il niait que la nature ait le
pouvoir de créer et le pouvoir de détruire des êtres. Pour ce
partisan de la fixité des espèces, qui répondait toujours à côté
de la question, il n'y avait que deux systèmes possibles : la
génération spontanée ou la main de Dieu. Mais la génération
spontanée n'est qu'une chimère. Reste la main de Dieu. Dès qu'on
remonte à Dieu, tout s'explique. C'est avec des arguments de ce
genre qu'on a combattu et qu'on combat encore le darwinisme. Piètre
argument qui s'explique par la bêtise et le fanatisme de ceux qui, à
court d'arguments, n'en ont pas d'autre à opposer aux observations
de la science que « la main de Dieu ». Mon grand oncle Henri de
Lacaze-Duthiers, savant officiel, membre de l'Institut et professeur
à la Sorbonne pendant trente-cinq ans, était partisan de la fixité
des espèces. Il resta le disciple de Cuvier jusqu'à l'heure de sa
mort, survenue en 1901. Cependant, nul plus que le fondateur de la
zoologie expérimentale, qui se méfiait des théories, n'a, par ses
études d'embryogénie, contribué à montrer l'excellence de la
doctrine de l'évolution. On ne s'explique pas comment il s'entêta à
soutenir des idées que ses propres travaux démentaient constamment.
Tous ses élèves, et non des moindres, se séparèrent de lui et
passèrent dans le camp adverse, formant une équipe
d'évolutionnistes comme on n'en vit jamais, parmi lesquels Albert
Gaudry, Alfred Giard, Edmond et Rémy Perrier, Yves Delage, Pruvot,
Boutan, Joubin, Roule, Cuénot, Pérez. Il n'est pas aujourd'hui de
savant digne de ce nom qui ne soit plus ou moins évolutionniste.
Rompant avec Lacaze-Duthiers, qui lui avait fait passer sa thèse de
doctorat ès sciences en 1872, Alfred Giard se jeta dans la bataille,
professant, sous les fenêtres mêmes de son ancien maître, un cours
sur l'évolution des êtres organisés, subventionné par la Ville de
Paris. Giard fut vraiment un initiateur. Cet anarchiste de la
science, qui combattait toutes les superstitions, avait été frappé
par ce fait que l'embryon reproduit l'évolution de l'espèce au
cours de son développement : il passe par les différents stades par
où sont passés les animaux dont les fossiles ont été trouvées
dans les terrains datés par la géologie : dans les entrailles de la
terre comme dans le ventre de la mère, c'est la même succession, et
le même ordre d'apparition des espèces : l'être devient poisson,
batracien, reptile et mammifère. Dans l'embryon, il est vrai, la
récapitulation des formes est rapide et synthétique.. La nature ne
met plus des siècles à former l'être vivant, mais seulement
quelques mois. C'est une création en miniature, qui rappelle la
création primitive. L'ontogénie ou évolution de l'individu
reproduit en petit la phylogénie ou évolution de l'espèce. Serres,
Fr. Muller et Haeckel, ont insisté là-dessus. On a pu objecter à
la loi biogénétique (ou de patrogonie) que certains stades sont «
brûlés » au cours du développement de l'embryon, et que la larve,
vivant dans des conditions différentes, s'écarte du type ancestral.
Pour Vialleton, cette récapitulation des formes ancestrales ne
serait qu'une métaphore. Ajoutons que la suite des fossiles ne forme
guère une série continue, ce qui complique le problème. Il n'en
est pas moins vrai que l'embryologie vient apporter son appui à la
théorie de l'évolution que la paléontologie confirme de son côté.
Ces deux sciences s'accordent pour nous prouver que l'être humain a
passé par différentes phases avant d'arriver à sa forme actuelle.
De plus, comment douter de l'évolution quand on constate, chez
l'homme, les transformations de certains organes rudimentaires? «
L'idée transformiste est la seule qui nous apparaisse maintenant
comme capable de fournir une réponse satisfaisante à la question de
l'origine des êtres vivants qui peuplent la terre » (Yves Delage).
Non seulement cette doctrine éclaire l'origine des espèces
végétales et animales, mais encore l'origine de l'homme, et c'est
ici que la réaction élève ses protestations. L'animal ne compte
pas, qu'importe qu'il ait été créé par la nature. Mais l'homme,
l'homme qui a été racheté par le sang d'un Dieu, l'homme ne peut
pas avoir la même origine que l'animal. Il y a entre eux un abîme.
Une des raisons de l'opposition au, transformisme réside dans la
paresse intellectuelle et l'esprit misonéiste qui font que les
bourgeois conservent leurs vieilles erreurs, ne voulant pas se donner
la peine de faire un effort de pensée et de rompre leurs habitudes
de tout repos. Ces gens-là ne veulent rien savoir quand une vérité
nouvelle prend la place d'une vérité ancienne. Ils ne veulent rien
modifier à leur façon de faire : comment accepteraient-ils de
gaieté de coeur la théorie de l'évolution des espèces? Ce serait
se condamner eux-mêmes. Ils préfèrent obéir à la fausse
tradition que leurs parents leur ont transmise plutôt que de
regarder en avant et de vivre. Il ne faut rien attendre de ces
tardigrades. L'hypothèse de la création est simple, elle satisfait
les cerveaux médiocres: pas besoin de travailler pour la formuler.
Tout esprit critique est écarté ; il n'y a point de discussion
possible. On se contente d'affirmer : c'est plus facile. Le
transformisme, au contraire, exige l'étude de toutes les sciences et
un renouvellement de la mentalité. Il exige des esprits ouverts à
toutes les recherches désintéressées, des âmes curieuses, avides
de savoir. Avouons que certains cerveaux ne se transformeront jamais
: l'exemple donné par certains individus - qui n'évoluent que pour
se renier- nous ferait mettre en doute l'évolution, conçue comme un
progrès, et une marche en avant. On se demande si l'humanité se
transformera jamais, quand on voit la façon dont agissent les brutes
de tous clans, de toutes classes!
DARWINISME n. m. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
Système
philosophique qui prit corps dans la théorie de l'évolution,
précisée par le célèbre naturaliste anglais Charles Robert Darwin
(1809 son ouvrage sur L'Origine des espèces au moyen de la Sélection
naturelle, Lamarck, le grand naturaliste français (1744-1829) avait
déjà tenté de démontrer qu'il existait entre les diverses espèces
animales et végétales, et entre les individus de ces espèces, une
lutte constante pour la possession des substances ; le système de
Lamarck ne fut pas écouté et lorsqu'en 1830 Etienne Geoffroy Saint
Hilaire s'y rallia, il fut vaincu en Académie des Sciences par les
arguments de Cuvier combattant l'hypothèse de Lamarck. Après
Lamarck, mais avec une somme de matériaux beaucoup plus
considérable, Darwin entreprit de démontrer que dans la bataille
que se livrent les diverses espèces et les individus les composant,
les plus forts, les plus vigoureux, les plus sains triomphent
toujours et que les plus faibles sont éliminés par voie de «
Sélection naturelle ». Il en résulte une transformation
continuelle des espèces et des individus. S'appuyant sur de
multiples observations, Darwin déclare que les espèces et les
individus qui subissent des modifications consécutives à la
bataille pour la vie (struggle for life) sont des éléments
perfectionnés, puisque les autres disparaissent dans la mêlée. «
La lutte constante pour l'existence détermine la conservation des
déviations de structure ou d'instinct qui peuvent être avantageuses
». Si l'on prend au mot et à la lettre les théories issues des
déductions darwiniennes on en arrive à conclure que les espèces et
les individus vont se modifiant, se transformant et s'améliorant
chaque jour. C'est du reste ainsi que conclut Darwin : « Comme
toutes les formes actuelles de la vie descendent en ligne directe de
celles qui vivaient longtemps avant l'époque cambrienne, nous
pouvons être certains que la succession régulière des générations
n'a jamais été interrompue et qu'aucun cataclysme n'a bouleversé
le monde entier. Nous pouvons donc compter avec quelque confiance sur
un avenir d'une incalculable longueur. Or, la Sélection Naturelle
n'agit que pour le bien de chaque individu, toutes les qualités
corporelles et intellectuelles doivent progresser vers la perfection
». Le darwinisme a donné naissance à diverses écoles rivales et
particulièrement à celle des néo-lamarckiens et celle des
néo-darwiniens. Le Dantec (1869-1917), l'éminent biologiste
français, a tenté de concilier ces deux écoles en démontrant que
Lamarck et Darwin n'étaient nullement opposés l'un à l'autre et
que la vie des espèces et des individus était soumise à deux
influences : l'hérédité et l'adaptation. C'est sur ce principe que
repose le transformisme actuel. Bien des individus entraînés dans
la lutte sociale se demandent quel intérêt présente pour les
classes opprimées ces diverses écoles scientifiques, et si ce n'est
pas une simple spéculation philosophique que de rechercher quelles
sont les origines des espèces et la façon dont la vie s'est
transmise à travers les siècles. Le darwinisme a exercé une très
grosse influence non seulement dans le domaine scientifique mais
aussi dans le domaine social, et ce serait une erreur de croire que
la classe ouvrière n'est pas servie par les recherches et les
découvertes des savants.En démontrant que « les êtres ont habité
le globe dès une époque dont l'antiquité est incalculable,
longtemps avant le dépôt des couches les plus anciennes du système
cambrien » (Darwin, l'Origine des Espèces) c'est-à-dire depuis des
centaines de milliers d'années, la science naturaliste a détruit la
légende de la création du monde « puisque la vie ne peut être
engendrée que par la vie ». Sur le terrain social nous ne pouvons
certes pas partager entièrement l'optimisme du darwinisme. S'il est
vrai que pour les espèces végétales et les espèces animales
inférieures, la Sélection naturelle agit avantageusement et que la
lutte pour l'existence élimine les individus tarés pour ne laisser
subsister que les êtres forts ; d'autres facteurs entrent cependant
en jeu surtout lorsqu'il s'agit des espèces supérieures et plus
particulièrement de l'espèce humaine. L'espèce humaine, pas plus
que les autres espèces, n'échappe au « struggle for life » et la
lutte entre les divers individus de l'espèce humaine se poursuit
sans cesse. Cette bataille pour l'existence est la source de
l'évolution continuelle et ininterrompue de la race humaine, mais
les hommes ne peuvent pas attendre simplement de la Sélection
naturelle la perfection de l'espèce et de l'individu. L'homme combat
pour sa vie contre les autres hommes et tous les facteurs qui
déterminent ce combat nous portent à croire que les plus forts
triompheront ; mais les plus forts ne sont pas forcément les
meilleurs. Ce n'est pas physiquement que se manifestent 1a faiblesse
des uns et la supériorité des autres. Les individus qui se trouvent
en haut de l'échelle sociale, éduqués au grand livre de la
science, profitent de tontes les découvertes, étudient tout ce qui
peut être une arme utile dans le combat de géant que se livrent les
individus de l'espèce humaine, tandis que ceux qui sont en bas de
l'échelle sociale sortent à peine de l'ignorance, et subissent
encore l'influence néfaste de leurs sentiments. Ce sont ces
sentiments qu'il faut détruire pour n'être enfin conduit que par 1a
raison. La Sélection naturelle est un cas du problème de
l'Evolution ; elle a consolidé les principes, mais elle n'est pas
tout et il faut tenir compte des autres facteurs. La perfection de
l'homme ne sera réalisée quelorsque l'individu débarrassé de tout
préjugé sera éclairé à la lumière de la science.
«
Le raisonnement » nous dit Le Dantec « nous enseigne que la lutte
est la grande loi, mais le raisonnement scientifique est incomplet ;
il ne tient pas compte des vieilles erreurs qui sont peut-être ce
que nous avons de meilleur en nous ; la dernière lutte dont nous
devrions parler ici est la lutte du sentiment contre la raison » (Le
Dantec, La lutte universelle). Le Dantec a raison il ne faut pas
parler de la lutte du sentiment contre la raison, mais de celle de la
raison contre le sentiment. Ce n'est que par le triomphe de la raison
que l'espèce humaine et l'individu se transformeront, s'amélioreront
et se perfectionneront.
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