"Alors, il se demanda quel était au juste le bilan de ce personnage (chevelu) qui petit à petit s’en allait, ce qu’avait au juste vécu ce personnage et quelles joies il avait au juste connues, et il constata avec stupeur que c’était bien peu de chose, ces joies ; il se sentait rougir rien qu’à cette pensée ; oui, il avait honte : parce qu’il est infamant d’avoir vécu si longtemps sur cette terre et d’avoir si peu vécu.
Que voulait-il dire exactement, quand il disait qu’il avait peu vécu ? Pensait-il aux voyages, au travail, à la vie publique, aux sports, aux femmes ? C’était certainement à tout cela qu’il pensait, mais c’était d’abord aux femmes ; parce que, si sa vie était pauvre dans d’autres domaines, cela le tourmentait bien un peu, mais il ne pouvait pas s’estimer coupable de cette pauvreté-là : ce n’était tout de même pas sa faute si son métier était sans intérêt et sans perspectives ; ce n’était pas sa faute s’il ne pouvait voyager, n’ayant pour cela ni argent ni attestation de la section des cadres ; pas sa faute s’il s’était rompu le ménisque à vingt ans et s’il avait dû renoncer aux sports qu’il aimait. En revanche, le domaine féminin était pour lui une sphère de relative liberté, et là il ne pouvait invoquer aucune excuse. Là il aurait pu montrer qui il était, il aurait pu manifester sa richesse ; les femmes étaient devenues pour lui le seul critère justifié de la densité vitale."
"Depuis lors, il souffrait de mauvaise humeur chronique et il avait même des idées de suicide. Evidemment (et il faut le souligner afin de ne pas le prendre pour un hystérique ou pour un imbécile) : il avait conscience de ce que ces idées avaient de comique et qu’il ne les réaliserait jamais (il riait lui-même à la pensée de sa lettre d’adieu : Je n’accepterai jamais d’être chauve : adieu !), mais il suffit que ces pensées, même platoniques, lui soient venues à l’esprit. Faisons un effort pour le comprendre : ces idées lui venaient à peu près comme vient à un coureur de marathon le désir irrésistible d’abandonner lorsqu’il constate, au milieu de la course, qu’il est sur le point de perdre (et pour comble, à cause de ses propres erreurs). Lui aussi, il considérait que la course était perdue et il n’avait pas envie de continuer à courir."
"Il ne se souvenait même plus comment ils avaient fait connaissance, elle était sans doute venue se joindre à un groupe d’amis étudiants, mais il se souvenait encore parfaitement du discret petit bar pragois où ils s’étaient donné leur premier rendez-vous : il était assis en face d’elle dans un box tendu de velours rouge, il était gêné et silencieux, mais en même temps littéralement enivré par les signes délicats au moyen desquels elle lui faisait comprendre sa sympathie. Il essayait de se représenter (sans oser espérer la réalisation de ces rêves) comment elle serait s’il l’embrassait, la déshabillait et l’aimait, mais il n’y parvenait pas. Oui, c’était étrange : il tenta des milliers de fois de l’imaginer dans
l’amour physique mais en vain : son visage continuait de le regarder avec le même sourire tranquille et doux et il ne pouvait pas (même au prix du plus opiniâtre effort d’imagination) y voir la grimace d’exaltation amoureuse. Elle échappait totalement à son imagination."
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