Le
développement de la famille et celui de la société sont en raison
inverse l'un de l'autre. Chez les peuples peu civilisés où la
société est faible, la famille est un petit état régi
despotiquement par le Pater Familias. Elle est alors très nombreuse
: comprenant, outre le couple et les enfants, les ascendants, les
collatéraux, les clients et les esclaves.
Dans
la famille antique, l'individu trouve tout ce qui est nécessaire à
sa vie matérielle et morale. Elle a sa religion, le culte des
ancêtres qui continuent dans la mort à protéger leurs descendants.
On les honore en entretenant le « foyer » ou feu sacré, symbole de
la vie éternelle.
L'industrie
est familiale, tout se fait dans la maison ; non seulement on y cuit
les aliments, on y ravaude les vêtements, mais on y file et tisse la
toile et la laine avec lesquelles on confectionnera les habits et le
linge.
L'autorité
du père est absolue ; les enfants, même devenus adultes, lui
obéissent. La société ne les considère pas comme responsables des
délits commis par eux, même hors de la maison ; c'est le père qui
est leur juge, un juge qui a le droit de prononcer et d'exécuter des
sentences de mort.
La
femme, fille ou épouse, n'a pas de personnalité ; elle doit obéir
toute sa vie, car elle ne deviendra jamais chef de famille. Son
principal honneur est d'avoir procréé des garçons. Vieillie, elle
exerce une certaine autorité ménagère sur ses filles et ses brus ;
mais elle n'a pas d'existence sociale. Derrière les murs sans
fenêtres des maisons romaines ou musulmanes, les hommes peuvent la
torturer et la tuer, sans avoir de comptes à rendre à personne.
Ces
mœurs, avec des variantes dans les détails, sont celles des grands
États barbares. On les retrouve aussi bien dans la Rome antique que
dans la Chine moderne.
La
famille romaine s'est perpétuée chez nous à travers le Moyen-Age
jusqu'à l'époque actuelle, mais en se désagrégeant peu à peu.
Au
Moyen-Age, la puissance du mari et du père est encore très grande.
Les enfants ne tutoient pas leurs parents, et il semble bien que,
vis-à-vis d'eux, le respect ait le pas sur l'affection. Dans les
pièces de Molière, les fils, encore moins les filles, n'osent
enfreindre la volonté du père pour se marier avec le conjoint de
leur choix. C'est par la ruse et les stratagèmes que l'on parvient à
triompher de l'opposition paternelle ; l'enfant n'ose pas imposer
directement sa volonté.
Tout
près de la grande Révolution, Mirabeau est encore, durant toute sa
jeunesse, emprisonné par ordre de son père, sous les griefs de
prodigalité et de mœurs dissolues.
La
grande Révolution, aurore de la vie moderne, a précipité la
désagrégation de la famille. La suppression du droit d'aînesse,
c'est-à-dire le renversement de la monarchie familiale, a séparé
les enfants, transformant le petit État en une pluralité de groupes
d'importance beaucoup moindre. La notion de l'individu et de ses
droits, développée par les philosophes durant tout le dix-huitième
siècle, a sapé à petits coups la puissance paternelle.
Après
le fils, c'est l'épouse qui, elle aussi, a voulu s'affranchir.
Timidement, mais avec persévérance, les idées du droit de la femme
à l'existence personnelle se sont affermis durant tout le cours du
dix-neuvième siècle. Malgré les oppositions de l'Église, le
divorce a eu raison de l'indissolubilité du mariage. L'idée de la
recherche du bonheur s'est répandue peu à peu dans les mentalités
de toutes les classes de la société.
Les
esprits rétrogrades ne tarissent pas en éloges de l'institution de
la famille et envisagent sa désagrégation comme le pire cataclysme.
Membres des classes dirigeantes, ils n'envisagent qu'elles et
considèrent le peuple comme un vil bétail de travail dont il n'y a
pas à tenir compte. C'est, en effet, dans la bourgeoisie que la
famille a conservé le plus de force ; c'est là qu'elle est, à
beaucoup d'égards, salutaire à l'individu.
Le
ciment qui retient unis les parents bourgeois est l'argent. Tant que
le père est vivant, il dispose du capital. Il ne peut plus, il est
vrai, comme le père de Mirabeau, obtenir une lettre de cachet contre
son fils révolté, mais il peut lui couper les vivres ; cette
considération suffit pour maintenir les enfants, sinon dans le
respect, du moins dans ses marques extérieures. Le père dispose en
outre d'un capital corollaire de l'autre : son influence sociale. La
plupart du temps l'avenir de son fils dépend de lui ; le fils est
donc plein de considération pour un père qui peut, à sa volonté,
faire de lui un homme riche et puissant, ou un déclassé, condamné
à la gêne, si ce n'est à la misère.
L'héritage
et les espérances qu'il fait naître retient dans l'union les
membres de la famille. C'est dans l'espoir d'en hériter que l'on
fait de temps à autre une visite à la vieille tante revêche et
ennuyeuse ; c'est pour ne pas être frustré que l'on joue la comédie
de la tendresse aux vieux parents, dont on souhaite, au fond du cœur,
la mort rapide.
Des
sociologues ont dit que la famille moderne n'était plus qu'un groupe
d'affection. Elle l'est parfois, en effet, mais souvent aussi les
parents, bien loin de s'aimer, se haïssent, et la cohabitation
forcée ne fait qu'augmenter la haine qui va parfois jusqu'au crime.
Mais le plus souvent le groupe subsiste parce que l'intérêt
matériel de chacun des parents dépend de sa prospérité. Tel qui,
en famille, peut se permettre une vie luxueuse serait condamné à la
médiocrité s'il devait vivre, seul avec son avoir particulier. Il
supporte donc le père dont l'autorité le révolte, la sœur dont il
méprise les idées et les goûts, la femme dont il est las depuis
longtemps et la bonne éducation, en adoucissant les heurts, rend la
vie acceptable.
Dans
les classes pauvres, le ciment de l'intérêt n'existant plus, la
famille se réduit au couple et aux petits enfants. Dès que le jeune
homme et même la jeune fille sont en état de gagner leur vie, le
joug familial leur pèse et ils s'en vont fonder, avec ou sans
mariage, un autre foyer. Les vieux parents sont une charge que l'on
n'assume pas volontiers ; souvent les frères et les sœurs se
perdent de vue définitivement.
La
famille, comme tous les groupements, est bienfaisante à bien des,
égards. D'abord, dans l'organisation sociale actuelle elle est
indispensable au jeune enfant. L'adulte peut y trouver une protection
contre la misère, des soins dans ses maladies, une affection qui
l'aide à vivre.
Mais
comme tout ce qui protège, la famille opprime. La vieille conception
de l'autorité maritale pèse encore sur la femme du vingtième
siècle. Seul l'homme a le droit de se choisir sa vie et de la vivre
à sa guise. La femme, dès qu'elle commet la faute de se marier,
perd son indépendance.
Une
triste vie de devoirs ennuyeux s'impose à elle. Elle se doit d'abord
à son mari, son devoir est de lui plaire et, pour ce faire, elle
doit masquer sa tristesse, dissimuler sa mauvaise humeur, taire même
ses maladies pour paraître une compagne agréable. En Angleterre,
jusqu'à ces derniers temps, dans la petite bourgeoisie, la femme se
mettait tous les soirs en toilette décolletée pour attendre son
mari retour du bureau ou de l'usine.
Quelque
effort qu'elle fasse, il arrive que l'homme est mécontent parce
qu'il est las d'elle au point de vue sexuel. Aussi les femmes habiles
emploient-elles toutes espèces d'artifices pour combattre cette
satiété ; elles tentent d'être plusieurs femmes en une seule.
Honteux esclavage !
La
maternité enchaîne la femme à ses enfants. Une croyance
généralement admise veut que les enfants ne peuvent être laissés
seuls et que la mère ne doit pas les quitter. La venue du premier
enfant a donc pour effet de confiner la femme au logis. Plus de
sorties, plus de spectacles, plus de visites ; toute la jeunesse est
sacrifiée.
La
grande bourgeoise, bien qu'on l'en blâme pour la forme, s'affranchit
de la servitude maternelle. Elle a des nourrices, des bonnes
d'enfants et des institutrices qui, moyennant salaire, la déchargent
der ses devoirs. Elle peut ainsi aller dans le monde et se créer,
selon sa conception une vie heureuse ; mais dans les classes
moyennes, plus encore dans les classes pauvres, la maternité est un
fardeau écrasant ; c'est une des raisons pour lesquelles on la
réduit le plus possible.
Dans
les grandes villes, un ménage d'employés, de professeurs ou de
commerçants, ne sait que faire de ses enfants. Il n'a qu'un petit
appartement, quand encore il n'est pas contraint d'habiter en meublé.
La bonne, rare et chère, est hors de ses moyens. Dehors toute la
journée pour contribuer aux gains du ménage, la femme n'a pas le
temps d'élever les enfants. Aussi est-elle heureuse quand elle a une
parente à la campagne à qui les confier.
La
petite fonctionnaire qui est mère court de son bureau à son logis,
toujours inquiète au sujet de l'enfant laissé seul pendant quelques
heures. Pour être un peu chez elle, elle abuse des congés de
maladies qui lui sont payés dans la plupart des administrations.
C'est une façon, il est vrai, de mettre les enfants à la charge de
l'État, mais on pourrait trouver mieux, tant dans l'intérêt de
l'enfant que dans celui de la mère. L'ouvrière, plus insouciante,
laisse son bébé à la charge d'une grande sœur de cinq à six ans.
Lorsque l'enfant peut marcher, il traîne dans les escaliers, les
cours, les rues et dans la promiscuité des autres il donne et prend
la vermine, les maladies et les mauvais exemples.
L'enfant
de la paysanne s'élève tout seul, comme un petit animal ; il
grouille dans la cour pèle-mêle avec la volaille, le porc, au
milieu du purin ; les maladies infantiles le déciment.
Les
réactionnaires n'ignorent pas ces faits, mais ils s'en réjouissent
; plus les prolétaires sont incultivés, plus il est facile de les
avoir à bon marché. Pour le principe traditionaliste, ils déclarent
que le sort de l'enfant serait meilleur si la femme restait à la
maison. Paroles vaines : les femmes mariées ne demandent pas à
aller à l'atelier et à l'usine ; elles y vont contraintes par la
nécessité. La femme, en travaillant au dehors, apporte l'aisance à
la maison ; ses qualités de ménagère ne sauraient presque jamais
équivaloir à un salaire ou à un traitement normal.
Les
préjugés relatifs à la famille et à ses devoirs sont encore très
forts. L'idéologie du clan antique pèse sur la famille en ruines de
l'époque actuelle ; elle pèse particulièrement sur la femme,
millénaire esclave.
Lorsqu'on
voulut adapter à la scène française la Nora d'Ibsen, aucune
artiste ne voulut être Nora. Elles acceptaient volontiers des rôles
de fourbes, de voleuses, d'empoisonneuses, mais personne ne voulait
être Nora qui abandonne son mari et ses enfants pour reconquérir sa
liberté.
La
famille est mauvaise pour les enfants. Les auteurs qui prétendent le
contraire ont toujours devant les yeux les classes riches ; ils
oublient systématiquement que les ouvriers et les paysans forment la
grande majorité de la population (sur le sort de l'enfant du peuple,
Jehan Rietus : Les soliloques du pauvre.) L'amour maternel est un
luxe ; la femme qui peine du matin au soir, qui est battue par un
mari ivrogne et brutal, qui se demande où elle prendra l'argent du
loyer, comment s'acheter des chaussures, par quel artifice de langage
elle trouvera du crédit chez l'épicier auquel elle doit déjà de
l'argent, n'a ni le loisir, ni la volonté de couvrir de caresses sa
progéniture. Brutalisée, elle est brutale elle-même ; ses enfants
lui sont plus une charge qu'un élément de bonheur. Insouciante,
elle les laisse sans soins lorsque la maladie n'est pas aiguë ; les
petits grandissent avec les tares de leur hérédité et de leur
mauvais élevage.
L'éducation
morale de la famille populaire ne vaut pas mieux que son élevage
matériel. L'enfant a le spectacle de son père qui, rentré ivre,
démolit le mobilier, bat sa mère et lui-même. Il entend les
reproches, les injures, les gros mots de ses parents ; leurs
batailles dans l'escalier avec les voisins et le concierge. L'école
primaire corrige dans une certaine mesure le milieu familial ; c'est
pourquoi certains ont pensé à garder les enfants à l'école le
plus d'heures possible, de sorte qu'ils puissent ne rentrer chez
leurs parents que pour y dormir. Déjà des infirmières scolaires
suppléent la mère, conduisent au médecin l'enfant malade, le
débarrassent de ses parasites par un nettoyage approprié.
Mais
la famille garde quand même son influence, l'enfant voit en elle la
réalité, alors que récole lui apparaît comme quelque chose
d'artificiel qui n'est pas la vie.
Chez
les paysans, l'enfant est avant tout un objet de rapport. Sans la
pression de l'État, ils ne leur feraient donner aucune instruction,
et ils échappent, autant qu'Ils le peuvent, à l'obligation
scolaire. Le bébé croupit dans la malpropreté. Dès qu'il a quatre
ans, on l'utilise pour la garde des bêtes. Mal nourri, battu, peu ou
pas soigné dans ses maladies, il continuera, s'il échappe aux mille
causes de mort, la primitivité de ses pères et mères ; à la
campagne, le progrès est un vain mot.
Dans
toutes les classes, la famille transmet les préjugés. La plupart
des gens réfléchissent très peu ; ils se contentent de répéter
ce qu'ils ont entendu dire. De là l'importance du milieu où s'est
passée notre enfance. Si l'évolution idéologique est si lente,
cela tient à ce que l'institution familiale transmet les idées de
génération en génération. Un village d'Auvergne ou de Bretagne ne
diffère pas beaucoup de ce qu'il était au Moyen-Age ; sans les
chemins de fer qui amènent des étrangers, il n'en différerait pas
du tout. En dépit des connaissances de l'hygiène acquises depuis
longtemps, les gens continuent d'être sales et d'en mourir. On peut
vivre comme les parents ont vécu, et pour faire adopter
l'amélioration la plus élémentaire, on a les plus grandes
difficultés (opposition des campagnes à l'heure nouvelle).
La
bourgeoisie, surtout la grande, a moins de préjugés. Sa culture,
son oisiveté, ses voyages, lui permettent une vue plus large que
celle du paysan confiné dans son village ou de l'ouvrier des villes,
borné à sa maison et à son quartier. Souvent même les classes
dirigeantes se piquent de favoriser le progrès, surtout le progrès
matériel (automobilisme, aviation). Mais lorsqu'il s'agit des idées,
la famille et la tradition pèsent lourdement sur les esprits. Alors
que les classes pauvres en France s'affranchissent de la religion,
les classes riches continuent à fréquenter les églises. Il y a
beaucoup d'intérêt réactionnaire dans l'attachement des bourgeois
à un culte périmé ; mais, quand même, la bourgeoisie a encore des
croyants, surtout parmi les femmes, tenues plus étroitement que les
hommes par le lien familial. La famille rétrécit la vie. Elle
condamne à la cohabitation des gens dont les idées, les goûts sont
parfois très différents et qui se détestent. Au lieu d'être une
source de bonheur, elle est souvent un enfer auquel la solitude est
bien préférable. Pour se rendre compte de la vérité de nos
assertions, on n'a qu'à se rappeler les disputes, les injures, les
railleries blessantes échangées, parfois tout le long du jour,
entre époux, entre parents.
Ah!
si vous saviez comme on pleure !
De
vivre seul et sans foyer.
On
pleure, il est vrai, dans le célibat, mais on pleure davantage
lorsqu'on se sent rivé à des gens pour lesquels on n'a que de la
haine.
Que
de personnes, nées pour briller au point de vue intellectuel ont été
maintenues dans la médiocrité par leur famille ! L'homme supérieur,
plus encore la femme, détonne dans son milieu familial. Les parents
ne comprenant la vie que dans les routines qu'ils ont suivies, sont
bouleversées lorsqu'un des leurs, véritable merle blanc, prétend
donner à son existence une orientation différente. Et le plus
souvent, le jeune homme, surtout la jeune fille, renonce à son idéal
pour vivre selon la tradition.
La
famille précipite les effets de l'âge sur la torpeur mentale.
Grands travailleurs dans leur jeunesse, des penseurs cessent très
tôt d'avoir des idées nouvelles parce qu'ils ont dû livrer contre
leurs proches un combat de tous les instants. À la fin, c'est la
médiocrité familiale qui l'emporte, le sujet d'élite est vaincu.
La
famille est naturelle, elle est fondée sur l'acte sexuel et on en
retrouve les rudiments chez les animaux. En se développant lui-même,
l'homme la développe. De l'union temporaire qui maintient ensemble
le mâle, la femelle et les jeunes, il fait le clan, petite société
organisée.
Mais,
le développement humain allant plus loin, l'importance du groupe
familial décroît parce que, peu à peu, la société le remplace.
La religion se dégage du spiritisme ancestral pour devenir une
cosmogonie et une morale que professent des milliers d'individus. Du
foyer, le culte passe dans la temple.
L'industrie,
de familiale, devient sociale aussi. La ménagère qui savait tout
faire tant bien que mal, cède le pas à l'artisan spécialisé qui
fait beaucoup mieux, et l'artisan lui-même cède le pas à la grande
industrie qui, grâce au machinisme, fait encore mieux et surtout
beaucoup plus vite.
L'école,
spécialiste de l'instruction, enlève les enfants aux parents.
La
société commence à prendre à sa charge le vieillard pauvre, elle
soigne le malade dans ses hôpitaux. Il est de toute évidence
qu'elle supplante peu à peu la famille dans la protection de
l'individu.
Rousseau
et ses disciples ont tort lorsqu'ils veulent ramener l'humanité à
la nature comme à la source de tout bien. Le progrès nous éloigne
de la nature ; peutêtre grâce à lui aura-t-on une vie deux fois
plus longue, avec des organes pris aux jeunes animaux et mis à la
place de nos organes usés par l'âge. La famille animale et
sexuelle, comme tout ce qui est naturel, devra donc disparaître pour
laisser la place à la Famille cérébrale.
La
plupart des maux dont nous souffrons du fait de la famille tiennent à
notre développement intellectuel. La femme sauvage et barbare,
quoique très malheureuse (malheureux comme une femme) supporte son
terrible esclavage. Sans doute elle trouve naturel de porter de
lourds fardeaux, alors que son seigneur et maître ne porte que ses
arcs et ses flèches.
Le
paysan trouve sans doute naturel les gros mots et les coups échangés
entre parents pour des questions d'intérêt. Après s'être injuriés
et frappés, les parents se réconcilient ; c'est la vie.
Dans
les classes cultivées, la famille fait souffrir davantage. Les
repas, la fonction sexuelle même ne constituent plus la chose
capitale de la vie. Le cerveau est devenu prédominant ; c'est par
lui que nous vivons, c'est par lui que nous sommes heureux ou
malheureux.
Un
sociologue contemporain Lapie ; La femme dans la famille, a comparé
la famille à un hôtel. Nous nous plaignons peu de l'hôtel parce
que nous ne lui demandons pas la nourriture de l'âme ; en revanche
nous la demandons à la famille ; c'est pourquoi nous souffrons
lorsque cette famille n'est plus qu'un hôtel banal.
La
société qui instruit l'enfant dans ses écoles qui le soigne dans
ses hôpitaux, fera un pas de plus et le prendra entièrement à sa
charge.
Les
études de puériculture que l'on fait faire aux petites filles dans
les écoles sont à peu près illusoires. La mère pauvre n'aura pas
le moyen de les mettre en application, car il lui faudrait de la
place, de l'argent et du temps, ce qui précisément lui manque.
Au
lieu de vulgariser l'esprit des petites filles en leur faisant
entrevoir un avenir irrévocable de servantes laveuses de couches,
mieux vaudrait leur donner une culture intellectuelle sérieuse et
créer pour les nourrissons des pouponnières, où des infirmières
les élèveraient beaucoup mieux que les mères.
Des
pouponnières les enfants passeraient dans les internats où ils
seraient instruits.
L'internat
n'est pas obligatoirement une salle d'école aux murs tristes. On
peut les édifier à la campagne et y mettre de grands jardins,
alterner les heures de sport et de jeu avec les heures d'étude.
Malgré tout ce qu'on a pu dire de l'internat, ce sont les internes
qui travaillent le mieux ; chaque fois que l'on a voulu des études
sérieuses et fortes (Polytechnique, Normale) c'est le régime de
l'internat qui a été jugé le plus adéquat.
L'inconvénient
de l'internat est que l'enfant est un peu livré à lui-même. On
pourrait pallier dans une certaine mesure ce mal en instituant à la
fin de la journée une heure de conversation familière entre le
professeur, le répétiteur et les élèves. Ces entretiens, sans
programme arrêté d'avance, rouleraient sur les événements de la
journée. L'élève pourrait confier au maître ses préoccupations,
ses soucis. Le maître servirait d'arbitre impartial dans les
différends survenus entre élèves ; de bons effets moraux se
dégageraient de ces entretiens.
Somme
toute, il faudrait former les maîtres à traiter leurs élèves non
comme des numéros, mais comme des personnes humaines.
Déchargée
de l'élevage de ses enfants, la femme sera libre. Aujourd'hui une
femme ne peut vivre sa vie qu'à la condition de renoncer à l'amour,
et surtout à la maternité.
Au
lieu d'être la femelle penchée sur sa couvée comme une mère
chatte, la femme sera un être pensant, artisan indépendant de son
bonheur.
L'homme
sera affranchi aussi, car la plupart du temps, la famille, loin de le
réjouir, lui pèse. Seul le devoir social des enfants à élever le
force à faire acte de présence au logis familial. Dans les classes
riches, il rompt la monotonie du foyer en en ayant plusieurs ; dans
les classes pauvres, il déserte le logement pour le marchand de vins
où il peut converser avec des camarades qui le comprennent.
La
suppression de la famille agrandira le rôle de l'amitié. La famille
actuelle proscrit l'ami comme un Étranger. Le groupe d'amis formera
une véritable Famille cérébrale, bien autrement intéressante que
la famille sexuelle.
La
famille cérébrale pourrait vivre en commun en habitant par exemple
la même maison. L'escalier ne présenterait plus le spectacle de ses
portes fermées et hostiles. Des portes ouvertes viendraient les
éclats de voix, les rires joyeux des locataires réunis par des
goûts communs, des études identiques, un même idéal. Les échecs
répétés des colonies anarchistes montrent qu'il est très
difficile aux hommes de vivre les uns avec les autres. Cela est pour
beaucoup le fait de la mauvaise éducation, des instincts combatifs
qui nous portent à voir dans tout être humain un ennemi à
humilier, à vaincre et à asservir.
Les
bourgeois, grâce à la politesse, s'entendent beaucoup mieux ;
aujourd'hui, dans les maisons riches, on vend les appartements ; la
maison tout entière forme une sorte de coopérative du logement et,
en général, elle marche très bien.
Mais
tout n'est pas à adopter, il s'en faut, dans la civilité puérile
et honnête. La galanterie qui est pour la femme une insulte
déguisée, doit disparaître ; le décolletage, qui fait des salons
de véritables marchés de chair féminine esclave. Tout le code des
visites, bonnes seulement à vaincre l'ennui d'une vie désœuvrée.
Mais la société future devra avoir son code de politesse. Il ne
faudra pas se borner, comme l'ont fait les bolcheviks, à supprimer
la politesse, comme une niaiserie bourgeoise. Il faut réagir contre
le mauvais naturel de l'homme et donner au moins une bonté
artificielle à ceux qui n'en ont pas de réelle.
La
politesse deviendra l'art de vivre en société ; il est tout entier
à créer.
Ne
pas vouloir imposer partout son moi, considérer que le voisin a
aussi une personnalité et qu'il faut en tenir compte. Il faut
apprendre à s'intéresser à autrui, sinon par une charité
évangélique illusoire, du moins par curiosité intellectuelle. Ne
pas vouloir toujours dominer ; ne pas faire des conversations des
batailles dans lesquelles il faut qu'il y ait un vainqueur et un
vaincu. Le vainqueur, en discussion, est loin d'être toujours celui
qui a raison ; c'est, d'ordinaire le plus habile et le plus tenace.
De
même que la guerre matérielle les détruit, la guerre
intellectuelle désunit les hommes. On doit, dans les discussions,
rechercher à s'instruire et non à triompher puérilement d'un
interlocuteur dont on se fait un ennemi.
C'est
l'instinct de l'antagonisme qui rend la vie commune insupportable.
Chacun veut montrer que lui seul a toutes les supériorités et
toutes les vertus. Les femmes, plus fines que les hommes, excellent
dans cette guerre de langue qui a pour effet de transformer en enfer
tout groupe humain, familial ou amical. La plus jeune fait entendre à
la plus âgée qu'elle est déjà vieille et ne saurait prétendre à
rien ; la belle ‒ou qui se croit telle ‒fait comprendre à sa
meilleure amie qu'elle aurait tort de prétendre à la beauté.
Chacune, à l'entendre, est un ange de bonté, une fleur de
générosité ; le reste du monde est égoïste et mauvais. Et ces
flèches de Parthe sont toujours enrobées dans des mots dorés, de
telle sorte que l'adversaire puisse difficilement frapper à son
tour.
Les
bolchevistes, nous l'avons dit, ont supprimé la politesse comme un
préjugé bourgeois, mais ils ont eu le tort de ne pas la remplacer.
Leur prétendue franchise est désastreuse dans les relations.
L'égoïsme et la volonté de puissance, que la politesse, si
imparfaite soit-elle, enrayait un peu, s'étalent sans frein ; ce qui
fait qu'un bourgeois sec, froid, mais poli, est plus supportable
qu'un « camarade » qui croit devoir se faire vôtre juge et vous
jeter à la figure tout le mal qu'il pense de vous.
La
Famille cérébraleaura une cuisine commune. La ménagère qui passe
tant d'heures à faire son marché, à préparer les repas, à laver
la vaisselle, ressemble au petit artisan du Moyen Age. Pour diminuer
sa peine on a inventé récemment des machines coûteuses à blanchir
le linge, à laver la vaisselle ; mais, pour faire fonctionner ces
machines, il faut encore beaucoup de travail. La grande industrie
doit pénétrer dans la cuis me comme dans l'atelier. Les repas
seront une occasion de réunion entre les locataires d'une même
maison ; chacun parlera de ce qu'il a vu dans la journée ; le repas,
au lieu de se passer morne et triste entre trois ou quatre personnes
boudeuses, aura tous les attraits des banquets qui réunissent de
temps à autre les membres d'une même association.
Les
travaux ménagers sont devenus périmés. Les femmes du peuple ne
veulent plus de la profession de bonne à tout faire, ce qui met les
classes moyennes dans un grand embarras. Cette pénurie de bonnes se
fait sentir beaucoup plus fortement encore aux États-Unis, où les
bourgeois en viennent à se passer de meubles pour ne pas avoir à
nettoyer. De même que la cuisine, le ménage doit donc être
industrialisé. La famille cérébrale, habitant une maison entière,
pourra avoir un personnel assurant la propreté et qui serait pourvu
des engins mécaniques nécessaires (nettoyage électrique). Ces
nettoyeurs et nettoyeuses, traités en employés, avec la journée de
six heures, n'auraient plus rien de commun avec ces demi-esclaves que
sont les domestiques.
L'enfant
est aujourd'hui la principale raison d'être du mariage. Lorsque la
société se chargera de lui, on pourra supprimer cette formalité.
Vu d'une civilisation plus haute, le cérémonial actuel du mariage
avec la robe blanche, la fleur d'oranger symbolisant la virginité,
apparaîtra suranné et ridicule.
L'acte
sexuel étant considéré comme une fonction physiologique ni plus
noble, ni plus honteuse qu'une autre, on ne s'occupera plus des
relations amoureuses entre individus. La femme pourra avoir un amant
sans déchoir, comme l'homme aujourd'hui a une maitresse. Cela
n'empêchera pas les liaisons durables, il pourra même y en avoir
qui dureront toute la vie, et elles seront d'autant plus heureuses
que rien ne les contraindra.
Mme
Kollontai qui, en Russie, s'est occupée d'élaborer un nouveau Code
des mœurs, fait une obligation de l'acte sexuel. Ce n'est pas de ce
côté qu'il faut aller, à mon avis ; le but de la vie est le
bonheur et le bonheur est avant tout la liberté. C'est d'ailleurs la
tendance des partis d'extrême-gauche d'exalter la sexualité, sans
doute par réaction contre la religion qui en fait un péché.
L'acte
sexuel reste un acte animal, dans une civilisation supérieure ; il
n'a donc pas plus à être exalté que l'acte de manger ou de boire.
Il participera de l'intimité et, tout en étant licite, il sera bon
de le cacher sous un voile de pudeur.
La
cellule sociale de l'avenir sera non la famille, mais l'individu. Le
nom même de cellule est impropre, car il implique la dépendance.
Plus l'humanité sera éclairée, plus elle aura le respect de la
personnalité individuelle. Elle comprendra que l'individu n'est pas
fait pour la société, mais au contraire la société pour le
bonheur de l'individu.
‒Doctoresse
PELLETIER
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