Néologisme
désignant un mouvement politico-social de féroce réaction,
dépourvu de tout scrupule d'humanité et même de légalité, né en
Italie, en 1919, de la terreur de la bourgeoisie devant la révolution
qui semblait imminente, et devenu peu à peu maître du pays. Par
extension de sens, on appelle fascisme le mouvement international de
réaction qui est en train de se développer dans tous les pays,
contre le prolétariat et contre la liberté, avec un caractère très
net de militarisme et de violence et un vernis d'idéologie
antidémocratique dans le sens automatique et absolutiste des
gouvernements antérieurs à 1789.
Le mot
fascisme n'a pas, en lui-même, de signification précise. Il dérive
du mot « fascio » (faisceau), souvent employé autrefois, en
Italie, dans les milieux prolétaires et populaires, pour désigner
des groupes, des unions de personnes associées dans un but de lutte
et d'émancipation. De 1870 à 1890 environ, les « fasci ouvriers »
italiens constituèrent les premiers noyaux politicosyndicaux, dont
se séparèrent peu à peu en se développant et se précisant, les
divers mouvements internationalistes, socialistes, anarchistes,
corporatifs, etc...
En 1892-94,
on parla beaucoup des « fasci des Travailleurs » de la Sicile qui
eurent un caractère nettement révolutionnaire et dont le mouvement
fut étouffé par les proclamations d'état de siège, les fusillades
et les emprisonnements, sous le ministère Crispi.
Vingt ans
plus tard, quand éclata la guerre européenne, et que Benito
Mussolini, alors directeur socialiste de l'Avanti ! et adversaire
acharné de la guerre et de l'intervention italienne, devint tout à
coup interventioniste et fonda, avec l'argent du Gouvernement
français, Il Popolo d'Italia pour seconder l'agitation destinée à
pousser l'Italie à la guerre, il se forma des « fasci
interventionnistes d'action révolutionnaire », composés de tous
les éléments des divers partis populaires et prolétaires acquis à
l'idée de guerre, (républicains, socialistes, syndicalistes et
anarchistes). Leur chef fut Mussolini. Très peu d'anarchistes
adhérèrent à ce mouvement et presque tous, pour diverses raisons,
s'étaient depuis longtemps séparés des camarades et étaient avec
eux en opposition violente. Ces « fasci » conservèrent pendant la
guerre un certain vernis révolutionnaire et socialiste, cachant
assez mal, sous son langage démagogique, une politique soumise au
militarisme et aux castes dominantes, mais suffisant pour séduire
quelques éléments sincères parmi les jeunes. Ils furent la
pépinière d'où, la guerre finie, devait venir le fascisme actuel.
Le fascisme
actuel commence en 1919, avec la fondation, à Milan, par Benito
Mussolini et quelques autres, des « fasci italiens de combat », qui
eurent, au début, un programme avoué et public fort confus, sans
but précis, parlant surtout de « valorisation de la victoire
italienne », de la guerre à peine terminée, de revendication des
droits des producteurs et des combattants, de démocratie à
tendances républicaines, d'assemblées constituantes, d'abolition du
Sénat, d'amputation du capital, de terre aux paysans, etc...
Les journaux
furent « Il Popolo d'Italia » et d'autres petites feuilles que
personne ne lisait, écloses ça et là, à travers l'Italie.
Ce
mouvement, à son début et jusqu'à la fin de 1920, fut constitué
par une infime minorité ; son plus fort noyau était formé
d'anciens révolutionnaires interventionnistes, aigris par la haine
dont la grande majorité du prolétariat les avait entourés pendant
la guerre. Il s'y ajoutait quelques déçus de la guerre : officiers
et sous-officiers licenciés et sans emploi, encore pleins des fumées
guerrières et de désirs inassouvis et, d'autre part, un assez grand
nombre de types louches, d'aventuriers, déclassés qui, jusque-là,
avaient surtout fréquenté les maisons de prostitution et les
tripots de cocaïnomanes, de demi-fous, etc. Il n'y manqua pas non
plus, comme toujours en de tels mouvements, de jeunes gens d'évidente
bonne foi, quelques-uns à peine âgés de 15 ou 16 ans, étudiants
pour la plupart, courageux, mais d'esprit corrompu par la stupide
littérature de guerre et par l'infâme bourrage de crâne pratiqué
dans les écoles, dès 1915. Ils prétendaient« sauver l'Italie du
bolchevisme ». C'est à eux, exclusivement, que sont dus les
quelques épisodes de déplorable courage (tant vantés, exagérés
et multipliés depuis), des premiers moments du fascisme, les morts
de Ferrare, Modène, Bologne et quelques autres lieux, alors que les
forces de l'État encore hésitantes entrèrent par exception en
conflit avec leurs futurs alliés ou lorsque l'agression contre les
prolétaires ne fut pas, comme toujours, dans la proportion de vingt
armés contre un désarmé. Sur ces éléments, l'exaltation
nationaliste devait avoir prise. Elle était entretenue en eux par la
phraséologie de d'Annunzio, œuvre d'art, mais vide et antihumaine,
et par son entreprise militariste de Fiume.
Tant qu'ils
furent un très petit nombre, les fascistes se déchaînèrent contre
le socialisme, l'appelant panciafichista. (Ce mot panciafichista
vient du dicton italien : « Salvar la pancia pès fichis », (Sauver
l'estomac par les figues), s'appliquant à tout individu
excessivement peureux, qui redoute le moindre danger, lui reprochant
de ne pas oser faire la révolution ; mais, en même temps, ils
attaquaient avec violence les requins, les nouveaux riches, le
Gouvernement. On comprit, plus tard, qu'il s'agissait en partie d'une
feinte, en partie d'un chantage, quand on sut que plusieurs «
requins » passaient en sous-main de l'argent au fascisme et que les
autorités de la police et de l'armée commençaient à aider les
fascistes et à leur fournir armes et munitions ; mais l'État,
officiellement, semblait encore neutre et quelquefois hostile. Cet
ensemble de faits fournit des facilités ou des prétextes à tous
les partis politiques bourgeois, pour venir tour à tour renforcer le
fascisme. Ils agirent par intérêt de classe et plus encore en haine
du parti socialiste alors très fort en nombre, très violent en
paroles et de peu d'égards pour les autres partis. Ceci est vrai non
seulement des nationalistes, des cléricaux et conservateurs
libéraux, mais aussi des démocrates, des populaires catholiques et
même, (en Romagne), d'un certain nombre de républicains.
La première
manifestation typique du fascisme, presque une anticipation, fut
l'assaut donné à l'Avanti de Milan, quotidien du parti socialiste,
le 15 avril 1919. Une bande pénétra dans les bureaux du journal,
brisa, brûla tout ce qui concernait la rédaction et
l'administration. Le fait passa, rencontrant la plus grande
indulgence des autorités. Mais la force réelle du fascisme ne date
que de l'issue lamentable de l'occupation des fabriqués, en août
1920, où l'on eut la preuve de l'impuissance, de l'incapacité de
résistance du mouvement socialiste, en dépit de son énorme force
numérique. La véritable attaque armée commença à Bologne, le 21
novembre 1920, à l'occasion de l'installation d'une nouvelle
administration socialiste à la tête de la commune. Le gue-tapens
fasciste, d'ailleurs annoncé et organisé, d'accord avec la police
locale, eut un plein succès. Les ouvriers résistèrent peu et mal,
puis se dispersèrent. Immédiatement commença le système des
bâtonnades, des coups de revolver, de l'incendie des locaux
ouvriers, des expéditions punitives, des bannissements.
Immédiatement,
les forces des fascistes se multiplièrent parce que d'innombrables
peureux de la veille s'unirent à eux. De Bologne, comme une tache
d'huile, le fascisme s'étendit à Ferrare, puis à Modène, puis
dans la Polésine, puis en Toscane ; des villes il prit pied dans les
campagnes. L'aveugle et sourde bourgeoisie agraire de la vallée du
Pô en devint tout de suite enthousiaste, puis celle de Toscane.
Après une brève période d'arrêt, spécialement après les
élections de 1921, encore très favorables aux socialistes, après
une stupide tentative de pacification, due à l'initiative du
président de la Chambre, le mouvement fasciste reprit sa marche avec
l'adhésion, maintenant avouée et toujours plus complète, soit du
parti nationaliste et du parti libéral, soit de la bourgeoisie
incolore particulièrement celle des banques. Le gouvernement
monarchique feignait toujours d'être neutre ou hostile, mais de plus
en plus il laissait voir son jeu : Il cherchait a éviter les
conflits retentissants, mais s'il s'en produisait les forces de la
police étaient toujours contre les prolétaires. Les expéditions
punitives étaient suivies par la police, qui n'intervenait qu'au cas
où les fascistes avaient le dessous ; dans le cas contraire, elle se
bornait à faire une enquête ! Fort souvent, les choses se passaient
ainsi : la police envahissait une bourse du travail, y
perquisitionnait de fond en comble, emportait les armes quand elle en
trouvait ; une heure plus tard, l'expédition punitive fasciste
arrivait, sûr de trouver des gens sans défense, et brisait et
brûlait tout.
Voici
comment s'accomplissaient ces expéditions punitives : à une date
convenue, ordinairement vers le soir, les fascistes de plusieurs
localités, sur un ordre donné se rendaient en camions et voitures
automobiles en un lieu désigné pour leur concentration ; dans la
nuit, tous partaient par ces rapides moyens de transport et
envahissaient, à l'improviste, la ville ou le village visé. Le
fracas des camions, les coups de revolver, l'éclatement de bombes
terrifiaient les habitants dès les premiers instants.
Tous les
gens attardés, rencontrés dans les rues, étaient reconduits chez
eux à coups de bâton. Si quelque fenêtre s'ouvrait, on criait de
fermer et l'ordre était appuyé d'une décharge d'armes à feu.
Alors commençaient les opérations : sur les indications des
dirigeants, déjà renseignés, les sièges des organisations
ouvrières, des cercles politiques d'opposition, des coopératives,
etc..., étaient méthodiquement et littéralement mis à sac et
détruits ; si quelques locaux étaient propriété d'une
organisation, on y mettait le feu. Pendant ce temps, une escouade se
rendait au domicile des militants les plus connus et les plus
redoutés, se faisait ouvrir de force, terrorisait la famille, et si
celui qu'elle cherchait était trouvé, il était bâtonné,
quelquefois tué. Puis toute la troupe remontait dans les camions
avec les drapeaux confisqués, quelques pièces du mobilier ou
quelque tableau comme trophée et, moins en vue, ce que l'on
emportait de plus positif, particulièrement des coopératives. Puis
au milieu de nouvelles décharges, à l'aube, l'expédition
retournait à son point de départ, suscitant l'horreur et la terreur
sur sa route, dans les bourgs et les villages qu'elle traversait
maintenant en plein jour.
Les
fascistes partis, arrivait, poussive, sur d'autres camions, la police
: agents et carabiniers ! Constatations, enquêtes, interrogatoires.
On invitait les victimes à porter plainte ; on leur promettait
justice (dans les premiers temps, plus tard, on les arrêtait). Mais
personne ne connaissait les coupables, disparus ; les fas cistes de
l'endroit, qui ne participaient presque jamais à l'action dans leur
propre localité, protestaient, eux aussi, et même publiaient un
manifeste pour déplorer les faits, surtout si l'expédition s'était
tragiquement terminée dans le sang de quelque assassinat. Dans ce
dernier cas, on allait jusqu'à opérer des arrestations qui, presque
jamais, ne tombaient sur les coupables et, un peu plus tôt, un peu
plus tard, tout finissait par la libération triomphale des accusés,
qui rentraient ou acquittés ou simplement relâchés. Quand, par
hasard, par contre temps, la police arrivait la première, elle
persuadait, parfois, les fascistes de s'en retourner et l'affaire
était remise à une autre nuit. Mais, fréquemment, la police se
retirait en bon ordre, ou bien assistait, impassible, sous prétexte
d'impuissance, aux opérations. Il est arrivé, aussi, que quelques
expéditions punitives aient été faites d'un commun accord par les
fascistes et la police. Quand les faits prenaient une tournure par
trop tragique, quand il y avait plusieurs morts, spécialement dans
les grandes villes, alors arrivait de Rome l'ordre... de sauver un
peu mieux les apparences. Les coupables étaient arrêtés pour de
bon, et restaient en prison quelques mois, au lieu de quelques jours.
Mais, finalement, leur libération était toujours assurée.
Parfois,
quelque conflit survenait entre les fascistes et la police ou parce
que les ordres venus du centre étaient confus et contradictoires, ou
parce que la police perdait sa patience de commande ou parce qu'elle
était imprudemment attaquée par les fascistes. Mais ce sont là
d'exceptionnels épisodes, qui entraînaient la destitution ou le
déplacement de préfets et de commissaires de police et des
sanctions contre les fonctionnaires. Pendant les derniers temps, peu
avant la marche sur Rome, les expéditions de grand style se
combinaient entre le fascisme et l'autorité, soit à la Préfecture,
soit au bureau de police, soit même à la caserne des carabiniers,
ainsi qu'il advint dans certaines régions plus rebelles : en Romagne
et dans les Marches. À Ancône, en 1922, le plus important de
l'action fut exécuté par les carabiniers et les agents de police.
Les « subversifs » étaient déjà dispersés quand arrivèrent les
fascistes, dont plusieurs étaient des carabiniers qui avaient
échangé la jaquette et le calot contre la chemise noire et le fez,
mais avaient conservé le pantalon d'uniforme et sortaient, ainsi
costumés, de leur caserne.
Le peuple
aurait voulu résister au flot montant de barbarie, mais il y fut
impuissant. Il serait trop long d'expliquer pourquoi ; mais la
première cause de son impuissance fut celle même qui, en 1920,
avait permis qu'il soit chassé des fabriques occupées : c'était le
manque de confiance en ses propres forces, inoculé par la politique
parlementaire réformiste des uns et par le révolutionnarisme
fataliste et discoureur des autres. Il fallait avoir patience, faire
preuve de constance, lui disait-on du côté des politiciens ; le
phénomène ne pouvait durer, il finirait de lui-même.
L'organisation manquait donc, même chez ceux qui désiraient et
tentèrent la résistance. Ici un village, un bourg pensait se sauver
par soi-même, on armait des bataillons, on préparait des munitions,
on restait en sentinelle, jour et nuit pendant une semaine ou un
mois, puis, quand on pensait le péril conjuré et que la vigilance
cessait, par une néfaste nuit, ce village, ce bourg, eux aussi,
étaient « conquis ». Beaucoup, même parmi les plus audacieux,
étaient désarmés par le système de représailles adopté par les
fascistes : ceux-ci ne se contentaient pas de s'en prendre
directement à qui leur résistait, mais ils envahissaient les
maisons, les saccageant, bâtonnant, tuant quelques fois ceux qu'ils
y rencontraient, ou ils recherchaient et massacraient les amis et les
camarades de leurs adversaires, même passifs et inoffensifs.
Des
expéditions punitives ont été entreprises uniquement comme
représailles : les « squadristi » (« squadristi », de « squadra
», escouade), membres des bandes adonnées au terrorisme, les plus
violents, les plus féroces, appelés par télégrammes souvent des
plus lointaines régions de l'Italie, pour y prendre part, étaient
parfois spécialement enivrés d'alcool ou de cocaïne.
Alors, dans
les régions qui avaient eu le tort, quelques jours plus tôt, de se
défendre contre une première expédition et de contraindre les
fascistes à fuir en laissant quelqu'un des leurs sur le terrain, se
déroulaient des scènes de sauvagerie inouïe, véritables
massacres, tels que ceux de Toscane. Quelquefois, les représailles
étaient une feinte, un prétexte. On prétendait à une provocation
où il n'y en avait pas eu, ou bien, comme pour les massacres de
Turin, (décembre 1922), et de Spézia, (janvier 1923), on
assassinait les victimes désignées à la suite d'une rixe, pour
motifs d'ordre privé ou pour affaire de femmes (Turin) ou survenue
entre fascistes et fascistes (Spézia).
Toute cette
lutte dirigée contre les partis et les institutions populaires,
contre les collectivités, s'étendant souvent à des régions
entières, était constituée, précédée et suivie par la
méthodique chasse à l'homme, au subversif, à l'adversaire, avec
l'usage du bâton si particulièrement révoltant en Italie, où vit
encore le souvenir des dominations étrangères, du temps où les
policiers tudesques et croates bâtonnaient les patriotes
lombards-vénitiens. Dans les plus petites bourgades comme dans les
grandes villes, il y avait des escouades d'assommeurs, souvent des
dilettantes, qui se chargeaient gratis, de bâtonner les adversaires
du fascisme, (seules, les escouades régulières recevaient une
solde). Quelquefois, les bâtonnades étaient ordonnées par le «
fascio » local ou par celui du chef-lieu ; quelquefois, par Rome.
Alors les victimes désignées étaient assaillies et égorgées ou
assommées de jour ou de nuit, à l'endroit même, quel qu'il soit,
où elles étaient rencontrées.
Souvent
aussi, on bâtonnait par divertissement, sur l'initiative de tel ou
tel fasciste, par antipathie, par erreur, etc..., ou encore, par
vengeance personnelle, par intérêt privé, par mandat de Pierre ou
de Paul. L'escouade volante commençait sa tournée le soir, tard ou
dans les rues les plus solitaires, et malheur à l'adversaire du
fascisme ou simplement à la figure suspecte qui la rencontrait.
Cafés et auberges fréquentés par les subversifs, étaient
fréquemment envahis, saccagés, et patrons et clients bâtonnés.
Si, au
centre des grandes villes, on avait encore une certaine sécurité,
dans les faubourgs, dans les petites villes, les villages et les
campagnes, c'était la terreur. Il suffisait de donner la moindre
activité à n'importe quel mouvement opposé au fascisme, de
recevoir des journaux antifascistes, etc..., pour être sûrement
désigné au bâton et obligé à l'exil ; pour en courir le risque,
il suffisait de ne pas être fasciste ou d'avoir un passé
révolutionnaire, même si l'on gardait le silence et si l'on
s'abstenait de toute activité politique. Pendant les deux ou trois
premières années, s'était établi l'usage infâme d'humilier
certains adversaires particulièrement haïs, en les contraignant à
boire un verre d'huile de ricin. Et nous passons sous silence un
certain nombre d'autres insultes aux personnes, nous ne parlons pas
du noir de fumée dont on barbouillait les femmes, ni de certains
épisodes particulièrement révoltants et immondes, d'une impudicité
perverse, contre nature, peu nombreux, heureusement, mais suffisants
pour donner le caractère de tout un mouvement d'où tout sens moral
et humain sont absents.
Le fascisme
se vante d'être l'antidote du bolchevisme, de l'anarchisme et de la
révolution, mais, en réalité, c'est à toute la civilisation qu'il
est opposé. Non seulement il renie et foule aux pieds toutes les
libertés même les plus élémentaires que les peuples ont conquises
pendant le dernier siècle par les révolutions ou par des progrès
civiques, mais il renie l'esprit même de libre examen, d'élévation
intellectuelle, de revendications de l'individu, l'esprit de la
Renaissance, gloire de l'Italie. Mieux encore, il renie et sacrifie
au Moloch État les principes les plus essentiels de dignité
humaine, d'individualité, sanctionnés par le christianisme. Et
c'est peut-être là une des principales raisons (quoique au premier
plan il y en ait d'autres beaucoup plus matérielles et
contingentes), pour lesquelles des catholiques et quelques prêtres
sont au nombre des victimes du fascisme. À mesure que le fascisme
devenait plus fort et multipliait ses succès, l'État ‒ tout en
continuant à se dire libéral et démocratique ‒ en devenait plus
complètement et plus ouvertement complice. L'hostilité théorique
et toute formelle de quelques députés, comme Amendola, ne comptait
pour rien ; ce qui comptait, c'était l'organisme en soi, qui
marchait désormais presque automatiquement, poussé par ses forces
internes, dérivées du principe d'autorité que le fascisme semblait
devoir renforcer et par des forces extérieures puissantes, comme
celles de la haute finance, qui entendaient mettre définitivement le
prolétariat sous le joug. D'ailleurs, voir dans le fascisme
l'antithèse du libéralisme bourgeois et du parlementarisme
démocratique, c'est une erreur ; il en est au contraire la
conséquence logique ; historique ; tout au plus est-il le revers de
la même médaille, l'autre plateau de la balance dans le jeu des
forces capitalistes et étatistes.
Le fascisme
a été l'aboutissement inévitable d'un siècle et plus de
libéralisme e t de démocratie c'est-à-dire de continuelles
transactions entre autorité et liberté, entre privilège et misère
; il est le tombeau d'une liberté plus formelle que réelle, liberté
particulière et non générale, partielle et non totale, de
quelques-uns et non de tous : cela devait finir ainsi !
Ceux qui, en
Italie, souhaitent la fin du fascisme pour le simple retour au régime
libéral d'avant-guerre, pour la même structure étatiste et
capitaliste de la société, nous les comprenons, car qui souffre
désire la fin de sa souffrance ou son allègement à tout prix ;
mais, s'ils ne réussissaient pas à autre chose, s'ils ne
renversaient pas avec le fascisme tout le régime
monarchico-bourgeois, ils n'arriveraient qu'à faire remonter un peu
l'autre plateau de la balance destiné à redescendre plus tard ; ils
recommenceraient le cercle vicieux qui les reporterait à l'état
d'avant-guerre, puis à une nouvelle guerre, puis à un nouveau
fascisme ! Mais revenons au fait historique, laissant à part toute
discussion...
Après une
courte pause dans la seconde moitié de 1921, (partielle du reste,
car, dans une grande partie de l'Italie centrale les violences ne
cessèrent pas), l'offensive fasciste recommença plus impitoyable et
sur une plus vaste échelle, au printemps de 1922, aussitôt après
le départ des membres de la Conférence internationale de Gênes, de
cette année-là. Des villes entières furent occupées militairement
par les escouades que l'on y concentra ; les violences individuelles
et collectives se multiplièrent. La Romagne, entre autre, jusque-là
à peu près épargnée, fut entièrement envahie. On y brisa la
résistance passive et en beaucoup d'endroits, assez indulgente des
républicains, désormais rudement traités en ennemis.
La «
tendance républicaine », jusque-là miroir aux alouettes
démocratiques, et menace exploitée par le capitalisme contre la
monarchie pour en prévenir les scrupules constitutionnels, fut
définitivement mise de côté. Le fascisme qui, déjà, en son
congrès de Rome, fin 1921, avait revendiqué comme siens et
proclamés intangibles les principes de la propriété individuelle
et de l'autorité de l'État, s'affirma ouvertement monarchique et se
constitua gardien de la maison de Savoie.
Une dernière
résistance de caractère populaire et ouvrier fut tentée, au début
de 1922, par la constitution, sur l'initiative du syndicat des
cheminots, de l'Alliance du travail, entre toutes les forces
syndicales des diverses organisations, sans distinction de tendances
; son premier et dernier effort fut la grève générale de
protestation dans toute l'Italie, aussitôt après les violences
fascistes de Ravenne, en juillet 1922. La grève réussit assez bien,
mais non complètement, elle manqua de l'énergie nécessaire pour
retourner la situation et il ne pouvait en être autrement. La
débâcle alors se précipita. D'autres forces bourgeoises,
soi-disant légalitaires, prirent prétexte de la grève, dont elles
se prétendirent effrayées, pour s'unir au fascisme. Le fascisme en
profita pour redoubler de violence et c'est alors que fut prise
d'assaut la municipalité socialiste de Milan avec le concours de
d'Annunzio, qui s'agitait encore et montra que le titre de Paillasse
d'Italie, d'une publication anarchiste du temps, lui convenait
parfaitement.
Les Marches
furent envahies et Ancône eut ses massacres (où quelques
anarchistes perdirent héroïquement la vie), puis une longue période
de véritable étouffement et de martyr. Les Abruzzes et les Pouilles
avaient aussi été domptées ; l'antifascisme désormais ne
résistait plus que sur quelques territoires du Midi, à Naples, en
Sicile, à Turin, à Gênes, à Milan, à Rome et dans quelques
autres centres.
Il ne
manquait plus au fascisme que de marcher sur Rome et de s'emparer du
pouvoir. Il ne s'agissait guère que d'une formalité, d'un acte fait
pour l'apparence, propre à décharger de toute responsabilité
personnelle, les gouvernants et le roi. Feignant de se concentrer à
Naples, pour un Congrès, les escouades fascistes se mobilisèrent
militairement, vers la fin d'octobre, elles envahirent les
préfectures sans défense, montèrent sans opposition dans les
trains et se réunirent autour de Rome. Le ridicule ministre Facta
voulut alors se donner l'air de résister : il proclama l'état de
siège, mit carabiniers, soldats et barrages sur les voies conduisant
à Rome. Mais le roi refusa de signer l'état de siège, il appela
Mussolini à Rome, et remit entre ses mains le pouvoir de l'État.
Les barrages furent enlevés, les carabiniers et les soldais firent
la haie aux escouades fascistes en chemises noires entrant dans Rome.
Des scènes de dévastation et de violence se déroulèrent dans les
quartiers populaires des faubourgs, aux sièges des partis politiques
et des journaux d'opposition. Le quotidien anarchiste, Umanità Nova,
dirigé par Malatesta, en ces journées, fut attaqué pour la seconde
fois et subit une destruction totale (28-31 octobre 1922).
En dehors de
quelques conflits isolés, à la périphérie, de quelques
escarmouches aux portes de Rome, de la prise d'assaut, à Bologne,
d'une caserne de carabiniers et de quelques autres épisodes de
moindre importance, où tombèrent quelques fascistes, la conquête
de l'État par le fascisme fut une remise de pouvoirs, un passage de
l'autorité d'une main à une autre, plutôt qu'une conquête.
Mussolini constitua le premier ministère fasciste avec le général
et l'amiral, considérés comme ayant gagné la guerre contre
l'Autriche (Diaz et Thaon de Revel), avec le renégat de la
philosophie et de la libre-pensée qu'est Giovanni Gentile, avec des
nationalistes et des libéraux conservateurs et même avec une
représentation du parti populaire-catholique et de la démocratie.
Une véritable union nationale contre le prolétariat.
Le
Parlement, où les députés fascistes étaient une insignifiante
poignée, où la grande majorité se composait d'éléments hostiles
au fascisme, avec une forte minorité de 150 députés socialistes,
communistes, républicains, ce Parlement s'inclina devant le pouvoir
nouveau de la façon la plus vile. Exception faite de quelques
déclarations individuelles empreintes de dignité, et des passifs
votes d'opposition des socialistes, des communistes et des
républicains, le Parlement parut être devenu comme par enchantement
tout fasciste. Il ne réagit pas aux outrages du premier ministre, il
vota tous les pleins pouvoirs, toutes les lois et décrets que
celui-ci lui demanda et jusqu'à une plaisante loi électorale, qui
signifiait le suicide du Parlement.
Aucun député
n'osa démissionner, aucun ne protesta contre l'amnistie totale,
premier acte du gouvernement fasciste, pour tous les crimes, de la
simple contravention à l'incendie, du vol à l'assassinat, pourvu
qu'ils aient été commis pour des « fins nationales ».
Le
gouvernement fasciste mena, à partir de ce moment, une double
politique : d'un côté, il cherchait à compromettre, aux yeux du
peuple, hommes et partis du régime précédent, pour s'en faire des
complices à pouvoir jeter par-dessus bord quand ils cesseraient
d'être utiles ou quand ils auraient des velléités de révolte ;
d'autre part, il poursuivait la destruction de toute liberté de la
classe ouvrière par la violence et l'arbitraire policier, sans
cesser pour autant les vlolences illégales, c'est-à-dire contraires
à la loi même qu'il avait acceptée et sanctionnée. Corrompre
autant d'hommes que possible, rendre la vie intenable à ceux qui
montraient quelque fermeté de caractère, tel était son double but.
Maître du
pouvoir gouvernemental, le fascisme put pénétrer dans des
organismes qui lui étaient jusque-là demeurés fermés ; de fortes
institutions, économiques : coopératives de crédit, de
bienfaisance, de mutualité, etc..., restées jusque-là
indépendantes, furent privées, peu à peu, de leur relative
autonomie. Et quand, en avril 1924, on appliqua la nouvelle loi
électorale, le fascisme se crut arrivé à l'apogée de la
puissance.
C'est alors
qu'il secoua les partis de « soutien » : les
monarchistes-démocrates et les populaires-catholiques, qui, bon gré
mal gré, passèrent à l'opposition. Les élections donnèrent au
fascisme l'inévitable victoire ouvertement préparée, bâton et
revolver en main. Un député fasciste avait annoncé à la Chambre
que ce serait là les « élections du gourdin ». Les violences
furent inouïes. Avant et pendant les élections, expéditions
punitives, bâtonnades innombrables, meurtres sans compter les
fraudes électorales, déjà notables précédemment, multipliées et
intensifiées. Cependant, ces élections ne satisfirent pas
entièrement le fascisme. Malgré les pressions exercées et malgré
un nombre très important d'abstentions, les opposants eurent encore
deux millions de voix. Aussi, au lendemain du scrutin, nouvelles
violences de représailles, nombreuses destructions de cercles et
d'institutions même catholiques. Dans le Parlement fasciste, Giacomo
Matteotti, socialiste réformiste de grand courage, osa dénoncer les
violences de la période électorale, rappeler celles qui l'avaient
précédée, déclarer la consultation électorale sans valeur devant
la conscience civique et, en pleine Chambre, contredire et convaincre
de mensonge Mussolini. Quelques jours plus tard, un groupe
d'assassins fascistes ayant son siège au Ministère de l'Intérieur,
assaillait dans une rue déserte le député Matteotti, le jetait
dans une automobile et pendant que celle-ci s'éloignait à travers
la campagne romaine, l'y massacrait à coups de poignards, puis
cachait le cadavre.
Comment se
découvrit immédiatement le crime qui remplit d'horreur l'Italie et
le monde, les faits qui suivirent, la campagne de la presse
indépendante, la révolte de la conscience publique, puis la
découverte du cadavre, les manifestations populaires, etc..., ce
sont là des faits connus qu'il serait d'ailleurs trop long de
rapporter ici. Fascisme et gouvernement eurent un instant de désarroi
et cherchèrent à se laver les mains du sang de Matteotti. On promit
justice, mais un certain nombre d'actes incohérents confirma la
conviction de tous que le crime était l'œuvre des chefs du
fascisme. L'indignation populaire était telle et le trouble si
profond dans les milieux fascistes qu'un acte d'audace et de
résolution d'un parti d'opposition quelconque, fût-il une petite
minorité, aurait provoqué la chute du fascisme.
Mais
personne ne fit rien de positif. L'opposition parlementaire « se
retira sur l'Aventin », acte efficace tout d'abord et qui fut
interprété par le plus grand nombre comme l'aveu que seule l'action
directe du peuple pouvait sauver le pays ; mais comme aucun autre
acte ne le suivit, il devint en peu de mois stérile, lassa l'attente
populaire et finit par se résoudre en une pure perte. L'opposition,
parlementaire eut l'aveuglement et l'ingénuité de se fier à
l'initiative du roi, qui avait promis de renvoyer le ministère
fasciste dès qu'auraient été publiés les documents prouvant que
le chef du gouvernement était complice d'assassinat. Quand la
publication eut lieu, et alors qu'à Rome on prononçait déjà les
noms de nouveaux ministres, le roi, à la fin de l'année 1924,
confirma sa confiance à Mussolini et l'autorisa à prendre toutes
les mesures nécessaires pour faire face à l'opposition. Celle-ci
fut immédiatement désarmée et l'on eut ainsi deux leçons à la
fois : d'abord que se fier à la parole d'un roi est une stupidité,
ensuite qu'attendre quelque chose d'efficace d'une opposition
parlementaire et de politiciens qui prétendent vaincre uniquement
par des discours et par les intrigues de couloirs et de coulisses est
une sottise. Seul le peuple peut affranchir le peuple, seul le
prolétariat peut affranchir le prolétariat.
Au début de
1925, le gouvernement fasciste rejeta complètement le masque. Il
assuma pleinement, devant la Chambre fasciste, la responsabilité du
meurtre de Matteotti et de tous les autres crimes fascistes.
D'ailleurs, par les rues et sur les places des villes italiennes, se
poursuivaient encore destructions, incendies, bâtonnades, meurtres.
Il est bon de rappeler que l'affaire Matteotti n'a été ni le seul,
ni le plus horrible de tous les crimes commis par le fascisme
officiel, même après son arrivée au pouvoir. Les massacres de
Turin et de La Spezia, les assassinats qui précédèrent et
suivirent les élections, d'autres homicides isolés, ceux qui firent
suite à l'assassinat de Matteotti et toute une innombrable série
d'autres violences contre les personnes et les choses, obligent à se
demander si ce ne fut pas une erreur de concentrer toute l'attention
sur le seul meurtre de Matteotti, comme le fit, pendant un certain
temps, l'opposition ; de telle sorte que, cet écueil franchi, le
fascisme devait se trouver hors de la tempête qui aurait dû
l'emporter.
L'absence
absolue de sens moral du gouvernement et du parti leur permit de
dominer assez facilement une crise qui n'était que trop
exclusivement morale, une révolte toute spirituelle, une opposition
n'ayant pour arme que des paroles imprimées. Cette arme vint bien
tôt à manquer aux opposants légalitaires. La liberté de la
presse, déjà réduite par la censure appliquée depuis juillet
1924, fut, en janvier, réduite encore par la faculté donnée aux
préfets de séquestrer les journaux sans motif, pour raison «
d'ordre public ». Puis vinrent d'autres restrictions, par des lois
et ordonnances de police, concernant la direction et la gérance des
journaux ; d'autres encore apportées au droit de réunion,
d'organisation, de grève. De nouvelles organisations furent
dissoutes, quelques journaux supprimés, purement et simplement, des
institutions économiques indépendantes, parfois sans couleur
politique, furent séquestrées et confiées arbitrairement à des
chefs fascistes.
Sur ce
dernier fait, il est bon de s'arrêter un instant pour montrer que,
si le fascisme se donne comme défenseur du « droit de propriété
», ce droit il le reconnaît seulement à la classe actuellement
dominante, et qui gouverne. La propriété des adversaires, même
propriété particulière, celle de la classe ouvrière et des partis
qui en émanent, a toujours été menacée d'être impunément
détruite ou saccagée illégalement ou d'être légalement
confisquée, séquestrée et passée à d'autres propriétaires.
Depuis 1920, c'est l'incendie, la dévastation par les expéditions
et les représailles fascistes de centaines et de centaines de
millions de richesse italienne : sièges de coopératives et de
cercles, maisons particulières, magasins de tissus, de chaussures,
de denrées alimentaires, machines à écrire, commerces d'objets
précieux, laboratoires, entrepôts de bois, boutiques d'artisans,
etc..., etc... Monté au pouvoir, le fascisme laissa continuer le
vieux système illégal partout où celu ilui servait, mais il y
ajouta la violence légale et policière. Propriétés immobilières,
capitaux considérables appartenant à d'anciennes sociétés
d'assistance, à des mutuelles, etc..., furent simplement expropriés
et donnés aux associations fascistes.
Même
pratique pour quelques propriétés ayant autrefois appartenu à des
partis politiques, mais devenues, depuis, propriétés privées,
n'appartenant même plus à des collectivités. Des banques, des
établissements de crédit aux mains d'opposants bourgeois et
catholiques, se sont vu imposer des conseils d'administration
fascistes, sans le consentement des actionnaires : il y eut deux
manières de procéder : ou des fascistes armés faisaient irruption
dans une assemblée d'actionnaires et, par des menaces et revolver au
poing, imposaient la nomination de fascistes ; ou cette nomination
était imposée par l'autorité gouvernementale, pour les plus
étranges raisons d'ordre administratif et de tutelle. Plusieurs
établissements, sous cette nouvelle tutelle, firent une prompte
faillite et, quelques-uns, avec si peu d'habileté, que les
administrateurs fascistes furent arrêtés et mis en jugement par les
autorités fascistes. On peut dire d'une manière générale qu'il
n'y eut pas, en Italie d'établissement ayant accumulé un peu
d'argent sur qui les sangsues fascistes ne se soient précipitées
pour sucer et dévorer.
Cette
réaction multiple, qui pesait, toujours plus opprimante, sur toute
l'Italie, non seulement sur l'Italie ouvrière et subversive, mais
sur l'Italie indépendante ou indifférente, devait forcément
susciter l'idée d'actes de révolte individuelle, cherchant à
suppléer à l'impuissance et à l'inertie collective. Dans la nuit
du 4 au 5 octobre 1925, « la nuit de Saint-François », Florence
avait été le théâtre de nouveaux massacres, suite d'un conflit où
des fascistes ayant envahi le domicile d'un chef de la
Franc-Maçonnerie, avaient laissé un mort sur le carreau, des hommes
connus de l'opposition furent assassinés dans leur lit ou dans la
rue, les actes de violence, destruction, pillage, furent
innombrables. Ces faits provoquèrent dans les âmes un sentiment de
sombre désespoir, d'où l'éclair de la ven geance pouvait jaillir
d'un instant à l'autre. Le gouvernement le comprit et pensa prévenir
le mal en le dirigeant lui-même de manière à en éviter le danger
et à en retirer un profit politique. On eut ainsi, au commencement
de novembre, le coup de théâtre de la prétendue découverte d'un
complot contre la vie de Mussolini, complot dont la police était
informée depuis la première heure, puisqu'elle l'avait fomenté et
l'aidait de la coulisse par des agents provocateurs et des traîtres
exploitant ‒ hypothèse la plus vraisemblable, mais hypothèse ‒
l'aveuglement, la légèreté, l'imprudence d'un ex-député
socialiste : Zamboni, qui se serait montré disposé à frapper le
chef de l'État (affaire Zamboni) D'autres soutiennent qu'il n'y eut
là qu'une invention de la police, Zamboni n'ayant eu l'intention que
de faire une manifestation sans armes contre le fascisme ; d'autres
encore sont convaincus que Zamboni participa, par vénalité, à la
trame policière, et que, instrument aux mains de la police (elle
suivait et dirigeait tous ses actes par un confident en qui Zamboni
avait entière confiance), il servit inconsciemment à compromettre
un grand nombre de personnes et à monter toute une comédie au
bénéfice exclusif du fascisme.
En effet, le
fascisme en profita pour une mise en scène d'artificielles
manifestations populaires en sa faveur, pour de nouvelles violences
contre ses ennemis et en particulier pour opprimer et séquestrer
encore des organisations et des journaux et faire voter par la
Chambre et par le Sénat, de nouvelles lois restrictives, dont
quelques-unes dirigées contre les adversaires réfugiés à
l'étranger.
Mais l'idée
que la liberté italienne pouvait être sauvée par un attentat,
était lancée dans le grand public et entra dans quelques cervelles
que l'on pouvait y croire réfractaires, telle la riche et mystique
Irlandaise Gibson, qui, en avril 1926, au Capitole, tira sur
Mussolini, le blessa légèrement, mais dont le coup de revolver
dévié de quelques centimètres, eût été mortel. (Au sujet de
l'attentat Gibson, nous avons cette autre version : l'Irlandaise
avait dirigé son arme contre la tempe de Mussolini, lorsqu'un
chirurgien de Venise lui frappa sur le bras ; l'arme même fit une
éraflure au nez de Mussolini et la balle se perdit dans le vide).
Puis on eut,
en septembre 1925, à Rome, l'attentat de la place Porta Pia, par
l'anarchiste Gino Lucetti, qui lança une bombe Sipe (grenade à
allumage) contre l'automobile de Mussolini. Il s'en manqua de peu que
la bombe n'entrât et n'éclatât dans la voiture. Le 31 octobre
suivant, l'attentat encore inexplicable d'Anteo Zamboni, à Bologne.
Mussolini aurait été tué si une cuirasse n'avait protégé sa
poitrine. Quelques-uns mettent en doute l'authenticité de cet
attentat, parce que le jeune Zamboni était de famille fasciste ou
fascistophile et que, lui-même, avait été dans les organisations
des jeunesses fascistes et ne fréquentait pas d'éléments
révolutionnaires. Mais il nous semble plus juste de le tenir pour
véritable et de penser que ce garçon de 15 ans est allé
volontairement au suprême sacrifice ‒ son coup de revolver à
peine tiré, il fut criblé de coups de poignards par les militants
fascistes ‒ parce que sa jeune conscience s'était éveillée à
l'amour de la liberté et à la haine des tyrans. Nous en avons
l'indice dans les notes publiées sur les lectures qu'il préférait
et dans certaines phrases sur la fin violente des oppresseurs des
peuples à travers l'histoire, qui se sont trouvées écrites sur ses
cahiers scolaires.
Ce qui est
certain, c'est que ce dernier attentat a poussé au paroxysme la
fureur fasciste. Les violences, destructions, pillages et meurtres,
qui avaient déjà suivi les attentats précédents, devinrent, cette
fois, innombrables. Pendant une dizaine de jours, dans beaucoup de
villes d'Italie, ce fut une véritable chasse à l'homme, avec des
centaines de victimes; de nom breuses maisons particulières furent
envahies et mises à sac, jusqu'à celle du grand philosophe
Benedetto Croce, d'idées ultra-modérées et sénateur, que l'on
sait adversaire du fascisme, mais qui s'abstient de toute activité
hostile et demeure complètement hors de la vie politique, uniquement
adonné aux études. On peut alors imaginer ce qu'il en a été des
ennemis déclarés, des opposants actifs, des pauvres et obscurs
ouvriers que rien ne met à l'abri de la violence et de l'arbitraire.
Puis le
gouvernement compléta officiellement l'œuvre des escouades
fascistes en faisant opérer des milliers d'arrestations. On vota,
tambour battant, de nouvelles lois restrictives et des mesures de
salut public, dont il résulte qu'aujourd'hui tous les partis, toutes
les organisations non fascistes, sont supprimés et supprimée du
même coup toute la presse antifasciste ou étrangère au fascisme.
Toute propagande des idées des partis dissous est prohibée et punie
par des années de prison. Est donc prohibée la propagande non
seulement du socialisme, de l'anarchisme, ou du républicanisme, mais
celle même du constitutionnalisme monarchique ! Enfin, toutes les
plus élémentaires libertés et facultés des citoyens, même tout à
fait étrangères à la politique, ‒ qu'il s'agisse de domicile, de
correspondance épistolaire, de voyages, de s'expatrier, de commerce,
d'études, de métier ou profession, de sport, etc., ‒ toutes sont
soumises non seulement à des taxes énormes, mais au contrôle, à
l'arbitraire, aux vexations de la police et des fascistes et peuvent
être complètement supprimées.
Pour ces
mesures liberticides, le gouvernement fasciste a non seulement
réappliqué des systèmes de répression déjà mis en usage par le
gouvernement italien en d'autres temps, comme l'ammonizione (perte
partielle de la liberté), la surveillance spéciale, la relégation,
l'interdiction de séjour, mais il a ressuscité et mis en œuvre les
méthodes si longtemps maudites des Bourbons, des Papes, des
Autrichiens. Il en a pris d'autres au tzarisme, (par exemple celle de
faire des concierges autant d'agents de police) ; d'autres encore au
bolchevisme russe. Il serait trop long d'entrer dans le détail. À
tout cela s'ajoute un régime fiscal, qui écrase littéralement la
masse des contribuables, un régime spirituel, qui rend, en fait, aux
Jésuites toute l'organisation scolaire et prétend plier à la
superstition catholique et à la superstition nationaliste toutes les
consciences, en agissant de l'école maternelle à l'université. Les
adversaires du fascisme, même s'ils restent passifs et muets, sont,
peu à peu, chassés des emplois publics, de l'enseignement, de
l'armée, des professions libérales ; les ouvriers qui ne
s'inscrivent pas aux syndicats fascistes, sont chassés du travail,
et à ceux qui, privés de pain et de liberté, veulent passer à
l'étranger, on refuse un passeport ; s'ils tentent de s'évader
quand même de cette Italie devenue une véritable geôle, ils
peuvent être arrêtés et punis par plus de trois ans de prison, si
toutefois ils ne sont atteints et condamnés à mort par quelque coup
de fusil des miliciens fascistes, autorisés à tirer sur qui
franchit la frontière, par les sentiers défendus.
De plus, une
loi a rétabli la peine de mort, abolie en Italie, avec le code
Zanardelli, entré en vigueur en 1891. Cette abolition de la peine de
mort, c'était un des progrès civiques dont se glorifiait le plus
l'Italie du vieux libéralisme, maintenant, cette petite gloire est
effacée, elle aussi, de l'histoire italienne ; la peine de mort est
de nouveau prévue par la loi de la maison de Savoie, même pour les
délits politiques ou plutôt spécialement pour les délits
politiques.
À
l'extérieur, le gouvernement fasciste suit une politique d'agents
provocateurs. Provocateurs en grand sur le terrain diplomatique, où,
par des combinaisons d'alliances et de contrealliances, on cherche à
semer p artout des germes de guerre, à susciter partout des
agressions contre les peuples ; provocateurs en petit, les stupides
agents payés comme Riccioti Garibaldi et Newton Canovi, qui se
donnent, à l'étranger, pour antifascistes et échafaudent, sur
commande, des complots pour envoyer leurs victimes subir en Italie
les pires supplices.
Comme «
pendant », une politique économique de protectionnisme, de
parasitisme, d'emprunts forcés, de compression fiscale, de taxes sur
les industriels et les ouvriers, de famine générale qui fait
remonter un peu la lire italienne, mais abaisse de beaucoup le taux
de vie des Italiens, parmi lesquels augmentent le chômage, la misère
et la faim. Comme unique remède, on remplit les prisons et les îles
de milliers de prisonniers et de relégués, parmi lesquels en très
grand nombre nos camarades anarchistes. Ainsi, l'Italie est privée
du fruit de toutes les révolutions de son « Risorgimento » ;
toutes leurs conquêtes littéralement annulées, elle est retournée
aujourd'hui à l'absolutisme le plus arbitraire, à côté duquel les
gouvernements passés du Pape, des Bourbons, des Habsbourg, étaient
des modèles de correction et de légalité. Pour trouver quelque
chose de semblable, il faudrait remonter jusqu'à la domination
espagnole, corrompue et corruptrice du XVIème siècle, avec ses «
bravi », ses tyranneaux ignorants, couverts de clinquants, avec ses
hommes de loi sans scrupules, tels que nous les a décrits Manzoni,
dans son classique roman Les Fiancés.
Et tout cela
se passe avec l'approbation et la complicité directe et nécessaire
du roi, qui cependant avait juré la Charte constitutionnelle ; avec
la bénédiction du pape, qui cependant a vu massacrer par les
fascistes plus d'un de ses prêtres ; avec la contribution et
l'adhésion de la haute banque, de la grande finance, de la grosse
bourgeoisie terrienne et industrielle qui espère, au prix d'un peu
de sujétion, de souplesse... et d'argent, faire une bonne affaire
par la possibilité d'exploiter impunément et sans limites la classe
ouvrière, réduite à un état d'entière servitude. C'est pour
cette dernière raison que les finances de l'Italie officielle
prennent une apparence d'amélioration. C'est aussi pour cette raison
que certains gouvernements et gouvernants étrangers, précédemment
sans égards pour le fascisme et craignant encore aujourd'hui son fol
esprit d'aventures guerrières et coloniales, ne lui marchandent
cependant pas les compliments ni les faveurs, à vrai dire d'ordre
infime.
Ceci nous
amène à rappeler ce que nous avons dit au début : que le fascisme,
sauf en ses traits spécifiques tout particuliers à l'Italie, est
dans son caractère général un phénomène international. Beaucoup
des méthodes inhumaines et féroces dont nous avons parlé ont été
d'abord expérimentées ailleurs qu'en Italie, en Allemagne et aux
États-Unis par exemple ; de plus, on peut dire que l'Espagne, la
Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, la Lettonie, etc., sont gouvernées
à la manière fasciste et que le bolchévisme s'est servi et se sert
encore de méthodes fascistes. En outre, dans des pays où le
fascisme n'est patronné que par une petite minorité et où son
influence directe semble encore repoussée, il exerce cependant une
puissante action en ce que le capitalisme en use comme d'un chantage
pour empêcher le prolétariat de s'élever et de s'émanciper
intégralement.
L'anarchie,
exaltation du principe de la liberté, est l'antithèse parfaite du
fascisme, exaltation du principe d'autorité. Anarchisme et fascisme
sont les deux pôles de l'évolution sociale, deux ennemis
irréconciliables et peut-être les seuls ennemis vraiment et
radicalement irréconciliables. Contre le fascisme, les anarchistes
invoquent que la solidarité du prolétariat soit aussi comp lète
que possible ; mais ils pensent que pour le vaincre définitivement
il faut une révolution sociale qui mette fin à toute domination de
caste ou de classe, à toute exploitation patronale ou étatiste, à
toute autorité coercitive de l'homme sur l'homme, en un mot la
révolution de la liberté.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire