Y a-t-il une
doctrine fasciste ? Certes, le fascisme, mouvement démagogique sans
but bien déterminé à son origine et devenu ensuite, sous la
poussée des événements, mouvement groupant toutes les forces de
réaction, n'a aucun caractère original propre et n'a affirmé aucun
principe nouveau ou tout au moins renouvelé dans le monde. Mais il
n'est pas sans intérêt de constater la doctrine qu'il a été amené
à se donner pour achever la contre-l'évolution préventive que se
proposaient tous ceux qui l'ont appuyé et favorisé plus ou moins
directement.
Établissons
d'abord, dans ses lignes essentielles et négligeant les détails,
quelle a été la marche de l'idée politique à partir de la
Révolution française. Celle-ci est venue proclamer à la place du
droit divin des rois, le droit humain des peuples. Que ce droit ait
été escamoté en grande partie par une nouvelle féodalité
d'urgent, le fait historique n'en demeure pas moins d'une très
grande importance et les conséquences en ont été considérables.
Pratiquement,
les droits de l'homme se sont surtout résumés dans un droit de
critique, de contrôle et de limite du pouvoir de l'État. Les
réactions thermidorienne, napoléonienne et de la Sainte-Alliance
n'ont guère réussi à supprimer ce droit. En 1830, la révolution
du libéralisme conservateur l'assure d'abord à la classe possédante
et cultivée. La révolution démocratique de 1848 ne tarde pas à
l'étendre, au moyen du suffrage universel, à tous les citoyens.
Tout cela d'une façon plutôt théorique et formelle que pratique et
réelle.
Vint ensuite
non pas le socialisme, mais ce qu'on a fini par appeler de son vrai
nom la démocratie sociale (Sozialdemokratie). Celle-ci s'est proposé
non pas la transformation des formes de la propriété et de tous les
rapports sociaux, mais simplement d'appliquer au Capital le même
droit de critique, de contrôle et de limite déjà exercé envers
l'État. Toutes les lois préconisées par les divers partis
socialistes dans les parlements ne visent pas à autre chose :
contrôler et borner, au moyen de l'État, le pouvoir des
capitalistes.
Le fascisme
a remonté ce courant historique, logique en somme, malgré son
insuffisance à résoudre le problème de l'émancipation du travail
et des travailleurs. Il s'en est pris d'abord à la démocratie
sociale (organisations syndicales, coopératives et politiques des
travailleurs), puis à la démocratie radicale bourgeoise et, enfin,
au libéralisme conservateur lui-même, pour revenir à l'État
absolu, ne tolérant ni critique, ni contrôle, ni limite à son
pouvoir. Pour ce faire, quelle doctrine le fascisme a-t-il dû
invoquer ? Celle d'un pouvoir fort, qui, pour être tel, ne saurait
tolérer d'être critiqué, contrôlé et limité par les citoyens
n'ayant ainsi d'autres droits que ceux que l'État veut bien leur
reconnaître dans son intérêt, quitte à les supprimer dès qu'il
juge bon de le faire. Une telle doctrine ne peut que nier les droits
de l'homme pour faire retour au droit divin. C'est ce que l'organe de
la papauté, L'Osservatore Romano, ne manqua pas de faire ressortir
en soulignant que la doctrine fasciste s'accorde avec la catholique
dans « la condamnation d'un système qui, en repoussant les
principes absolus et transcendantaux, donne des bases tellement
instables à l'ordre social, qu'il est permis d'établir que même le
conservatisme libéral est logiquement lié aux extrêmes
conséquences révolutionnaires ».
Une fois
admis que l'autorité peut être discutée, il est loisible d'en
arriver. à sa négation ; aussi doit-elle s'imposer au nom de la
divinité même, indiscutable. La tyrannie ne peut donc que se
réclamer forcément d'un caractère divin. C'est ce qui explique le
cléricalisme fasciste.
L'État
absolu ne saurait ensuite tolérer aucune autonomie locale. La
commune s'administrant avec quelque indépendance et nommant son
Conseil et son maire fut supprimée et il n'en resta plus qu'une
division administrative, avec un podestat, sorte de dictateur local,
nommé par le pouvoir central et entièrement à sa dévotion. La
suppression des Conseils communaux entraîna celle des Conseils
provinciaux (Conseils généraux en France), le préfet devenant à
son tour dictateur provincial. À remarquer toutefois qu'à côté de
l'autorité officielle, il y a aussi celle des Fasci locaux, auxquels
podestats et préfets, sans compter l'organisation judiciaire
elle-même, ne peuvent le plus souvent résister.
Nous ne
dirons rien du Sénat et du Parlement italiens. Toute opposition y
est interdite et ils ne se réunissent plus que pour sanctionner tout
ce qui leur est soumis et pour fournir à Mussolini et à ses
ministres l'occasion de quelques grands discours. Ils vont d'ailleurs
être réformés aussi sur la soi-disant base des corporations.
Car le
fascisme se proclame lui-même un État corporatif et d'aucuns ont eu
la naïveté d'y voir une expérience intéressante. De quoi
s'agit-il en réalité ? Un pouvoir, pour être vraiment absolu, doit
aussi dominer toute la vie économique. De là cette idée de
soumettre au contrôle de l'État toute activité économique et
d'empêcher ceux qui ne font pas ouvertement acte d'adhésion au
régime d'en exercer aucune. À cet effet, rien ne peut mieux servir
que des corporations créées par l'État, après avoir interdit
toute association libre ou lui avoir ôté les fonctions qui en font
sa raison d'être.
Déjà, aux
temps de l'ancienne Rome existaient des corporations ouvrières.
Levasseur, dans son Histoire des classes ouvrières avant 1789, nous
dit :
« Aussi
loin qu'on remonte dans l'histoire ou dans la tradition on trouve à
Rome des associations, et particulièrement des associations de
métier, désignées par les écrivains sous les noms de collegium,
corpus, sodalitas, sodalitium, etc... »
Leur rôle
est ainsi défini par Waltzing :
« En
résumé, la religion, le soin des funérailles, le désir de devenir
plus forts pour défendre leurs intérêts, pour s'élever au-dessus
du commun de la plèbe, le désir de fraterniser et de rendre plus
douce leur pénible existence, telles étaient les sources diverses
de cet impérieux besoin d'association qui travaillait la classe
populaire ».
Levasseur,
après avoir retracé ensuite les différentes phases par lesquelles
ces organisations plus ou moins libres, autorisées ou tolérées ont
passé, nous conte comment elles devinrent enfin institution d'État
et instrument de la tyrannie impériale : « Les empereurs en
vinrent, au IVème siècle, à considérer le travail industriel non
comme un droit qu'ils devaient protéger, mais comme un service
public, dont ils pouvaient exiger l'accomplissement et les collèges
comme les organes de ce service. Ils l'exigèrent d'autant plus
rigoureusement que le service intéressait davantage la subsistance
de Rome et des grandes cités ; de là, les obligations qui pesèrent
sur les collèges de naviculaires, de boulangers, et aussi les
immunités qui en étaient la compensation. Au IVème siècle, quand,
l'industrie s'alanguissant, les artisans cherchèrent à se dérober
à un travail devenu sans doute improductif, les empereurs,
considérant ce travail comme une fondation d'État obligatoire,
retinrent par la force les membres dans leur collège, et le collège
devint ainsi une sorte de prison.
Les
manufactures de l'État, réputées plus nécessaires encore que les
industries de l'alimentation, étaient une véritable prison pour les
hommes libres comme pour les esclaves qui y étaient attachés ; on
les marquait d'un fer rouge comme le bétail.
Au lieu
d'être une personne se mouvant et se groupant librement dans le
cadre d'une organisation économique qui le protégeât, l'individu
n'était plus qu'une pièce d'un grand échafaudage vermoulu,
laquelle ne pouvait pas se déplacer, ou qu'il fallait immédiatement
remplacer, de crainte que l'ensemble du système se faussât et que
le tout s'écroulât. »
Ce n'est pas
la seule fois que nous voyons dans l'histoire la tyrannie s'emparer
ainsi de l'organisation économique. La monarchie féodale en fit de
même pour vaincre et asservir les Communes libres. De ces
corporations indépendantes qui avaient fait leur force et leur
grandeur, elle fit une institution royale et dès lors elles ne
pouvaient plus être qu'une arme de la tyrannie. C'est ce que le même
Levasseur nous fait remarquer :
« C'est par
ignorance de l'histoire que des publicistes ont attribué à
l'ancienne corporation le mérite d'avoir été la protectrice de
l'ouvrier : faite par les maîtres, elle protégeait les maîtres,
et, d'accord avec la police royale, elle tenait en général
l'ouvrier dans une dépendance étroite. La corporation était une
sorte de coalition tacite et permanente contre la hausse des
salaires, quoiqu'elle n'eût pas la puissance d'empêcher
complètement le jeu de l'offre et de la demande. »
Mussolini ne
fait donc qu'essayer par ses corporations d'État, après destruction
des associations libres, ce que d'autres tyrannies poursuivant le
même but d'absolutisme avaient déjà fait. Ici encore rien de
nouveau, n'en déplaise à certains renégats du syndicalisme italien
qui prétendent le contraire.
En résumé,
la doctrine fasciste est cléricale, centraliste et étatiste.
Inutile de faire ressortir qu'en matière de politique étrangère,
elle ne peut être qu'impérialiste, d'autant plus que le fascisme
n'est qu'un nom d'occasion du nationalisme.
Une dernière
remarque. Pour combattre notre antiétatisme, les socialistes ont
souvent prétendu que nous n'étions que des alliés du libéralisme
bourgeois visant aussi à la diminution du pouvoir de l'État.
Laissons de côté tout ce qu'il y a d'inexact et même d'entièrement
faux dans cette affirmation, et constatons que la pire forme de
réaction, le fascisme, se prononce pour l'omnipotence de l'État. «
Tout par et pour l'État, rien en dehors de l'État. » C'est
pourquoi l'antifascisme ne saurait en somme signifier avant tout et
surtout qu'antiétatisme.
‒ L.
BERTONI.
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