Comme vivant
sous le régime féodal, on classe assez souvent des peuplades comme
Abyssins, Albanais, Druses, Kurdes, Rifains, etc. Dans l'antiquité,
les anciens Gaulois, les anciens Germains, les Achéens (c'est-à-dire
les Grecs avant Homère) avaient le même régime social. Le plus
souvent, avec le temps, cette organisation disparaît, ou, tout au
moins, ne persiste que dans quelques pays montagneux, dont la nature
favorise l'indépendance des tribus, et, au point de vue économique,
maintient la vie pastorale. La féodalité primitive, que
j'appellerai ainsi, pour l'opposer à la féodalité proprement dite,
celle du moyen-âge européen, comporte la division de la peuplade en
tribus ou clans (ou gentes, chez les latins primitifs) indépendants.
Chaque clan ou tribu groupe des familles d'hommes libres sous
l'autorité d'un chef héréditaire (pater latin, roi ou seigneur) ;
et tous se considèrent comme descendants d'un même ancêtre, ont
les mêmes emblèmes (ou totems). Les tribus sont souvent en dispute
et en guerre, les unes contre les autres. Il n'y a accord, dans la
tribu, ou entre les tribus, que lorsqu'il s'agit d'organiser un coup
de main pour aller piller une tribu voisine, ou pour faire une
expédition en pays plus éloigné, ou bien lorsqu'il faut défendre
la fédération contre un ennemi menaçant. Alors, la tribu, ou
l'ensemble des tribus, choisit un chef d'expédition, un roi des
rois, un chef de guerre (Agamemnon, Samson, Vercingétorix, Abd el
Krim, etc...), dont l'autorité d'ailleurs est précaire et
temporaire. C'est pourquoi quelques écrivains ont donné le nom de
république à ces groupes sociaux. Dans ces sociétés primitives,
chaque seigneur, ou chef, ou pater latin, ou roi est indépendant. Ce
hobereau est à la tête d'hommes libres, plus ou moins nombreux,
parfois une douzaine, parfois quelques centaines, ou bien davantage.
Mais la condition d'homme libre s'entend par rapport à la condition
d'esclave, lesquels sont d'ailleurs très peu nombreux. Il n'y a pas
de liberté véritable chez les primitifs. L'homme libre ne peut pas
sortir de la tribu. Dans les temps les plus lointains, il est lié
d'obéissance au totem, à la coutume, plus tard, à celui qui a
accaparé la puissance du totem, c'est-à-dire au chef de la tribu.
La vassalité caractérise le régime féodal. Quand le royaume
parvient à se constituer, les chefs de tribu deviennent les vassaux
du chef de la fédération. Prérogatives et rapports sociaux sont
héréditaires et fixés par la tradition. Ce qui caractérise cette
féodalité primitive, c'est encore le caractère familial des
rapports sociaux. La hiérarchie est compensée par une certaine
familiarité. Le seigneur est le protecteur de ses vassaux et de ses
clients. Les mœurs appartiennent au régime patriarcal, qui n'est
pas essentiellement idyllique, car il comporte tous les abus d'une
autorité monopolisée par une seule famille et non contrôlée, et
où la violence sans espoir est le seul recours contre l'injustice.
L'appropriation individuelle existe déjà. Les familles nobles sont
les plus riches, c'est-à-dire qu'elles possèdent la plus grande
partie des troupeaux. Les forêts, landes, friches, pâturages,
continuent à rester indivis. Lorsque la culture apparaît chaque
famille cultive ce qu'elle peut. Le seigneur s'approprie la plus
grande partie des terres cultivables, que ses esclaves ou serfs, ou
ses métayers, cultivent pour lui. Cette appropriation a toujours
tendance à s'accentuer aux dépens des pauvres, qui passent à la
condition de colons ou métayers, ou serfs. II. - FÉODALITÉ
PROPREMENT DITE. - L'invasion des Barbares détruit le cadre
administratif de l'empire romain. Il n'y a plus d'Etat. Tout le
système fiscal, qui pesait si lourdement sur les populations,
s'écroule. Chaque chef de clan s'établit sur la terre conquise,
comme seigneur à peu près indépendant, sauf rapport de vassalité,
souvent assez vague, avec le roi. Il a le droit de justice dans son
domaine. S'il s'est établi dans une région où la vie commerciale
est importante, il prend le droit de battre monnaie, qui, dans la
suite des temps, est toujours une fausse monnaie (la monnaie du roi
ne vaut pas mieux). Ses hommes s'installent comme seigneurs de
moindre importance, ou comme francs alleutiers (propriétaires libres
et indépendants). L'établissement des Barbares n'est pas définitif
immédiatement. Des bandes parcourent longtemps le pays en
conquérants. Un des fils de Clovis, Thierry, fait deux expéditions
en Auvergne, qui fait partie de ses Etats, pour donner à ses troupes
l'occasion de piller. Les envahisseurs ne se fixent que lentement. En
fait, l'organisation féodale ne se réalise qu'à l'époque
carolingienne. A ce moment, si l'on cherchait les origines de
l'aristocratie, on trouverait, parmi ses ancêtres, les conquérants
de race étrangère, descendants des chefs de clan, et aussi les
chanceux, les débrouillards, devenus serviteurs, truchements et
compagnons des chefs barbares, et encore les gros propriétaires
gallo-romains ayant pu traiter avec les envahisseurs (au moment de l'
« hospitalité », on partage des terres). Les simples hommes
libres, d'origine germanique, les francs alleutiers du début ont
disparu sous la pression des conditions sociales, trop faibles pour
se protéger eux-mêmes dans les guerres et les compétitions
incessantes. Sous l'autorité des seigneurs, le peuple travaille et
peine. La bourgeoisie est peu importante : quelques artisans et
marchands dans les villes dépeuplées. Toute la vie économique est
agricole. Or, déjà, sous le Bas Empire, la classe rurale moyenne
avait complètement disparu. Sous la dépendance de très gros
propriétaires, il n'y avait plus que des colons, asservis à la
terre. La conquête barbare n'a pas beaucoup changé les conditions
sociales. Ces colons sont devenus pour la plupart de véritables
esclaves (servus ou serf veut dire en latin esclave), des serfs de la
glèbe, véritables bêtes de somme, sans aucun droit, subissant le
droit du bon plaisir, du plaisir sexuel (droit de cuissage, racheté
plus tard), de tous les caprices d'un pouvoir absolu. Ce sont des
esclaves, et c'est tout dire. Il est remarquable que l'Eglise
chrétienne n'a fait aucun effort pour libérer les serfs. Elle est
devenue féodale, et toute sa politique a tendu à accaparer des
biens et des richesses. Elle s'est montrée souvent plus dure pour
ses serfs que les seigneurs laïcs. Aucun espoir pour le serf de se
libérer. Il n'a pas le droit d'entrer en cléricature. Les couvents
accueillent des vilains, des bourgeois, des nobles, mais pas des
serfs ; ceux-ci appartiennent à leur seigneur. Les prêtres, même
s'ils sont d'humble extraction, sont, eux aussi, de libre origine ;
ils se recrutent parmi les enfants bien doués des vilains, des
bourgeois surtout, parmi les cadets des familles nobles, et à
ceux-ci sont réservées les grasses prébendes ; quelquefois un fils
de serf (peut-être un bâtard), protégé par le maître et
affranchi, sera, avec son consentement, instruit pour entrer dans les
ordres. Il y a certes souvent des maîtres passables, parfois de bons
maîtres. Mais il faut se souvenir de la brutalité des mœurs de
cette époque où comptent pour rien la souffrance et la vie
humaines. Malgré le triomphe du christianisme, malgré la puissance
de l'église, l'état de guerre est permanent. Ce qui le prouve, ce
sont les châteaux-forts, ce sont les bourgs fortifiés, les églises
fortifiées. Tout le monde se garde. Les seigneurs font métier de
faire la guerre pour en tirer profit. Plus tard, avec l'adoucissement
des mœurs, cette guerre pourra devenir un sport ; il y aura des
règles d'honneur et de courtoisie entre les chevaliers, mais pas
vis-à-vis des gens du peuple. A ce moment, quand la vanité de
paraître l'emporte sur la brutalité, ce sont les serfs et les
vilains qui pâtissent des dépenses démesurées. Le domaine doit
pourvoir aux dépenses du maître, et c'est aux dépens de
l'entretien du travailleur. Le luxe avec une technique peu évoluée
(donc à faible rendement) a pour conséquence la misère des
producteurs (note de Christian Cornelissen). La condition des serfs
change au cours des temps. Taillable et corvéable à merci, à la
merci du maître, le serf n'avait la propriété, ni la disposition
de rien : ni de son pécule, ni, non plus, d'un bien, si minime
fût-il, à laisser à ses enfants. Lui mort, le seigneur pouvait
reprendre la vache qui aurait fait vivre les orphelins. Mais travail
d'esclave n'est pas profitable. Peu à peu les maîtres se rendirent
compte qu'ils avaient intérêt à laisser au travailleur une part de
la production en toute propriété. Le serf devenait vilain, toujours
attaché à la terre, mais libre de son pécule, maître du petit
bien qu'il pouvait avoir ; il travaillait mieux et le seigneur y
trouvait profit. Car la servitude économique ne changeait guère. Le
vilain a l'illusion de travailler pour lui, et il s'acharne à la
peine. Mais il reste soumis à des redevances abusives, par exemple à
toutes les obligations des banalités : obligation, moyennant
payement d'une taxe, d'aller moudre son blé au moulin du seigneur,
de se servir exclusivement du four banal, du pressoir banal, de la
forge banale, etc. Il n'a pas le droit de vendre son vin avant que le
seigneur ait vendu le sien, etc. Tout cela, sans compter les corvées,
les taxes et les dîmes. L'avidité des maîtres, avidité qui croît
avec les besoins et la vanité, les conduit à l'exploitation abusive
des pauvres gens, d'autant plus facilement qu'ils ont droit de
justice et qu'ils sont ainsi, à la fois, juges et partie. Les
paysans, malgré des révoltes sporadiques (jacqueries) restent sous
la domination des seigneurs. Ils sont trop isolés et trop faibles
pour s'affranchir. L'effort de libération est parti des villes. Par
l'effet des besoins grandissant et aussi de l'ingéniosité des
hommes, un essor économique avait développé les cités et fait
prospérer les corporations d'artisans. L'effort de ces corporations
contre l'oppression féodale, qui s'est appelé le mouvement des
Communes, a commencé au Xème siècle. Les chartes de franchise
s'étendirent au cours du XIème et du XIIème siècle ; elles sont
générales aux XIIIème. La bourgeoisie est née. Les bourgeois ont
la libre disposition de leur personne ; la charte leur permet de
fixer l'impôt, elle les met à l'abri du caprice éhonté du
suzerain (seigneur ou abbé) dans l'établissement des taxes et
redevances. On a dit que le pouvoir royal a favorisé le mouvement
communal. C'est faux. Il s'y est opposé de toutes ses forces sur son
propre domaine. Plus tard, il s'en servit pour saper le régime
féodal. S'il y eut une civilisation féodale, cette civilisation,
qui eut en France son plein épanouissement au XIIIème siècle,
coïncida avec l'effort d'affranchissement du peuple. C'est le peuple
qui construit les cathédrales, c'est grâce à la bourgeoisie
naissante que se fondent et se développent les universités, que
fleurissent les arts et les travaux de l'esprit. Les progrès
spirituels amènent l'adoucissement des mœurs. Tant que la féodalité
a été souveraine maîtresse, elle n'a rien produit. Le roi,
c'est-à-dire le plus puissant seigneur féodal qui arrive à imposer
sa suzeraineté à ses rivaux, finit à la longue par évincer les
autres seigneurs féodaux. Il y est aidé par l'effort de la
bourgeoisie. La féodalité disparaît ainsi peu à peu. En France,
elle se perd insensiblement à l'avènement du XVIème siècle.
L'administration, la fiscalité, la justice passent aux mains du
pouvoir royal. Mais les coutumes et les servitudes (banalités,
dîmes, etc.) persistent jusqu'à la Révolution. L'affranchissement
des paysans ne date que de 1789, et, à cette date encore, il y avait
des serfs de mainmorte sur les domaines de l'abbaye de Saint-Claude.
C'est l'église qui a maintenu l'esclavage le plus longtemps. Pour
conclure, on peut dire que ce qui caractérise la féodalité, c'est
que les seigneurs possédaient, à titre héréditaire, tous les
pouvoirs administratifs, judiciaires, et, bien entendu, fiscaux. Il a
fallu des siècles avant que le peuple prît conscience de cette
iniquité : l'héritage donnant des droits sur autrui. Et pourtant,
aujourd'hui existe une nouvelle féodalité capitaliste, en ce sens
qu'elle détient par droit héréditaire, elle aussi, tout le pouvoir
économique.
- M. PIERROT
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