samedi 6 avril 2019

Lignes N°58

L"illogisme meurtrier des assignations"  Par Christiane Vollaire

"Tactique de la terre brûlée, centres démesurés, absence d'ordre, déplacements anarchiques, tout désigne, dans la gestion des populations, une prise de décision qui se caractérise par sa parfaite irrationalité: la toute-puissance de l'illogisme au nom même de la volonté de contrôle. Cette forme-là de la guerre n'est pas destinée à tuer directement les populations, mais elle a le double effet de détruire leurs possibilités de survie, et de les rendre intégralement dépendantes."

"Déraciner, déstructurer, désorganiser, rendre inhabitable, produire des déplacés, semblent également le moteur des économies de travail dans leurs effets de délocalisation et de précarisation, et le sentiment constant d'insécurité qu'ils génèrent."

"Ainsi la position semble-t-il devoir être, de façon permanente, celle du "demandeur": demandeur d'asile ou demandeur d'emploi, en quête constante de ce qui lui est refusé, et assigné par là."

"Les no Borders à Calais
Ce qui va prédominer sera donc nécessairement une logique de la chasse à l'homme, qui produit le déplacement comme finalité. Elle se traduira par l'exercice systématique de la violence policière, non comme moyen mais comme fin. A Calais, en 2016, des membres du groupe des No Borders, réseau disséminé créé, comme son nom l'indique, dans une claire intention de refus des frontières, en attestent: Il y a deux types de comportement: la violence générale de la police en elle-même, ou les ratonnades. Ce sont deux types d'abus:
-des abus structurels: utiliser des gaz ou des matraques, tabasser les mecs à la sortie des camions, faire passer les gens dans l'eau. Les policiers ont creusé des douves dans le tunnel: on bloque les migrants qui tentent de passer, et on les oblige à revenir dans l'eau.
-des abus individuels avec passage à tabac pendant des heures, comportements individuels violents de la part de policiers particuliers.
Il y a des personnes à l'hôpital depuis trois mois, parce qu'ils se sont fait coincer par les voitures de flics contre une rembarde de sécurité. Il n'y a jamais eu autant de morts à Calais, ou blessés graves ( amputation ). C'est depuis qu'ils ont augmenté les "moyens de sécurité" du tunnel. Les gens prennent plus de risques...mais il y a plus de problème de "fluidité du trafic."

"Cette présence policière massive , constante et plurifocale n'est nullement destinée à maintenir l'ordre, mais tout au contraire à produire une véritable désorganisation des vies: disperser les affaires, saccager les tentes, déranger des squats qui avaient réussi à produire une vie commune, et terroriser des sujets qui, de toute manière, n'ont d'autre ressource que de rester, de se faufiler, de tenter de nouveau un passage sous un camion, d'être à nouveau arrêtés, repris, tabassés, relâchés ou envoyés en rétention, évacués, blessés, mutilés, repris, échappés, à nouveau disséminés. A aucun il n'est permis de se projeter vers un avenir possible. Et la logique de la persécution est bel et bien, de ce point de vue, une logique d'extermination sociale avant de se traduire par différentes formes de mort réelle. L'intervention policière y tient lieu de politique, si l'on accorde à ce dernier la définition qu'en donne Rancière comme "revendication d'une part des sans-part"."

"Des usages des "forces de l'ordre"

Mais la puissance d'intimidation demeure massive, et capable aussi de se reconfigurer pour terroriser. De cette intention terrorisante et déstabilisante, témoigne ce que le sociologue Didier Fassin appelle une "paramilitarisation de la police". Elle n'est pas originellement destinée aux migrants, mais aux immigrés des quartiers populaires. Publié en 2011, la force de l'ordre, une anthropologie de la police des quartiers s'ouvre sur cet avertissement éloquent:

Le durcissement des politiques sécuritaires françaises, avec pour corollaire la censure des travaux scientifiques reposant sur une observation des forces de l'ordre, m'a empêché de poursuivre plus avant mon étude et convaincu de l'urgence d'en faire paraître les résultats.

L'ouvrage entier repose sur une enquête de terrain dans la brigade anti-criminalité ( la BAC) d'une ville de la banlieue parisienne. Il en présente les exactions quotidiennes, les comportements ostensiblement racistes, les violences, les affichages d'extrême droite et les options clairement fascistes. Il en résume ainsi, sans ambages, l'état d'esprit:

Les forces de l'ordre intervenant dans les banlieues sont donc constituées pour l'essentiel d'hommes blancs auxquels on a confié la mission de pacifier des quartiers décrits comme une "jungle"où vivent principalement des individus d'origine africaine qu'on leur a présentés comme des sauvages.

Ajoutant:

La disproportion des moyens utilisés au regard des interpellations à mener et leur exhibition spectaculaire dans les médias avaient à l'évidence moins pour objet de protéger la police que de produire un double effet : d'une part terroriser les habitants de ces quartiers{...}: d'autre part impressionner la population du pays.

De nombreux exemples de cette disproportion des moyens" sont donnés tout au long du livre, parmi celui-ci:

La porte de l'appartement où vivait l'un des suspects fut fracassée, les meubles renversés et plusieurs personnes frappées, dont la soeur du jeune recherché. Elle était en train de faire ses devoirs et , pour être sortie de sa chambre au mauvais moment, fut elle aussi malmenée, terminant sa soirée à l'hôpital avec un bras fracturé et un traumatisme cervical. [...] Le syndicat de police Alliance parla "de violences perpétrées avec une sauvagerie inqualifiable" à l'encontre des forces de l'ordre."


L'enseignement qu'il en tire est sans équivoque:

"Comment comprendre une telle rupture avec le pacte républicain au sein même de l'institution chargée de le faire respecter? On a récemment souligné la militarisation de la police dans de nombreux pays, au regard de l'évolution des stratégies et des technologies, notamment dans le contexte de désordres urbains. S'agissant des BAC, cependant, un autre phénomène est à l'oeuvre: on peut le qualifier de paramilitarisation."


"Ce qui interpelle Saïd Bouamama est le déni posé sur l'origine de ces émeutes:

"Zied et Bouna avaient tout simplement disparu des explications. Le fait que chacun, dans ces quartiers en révolte, puisse s'identifier à ces jeunes, également. Le fait que la mort puisse être perçue comme le résultat ultime d'une inexistence sociale aux yeux des décideurs, aussi."

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