C'EST UNE CLASSE d'économie politique. Le professeur sourit malicieusement. Soudain, il lance : « Interrogation orale sur le thème : que pensez-vous, en tant qu'économistes, de l'éducation ? »
S'avance d'abord l'étudiant Adam Smith - dont on raconte qu'il est aussi, étrangement, inscrit à un cours d'éthique. Il prend la parole :
- Je pose que la division du travail conduit à l'opulence générale. Or se pose aussitôt un incontournable problème : en réduisant des humains à n'être plus que des exécutants de tâches simples, la division du travail les rend aussi stupides qu'ignorants. Autre problème, également grave et immédiat : si les ouvriers désirent gagner le plus possible, ce sont les Maîtres qui l'emportent, eux qui désirent donner le moins qu'ils peuvent. Conclusion ? Il est du devoir de l'État d'assumer des dépenses publiques, entre autres en éducation : l'État doit mettre sur pied des institutions que l'intérêt privé de particuliers ne fera jamais ériger. Il doit accorder la priorité à l'éducation des gens du peuple. L'éducation est rentable : la dextérité perfectionnée d'un ouvrier restitue la dépense assumée, plus un profit. Les Maîtres, qui vivent de profits, ont du mal à concevoir cela : c'est que leurs objectifs sont contraires à ceux des autres membres de la société. Ils complotent donc contre elle, trompent le public et n'aiment pas trop l'éducation. Mais je suis optimiste : nous sommes des êtres dotés de sensibilité, des êtres capables de dépasser nos intérêts strictement égoïstes et de ressentir la souffrance d'autrui. L'éducation est ce qui entretient et accroît ce sentiment. Vous n'auriez pas vu une main invisible ?
L'étudiant Vilfredo Pareto - dont chacun sait qu'il est également inscrit à un cours d'eugénisme - s'avance à son tour, dégoûté par ce qu'il vient d'entendre :
- La société se déglingue à cause de tels principes humanitaires : sus à la pitié morbide qui afflige la bourgeoisie décadente ! Convenons-en, puisque c'est un fait : les hommes (je ne parle même pas des femmes et de notre inconcevable indulgence pour leurs mauvaises mœurs !) sont inégaux, intellectuellement, moralement, physiquement. Penser le contraire est absurde, ne mérite même pas une réfutation. Du point de vue de la qualité, c'est scientifique, la répartition des hommes suit une courbe de Gauss. Folie, donc, de croire qu'on peut raisonner les hommes sans faire usage de la force : la force est le fondement de toute organisation sociale. Folie de céder devant les revendications égalitaristes des femmes, des socialistes, des syndicats. Folie de réclamer le suffrage universel ou une plus grande participation des classes pauvres au gouvernement. Diffuser l'instruction, promouvoir l'éducation pour tous est inutile autant que nuisible. Inclinez-vous, minables : je fais de l'économie politique pure, moi, et je sais calculer des ophélimités. Vous n'auriez pas vu un optimum ?
Un autre étudiant s'avance. Cette fois, il s'agit de John Maynard Keynes - lequel est inscrit dans tous les cours d'art et soupçonné de courtiser la prof de danse. Il s'approche, la mine dégoûtée, et commence néanmoins sur un ton très calme :
- Il faut remettre l'économie à sa juste place : secondaire. On peut détester la spéculation et s'enrichir grâce à elle, mais à condition de fonder ensuite un théâtre ou quelque chose du genre avec le fric encaissé. L’économie doit être au service de l'esthétique. Les fins plaisirs de la vie ne sont peut-être pas à la portée de tout le monde : cela, justement, seule l'éducation nous le dira. Peut-être. En attendant, l'éducation est un investissement et peut contribuer au plein-emploi si ]'État y met du sien. Cela dit, je dois vous le rappeler encore une fois : l'amour de l'argent, comme objet de possession, est répugnant : j'ai souvent des fois expliqué que c'est une de ces inclinaisons à demi criminelles qu'on confie en tremblant aux spécialistes des maladies mentales.
L'argent doit être aimé comme un simple moyen permettant de se procurer les plaisirs de la vie. Vous n'auriez pas vu une jolie définition du concept de probabilité ?
La classe se tait et, pour un temps, on pourrait croire que tout a été dit. C'est alors que s'avance Milton Friedman - cet étudiant qui est également inscrit au cours de la Bourse.
- « Un problème énorme guette notre pays et tous ceux qui l'imitent : sa brisure en deux classes, entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, cette brisure qui s’accroît encore plus de nos jours. L'éducation seule pourra y mettre fin : je ne vois pas d'autre moyen. Mais il faudra pour cela soumettre l'éducation à la discipline du marché. Tout le reste est littérature. La privatisation de l’éducation est donc la seule voie d'avenir pour résoudre ce problème. Sinon ? Ce sera la guerre civile. Vous n'auriez pas vu un boucher ? »
Un étudiant libre, inscrit à un cours d'économie participative, s'avance enfin.
- Un économiste qui parle d'éducation, c'est presque toujours un picador qui cause taureau.
Comme absolument tout ce qui a de la valeur, l'éducation n'a pas de prix. L’ignorance, elle, est hors de prix et n'est dans les moyens de personne,
Restituer un profit, c'est encore restituer. Spéculer à contrecoeur, c'est encore spéculer. Un employé habile, c'est encore un employé. L'éducation ne devrait former que des individus libres, capables de penser par eux-mêmes. Entre l'éducation par et pour l'État, qui produit des lobotomisés qu'on appelle citoyens, et l'éducation par et pour les entreprises, qui produit des lobotomisés qu'on appelle employés, il faudrait pouvoir choisir de ne pas choisir. Viendra bien le jour où l'éducation ne « produira » rien.
Car ce jour-là ne peut manquer d'arriver. L'éducation elle-même est un des plus puissants outils pour y parvenir, peut-être même le seul. Légalité et la liberté sont possibles et souhaitables, conjointement. Pour cela, il faut refuser l'éducation qui impose l'ignorance, celle qui se contente de fournir des cadres à Nike et celle qui forme des pédants. « Être les esclaves de pédants : quel destin pour l'humanité ! Donnez à ces savants la pleine liberté de disposer de la vie des autres et ils soumettront la société aux mêmes expériences qu'ils font maintenant au profit de la science sur des lapins, des chats et des chiens », disait Bakounine,
Vous n'auriez pas vu une montre ? Je perds mon temps, qui n'est pas de l'argent.
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