jeudi 8 novembre 2018

Polémique et Histoire de Alphonse Aulard


LES IGNORANTINS


25 novembre 1903


Les ignorantins ! Ce n’est pas nous qui avons donné ce surnom aux Frères des écoles chrétiennes : ce sont eux-mêmes qui, jadis, prirent plaisir à se surnommer ainsi, « par modestie », disaient leurs partisans. Sous Napoléon Ier, sous Louis XVIII, on disait volontiers : « Les respectables Ignorantins. »
J’aime ce nom que se donnent les bons Frères : il marque bien le caractère et le but de leur pédagogie, qui est de faire des ignorants pour faire des catholiques.
Et l’ignorance qu’ils inculquent n’est pas ignorance innocente et désarmée : c’est une ignorance vicieuse et armée – armée contre la vérité, contre la raison, contre les idées républicains.
Voyez surtout comment ils enseignent l’histoire.
Déjà M. Léon Bourgeois, à la tribune, le 25 mars 1901, a donné des exemples significatifs de la manière dont les Frères frelatent ou mutilent la vérité historique, afin de plier les enfants au dogme catholique par un enseignement civique à rebours. Il a cité des extraits de devoirs, des extraits de manuels.
On trouverait bien d’autres exemples, aussi ou plus significatifs.
Ainsi, on m’a communiqué une communication d’un élève des Frères au certificat d’études primaires.
Le sujet était celui-ci : « Que vous rappellent les dates suivantes : 14 juillet 1789, 4 août 1789, 14 juillet 1790 ? Indiquez qui vous voyez un lien entre les différents faits que ces dates vous rappellent. »
Voici textuellement ce qu’a répondu l’élève des Frères. Je reproduis les fautes d’orthographe, et je ne supprime que le nom de l’élève :
« Comme chaques jours j’apprends un peu d’histoire de France il y a des faits qui se sont graver dans ma mémoire et parmi lesquelles je pourrais cité l’époque de la révolution Française.
« Sous Louis XVI roi de France était un prince perverti. Il laissa les mauvais savants publié les mauvais ouvrages qui blessèrent les âmes et les poussèrent à la révolte.
« Sous Louis XVI ces mauvais ouvrages se répandirent et une Grande Révolution allait éclatée.
« Parmi les dates les plus terrible il faut nommer le 14 juillet 1790 et le 4 août de la même année et le 14 juillet 1790.
« La première de ces Dates fut la première de la Révolution.
« Le 14 juillet des cartiers de Paris se mirent à assiégé la bastille. Son gouverneur Delaunoy eut la tête tranchée et plusieurs de ses col-lègues aussi.
« Le 4 août le peuple de Paris irrité par les menaces du généralissime Prussiens enfermèrent dans les prisons les prétes les femmes et les enfant furent enfermée parce qu’il n’aimait pas la révolution. La nuit des bandes d’assassins massacrèrent toutes ses pauvres victime.
« Enfin l’année suivante grande anniversaire 14 juillet se célèbre par un peut de calme.
« Ses trois faits principaux s’unissent et partent d’un mêmes point qui est les erreurs janséniste. »
Je ne donne point cette composition (bien entendu) comme significative du degré d’instruction des élèves des Frères : il ne leur serait pas difficile de m’opposer un devoir d’élève laïque où il y aurait au-tant de fautes d’orthographe, d’aussi fortes erreurs historiques
Je la donne comme significative de la tendance de l’enseignement historique des Frères.
Voyez-vous ce pauvre petit qui s’imagine que la Révolution n’a été qu’une suite de crimes sanglants, et qui attribue ces crimes, non seulement à la philosophie, mais au jansénisme ! Il y a certes, en histoire, des sottises laïques ; mais celle-là porte sa marque d’origine : c’est une sottise cléricale, et on y voit bien les efforts calculés des Frères pour déformer l’histoire au profit du catholicisme et spécialement au profit du catholicisme jésuitique.
Si on veut se faire une idée plus précise et plus complète encore de la façon dont les Ignorantins enseignent l’histoire aux enfants du peuple, il faut lire le manuel généralement adopté dans leurs établissements et que M. Léon Bourgeois a déjà signalé. Il est signé F. F. et j’ai sous les yeux le cours supérieur, publié chez Mame et Poussielgue
Je laisse de côté quelques âneries qui ne sont là que pour mettre l’enfant en goût d’ignorance, comme quand il est dit (p. 495) que Barnave et Bailly siégeaient à l’Assemblée législative, ou (p. 496) que cette Assemblée déclara la guerre à la Prusse. Il y a aussi, je le répète, des âneries laïques, et les bons Frères n’ont pas la spécialité de ces bourdes grossières.
Mais ce qui est bien à eux, je le répète aussi, c’est la tendance. Ainsi, p. 468, leur auteur dit de Voltaire qu’il fut « le plus menteur, le plus corrompu, le plus écouté et le plus malfaisant des philosophes » ; p. 469, il dit de Rousseau qu’il combattit « avec un haineux acharnement la religion chrétienne » (pauvre Vicaire savoyard !) ; p. 449, il dit de Turgot : « Il eut le tort de se montrer dédaigneux de nos traditions nationales et hostile, comme les philosophes ses amis, à l’influence bienfaisante de l’Église » ; et de Malesherbes : « Les fausses idées du philosophisme eurent aussi trop d’influence sur son esprit et l’engagèrent dans plusieurs des erreurs sociales de ses contemporaines. »
Quel tableau l’historien des Frères trace-t-il aux enfants de l’ancien régime ? Un tableau presque riant. La dîme ? C’était un « impôt minime ». Les privilèges de la noblesse ? ils étaient « justifiés » par ses charges (p. 475).
Que faut-il penser de l’Assemblée constituante ? qu’elle « accumula les ruines » (p. 489). De la confiscation des biens du clergé ? qu’elle « aggrava la misère des pauvres et la rendit presque intolérable » (p. 492). De la Convention ? que ses commissaires « faisaient partout dresser la guillotine », et aussi « qu’un million d’hommes moururent de misère pendant la Terreur » (p. 520).
Et ainsi de suite. Tout est à l’avenant !
Qu’est-ce donc que l’histoire aux yeux des Frères ? La préface du manuel nous le dit : « L’histoire est le récit des faits accomplis, avec la permission de Dieu, par l’homme qu’il a créé libre, faits qui ont influé sur les destinées naturelles et surnaturelle de l’humanité. »
Ces faits, « il faut les exposer et les juger à la lumière de l’Évangile ».
L’histoire doit convaincre les enfants « que la morale évangélique n’est pas seulement pour régit la vie individuelle, mais qu’elle demeure, en dépit de toutes les protestations, la règle souveraine des gouvernements ». De nombreux évêques ont approuvé et ce manuel et la définition de l’histoire. Le cardinal Langénieux, dans son approbation, prend même soin de préciser ainsi cette définition : « L’histoire, c’est l’évolution providentielle de l’humanité autour de Jésus-Christ, à qui les nations ont été données en héritage. » Et il félicite les frères d’avoir conçu leurs leçons d’histoire « dans cet esprit large et surnaturel ».
L’archevêque de Tours leur a fait un autre compliment. Ayant lu ce qu’ils ont dit de la Révolution, il les félicite de leur « impartialité ».
Cela veut dire que les frères ignorantins, encore aujourd’hui incorporés à l’Université, de par le décret de 1808, ont mis l’histoire au service de l’Église catholique – et voilà, les leçons antirépublicaines qu’ils donnent, avec privilège de l’État, aux quatre cent mille enfants qui leur sont confiés par le fanatisme des mères et par l’indifférence des pères !
(Dépêche de Toulouse du 25 novembre 1903.)

Aucun commentaire: