mercredi 7 novembre 2018

Polémique et histoire de Alphonse Aulard


BACCALAURÉAT


J’avais devant moi un brave garçon, à l’air intelligent et loyal, mais décontenancé, suant à grosses gouttes, pataugeant dans la géographie. Cela me peina de le voir se noyer, d’autant plus que j’apercevais dans la salle des yeux éplorés de maman – et alors je préparai ma meilleure perche, celle qui me réussit presque toujours, je veux dire la question que, je ne sais pourquoi, les candidats aiment et savent.
Mon ami, où la Garonne prend-elle sa source ?
Au Val-de-Grâce, monsieur…
Comment ! au Val-de-Grâce ? Là-bas, au bout de la rue Saint-Jacques ? Vous en êtes sûr ?
Parfaitement, monsieur.
Il y avait dans l’accent du candidat tant de certitude, et aussi tant d’angoisse sur sa figure,que je n’insistai pas davantage sur la géographie, et, passant à l’histoire, je l’interrogeai doucement et avec d’infinies précautions sur le Consulat et le premier Empire. Il resta muet d’abord. Enfin, je finis par lui dire que l’empereur s’appelait Napoléon, et alors j’eus la malheureuse fantaisie, pour le mettre en train, de lui demander quel était le nom de famille dudit Napoléon. Il l’ignorait. Impatienté, je lui dis :
Mais enfin, comment s’appelait-il ? S’appelait-il Benoît ?
Oui, monsieur.
Vous en êtes sûr ?
Parfaitement sûr.
Et il s’épongea le front en se tournant vers le public.
Un beau cancre ! direz-vous. Eh bien, vous n’y êtes pas. Je regardai son livret scolaire : c’était un excellent élève d’un de nos meilleurs lycées. Je le retins, je causais longuement avec lui, je m’aperçus qu’il était très instruit, et je lui donnai une bonne note.
La moralité de cette anecdote, parfaitement authentique, et que je n’ai pas contée pour mettre le lecteur en état de gaîté scolaire, c’est que le baccalauréat et les examens analogues ne sont pas toujours de bons moyens pour juger du mérite des gens.
Quand on demande à un jeune homme de faire en quelques instants la démonstration de sa propre valeur, par un écrit improvisé, par des paroles improvisées, on s’expose à deux risques également fâcheux.
S’il est intelligent et affiné, il est souvent aussi, par cela même, impressionnable et nerveux à l’excès. il se produit en lui, une fois as-sis à la table de l’examen, et du mauvais côté de cette table, un double phénomène d’impénétrabilité et d’impuissance, c’est-à-dire que les questions ne pénètrent pas en lui et qu’il ne peut rien répondre. Comme néanmoins il faut absolument qu’il dise quelque chose et que l’examinateur, assis du bon côté de la table, insiste, il lui arrive, quoi-que sachant la géographie, de placer au Val-de-Grâce la source de la Garonne, et il s’expose, excellent élève, à un zéro. S’il est médiocre et apathique, il ne brillera certes pas, mais il gardera, peut-être, tout son sang-froid, toute sa possession de lui-même, et là où l’autre, l’intelligent et l’affiné, ne pouvait rien du tout, il pour-ra un peu ; or, ce peu, c’est assez pour réussir au baccalauréat.
Cette sélection par voie d’examen brusque et bref peut donc avoir parfois pour effet de favoriser les médiocres et d’éliminer les plus distingués.
Il est de même de tout examen ou concours qui, par sa forme et sa rapidité, met l’examiné, enfant ou homme, dans un état de crise, non seulement intellectuelle, mais physique ? Il y a des candidats que cette crise rend malades, d’autres, qu’elle laisse en bonne santé. Ceux-ci l’emportent sur ceux-là.
Quand nous fûmes reçu à l’Ecole normale, en 1867, trois ou quatre barbistes sur une trentaine que contenait l’étude où l’on se préparait à cette école, est-ce vraiment les plus distingués qui passèrent tous de la rue des Grés à la rue d’Ulm ? J’en appelle au souvenir de mes cama-rades : ils ne me démentiront pas si j’affirme que des esprits d’élite se trouvèrent ce jour-là en échec, parce que la crise où les jeta l’examen leur ôta leurs moyens et les mit au-dessous d’eux-mêmes et, par là, au-dessous de leurs rivaux.
Je me défie donc, et cela par expérience, des examens et des concours en forme de crise. je ne suis pas seul à m’en méfier. Et, ce-pendant, on multiplie ces examens, on les multiplie à l’infini, et la seule nomenclature de ceux qu’une moitié de la France fait passer à l’autre moitié remplirait un fort volume in-octavo en petit texte.
Certes, c’est un esprit de justice qui a amené cette multiplication abusive des examens. La faveur d’un homme désignait jadis les sujets pour les fonctions. Aujourd’hui, la démocratie entend demander au mérite qu’il se désigne lui-même, qu’il dise lui-même ce qu’il vaut, et qu’il le dise devant les juges impartiaux et équitables. Elle veut dis-cerner les meilleurs. C’est un des problèmes sociaux les plus graves et les plus difficiles à résoudre. On a cru l’avoir résolu en plaçant le candidat dans des conditions pour ainsi dire abstraites, de telle sorte que le juge n’eût à connaître que du mérite personnel du candidat à tel jour, à telle heure. On a pensé qu’il suffirait de faire appel à ce mérite pour qu’il se montrât soudainement, tout entier et vrai. Il est arrivé trop souvent que cet appel a, au contraire, intimidé le mérite, et cela justement quand il était plus personnel et plus original.
Faut-il abolir les examens ? Est-il d’autre moyen de connaître la valeur des personnes que de les examiner selon des règles publiques et impartialement ?
Je crois que le véritable, l’utile examen, c’est celui qui porte, non pas sur un moment de la vie scolaire d’un candidat, mais sur toute cette vie scolaire, et qu’on ne juge bien les hommes que d’après ce qu’ils ont été la plupart du temps, et non d’après ce qu’ils ont paru être à un instant de crise artificiellement provoquée. On l’a senti, et de là l’institution des livrets scolaires, qui corrige l’injuste brusquerie du baccalauréat.
Mais l’État a un bien meilleur moyen de savoir ce que valent ses élèves, c’est de le demander aux professeurs des lycées et collèges qui les ont suivis pendant toute leur éducation.
En faveur des examens à crise, on dira qu’ils permettent de savoir si le jeune homme saura être maître de lui dans les crises de la vie ré-elle, et cette maîtrise de soi est un des éléments du mérite. Je le veux bien. Gardons ces examens, mais à l’état exceptionnel, et que d’ordinaire le jugement porte, toute les fois que ce sera possible, sur l’ensemble des études et de la vie, sur le sujet à l’état normal, et non pas sur le sujet surexcité et enfiévré.
(Matin du 18 juillet 1896.)

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