BACCALAURÉAT
J’avais
devant moi un brave garçon, à l’air intelligent et loyal, mais
décontenancé, suant à grosses gouttes, pataugeant dans la
géographie. Cela me peina de le voir se noyer, d’autant plus que
j’apercevais dans la salle des yeux éplorés de maman – et alors
je préparai ma meilleure perche, celle qui me réussit presque
toujours, je veux dire la question que, je ne sais pourquoi, les
candidats aiment et savent.
– Mon
ami, où la Garonne prend-elle sa source ?
– Au
Val-de-Grâce, monsieur…
– Comment
! au Val-de-Grâce ? Là-bas, au bout de la rue Saint-Jacques ? Vous
en êtes sûr ?
– Parfaitement,
monsieur.
Il
y avait dans l’accent du candidat tant de certitude, et aussi tant
d’angoisse sur sa figure,que je n’insistai pas davantage sur la
géographie, et, passant à l’histoire, je l’interrogeai
doucement et avec d’infinies précautions sur le Consulat et le
premier Empire. Il resta muet d’abord. Enfin, je finis par lui dire
que l’empereur s’appelait Napoléon, et alors j’eus la
malheureuse fantaisie, pour le mettre en train, de lui demander quel
était le nom de famille dudit Napoléon. Il l’ignorait.
Impatienté, je lui dis :
– Mais
enfin, comment s’appelait-il ? S’appelait-il Benoît ?
– Oui,
monsieur.
– Vous
en êtes sûr ?
– Parfaitement
sûr.
Et
il s’épongea le front en se tournant vers le public.
Un
beau cancre ! direz-vous. Eh bien, vous n’y êtes pas. Je regardai
son livret scolaire : c’était un excellent élève d’un de nos
meilleurs lycées. Je le retins, je causais longuement avec lui, je
m’aperçus qu’il était très instruit, et je lui donnai une
bonne note.
La
moralité de cette anecdote, parfaitement authentique, et que je n’ai
pas contée pour mettre le lecteur en état de gaîté scolaire,
c’est que le baccalauréat et les examens analogues ne sont pas
toujours de bons moyens pour juger du mérite des gens.
Quand
on demande à un jeune homme de faire en quelques instants la
démonstration de sa propre valeur, par un écrit improvisé, par des
paroles improvisées, on s’expose à deux risques également
fâcheux.
S’il
est intelligent et affiné, il est souvent aussi, par cela même,
impressionnable et nerveux à l’excès. il se produit en lui, une
fois as-sis à la table de l’examen, et du mauvais côté de cette
table, un double phénomène d’impénétrabilité et d’impuissance,
c’est-à-dire que les questions ne pénètrent pas en lui et qu’il
ne peut rien répondre. Comme néanmoins il faut absolument qu’il
dise quelque chose et que l’examinateur, assis du bon côté de la
table, insiste, il lui arrive, quoi-que sachant la géographie, de
placer au Val-de-Grâce la source de la Garonne, et il s’expose,
excellent élève, à un zéro. S’il est médiocre et apathique, il
ne brillera certes pas, mais il gardera, peut-être, tout son
sang-froid, toute sa possession de lui-même, et là où l’autre,
l’intelligent et l’affiné, ne pouvait rien du tout, il pour-ra
un
peu ;
or, ce peu, c’est assez pour réussir au baccalauréat.
Cette
sélection par voie d’examen brusque et bref peut donc avoir
parfois pour effet de favoriser les médiocres et d’éliminer les
plus distingués.
Il
est de même de tout examen ou concours qui, par sa forme et sa
rapidité, met l’examiné, enfant ou homme, dans un état de crise,
non seulement intellectuelle, mais physique ? Il y a des candidats
que cette crise rend malades, d’autres, qu’elle laisse en bonne
santé. Ceux-ci l’emportent sur ceux-là.
Quand
nous fûmes reçu à l’Ecole normale, en 1867, trois ou quatre
barbistes sur une trentaine que contenait l’étude où l’on se
préparait à cette école, est-ce vraiment les plus distingués qui
passèrent tous de la rue des Grés à la rue d’Ulm ? J’en
appelle au souvenir de mes cama-rades : ils ne me démentiront pas si
j’affirme que des esprits d’élite se trouvèrent ce jour-là en
échec, parce que la crise où les jeta l’examen leur ôta leurs
moyens et les mit au-dessous d’eux-mêmes et, par là, au-dessous
de leurs rivaux.
Je
me défie donc, et cela par expérience, des examens et des concours
en forme
de crise.
je ne suis pas seul à m’en méfier. Et, ce-pendant, on multiplie
ces examens, on les multiplie à l’infini, et la seule nomenclature
de ceux qu’une moitié de la France fait passer à l’autre moitié
remplirait un fort volume in-octavo en petit texte.
Certes,
c’est un esprit de justice qui a amené cette multiplication
abusive des examens. La faveur d’un homme désignait jadis les
sujets pour les fonctions. Aujourd’hui, la démocratie entend
demander au mérite qu’il se désigne lui-même, qu’il dise
lui-même ce qu’il vaut, et qu’il le dise devant les juges
impartiaux et équitables. Elle veut dis-cerner les meilleurs. C’est
un des problèmes sociaux les plus graves et les plus difficiles à
résoudre. On a cru l’avoir résolu en plaçant le candidat dans
des conditions pour ainsi dire abstraites, de telle sorte que le juge
n’eût à connaître que du mérite personnel du candidat à tel
jour, à telle heure. On a pensé qu’il suffirait de faire appel à
ce mérite pour qu’il se montrât soudainement, tout entier et
vrai. Il est arrivé trop souvent que cet appel a, au contraire,
intimidé le mérite, et cela justement quand il était plus
personnel et plus original.
Faut-il
abolir les examens ? Est-il d’autre moyen de connaître la valeur
des personnes que de les examiner selon des règles publiques et
impartialement ?
Je
crois que le véritable, l’utile examen, c’est celui qui porte,
non pas sur un moment de la vie scolaire d’un candidat, mais sur
toute cette vie scolaire, et qu’on ne juge bien les hommes que
d’après ce qu’ils ont été la plupart du temps, et non d’après
ce qu’ils ont paru être à un instant de crise artificiellement
provoquée. On l’a senti, et de là l’institution des livrets
scolaires,
qui corrige l’injuste brusquerie du baccalauréat.
Mais
l’État a un bien meilleur moyen de savoir ce que valent ses
élèves, c’est de le demander aux professeurs des lycées et
collèges qui les ont suivis pendant toute leur éducation.
En
faveur des examens à crise, on dira qu’ils permettent de savoir si
le jeune homme saura être maître de lui dans les crises de la vie
ré-elle, et cette maîtrise de soi est un des éléments du mérite.
Je le veux bien. Gardons ces examens, mais à l’état exceptionnel,
et que d’ordinaire le jugement porte, toute les fois que ce sera
possible, sur l’ensemble des études et de la vie, sur le sujet à
l’état normal, et non pas sur le sujet surexcité et enfiévré.
(Matin
du
18 juillet 1896.)
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