dimanche 11 novembre 2018

Lettre à un religieux De Simone Weil



« Les sentiments des prétendus païens pour leurs statues étaient très probablement les mêmes que ceux inspirés aujourd'hui par les crucifix et les statues de la Vierge et des saints, avec les mêmes déviations chez les gens spirituellement et intellectuellement médiocres. »
« Si même il leur arrivait de croire la divinité totalement présente dans de la pierre ou du bois, ils avaient peut-être parfois raison. Ne croyons-nous pas Dieu présent dans du pain et du vin ? Il y avait peut-être présence réelle de Dieu dans des statues exécutées et consacrées selon certains rites ».
« La véritable idolâtrie est la convoitise (en grec dans le texte) Col. Ill, 5), et la nation juive, dans sa soif de bien charnel, en était coupable dans les moments mêmes où elle adorait son Dieu. Les Hébreux ont eu pour idole, non du métal ou du bois, mais une race, une nation, chose tout aussi terrestre. Leur religion est dans son essence inséparable de cette idolâtrie, à cause de la notion de « peuple élu » ».
« La comparaison si insistante de la Croix avec un arbre, de la crucifixion avec la pendaison, doit avoir rapport a des mythologies aujourd'hui disparues. Si le poème scandinave La Rune d'Odin est antérieur a toute contamination chrétienne (ce qui est invérifiable), il contient aussi une prophétie très frappante : « Je sais que j'ai pendu a un arbre balancé par le vent, neuf nuits entières, blessé [26] d'une lance, offert à Odin, moi-même à moi-même. A cet arbre dont nul ne sait de quelle racine il sort. « Nul ne m'a donné du pain, ni une corne pour y boire. J'ai regardé en bas, je me suis appliqué aux runes, en pleurant je les ai apprises, puis je suis descendu de là. » (Première Edda.) ».
« Le Christ a dit : « Enseignez les nations et baptisez ceux qui croient », c'est-à-dire ceux qui croient en Lui. Il n'a jamais dit : « Obligez-les à renier tout ce que leurs pères ont tenu pour sacré, et à adopter comme livre saint l'histoire d'un petit peuple inconnu d'eux. » On m'a affirmé que les Hindous ne seraient nullement empêchés par leur propre tradition de recevoir le baptême, si les missionnaires ne leur imposaient comme condition de renier Vishnou et Shiva ».
« L'action missionnaire telle qu'elle est menée en fait (surtout depuis la condamnation de la politique des Jésuites en Chine au XVIIe siècle) est mauvaise, sauf [38] peut-être dans des cas particuliers. Les missionnaires même martyrs sont accompagnés de trop près par les canons et les bateaux de guerre pour être de vrais témoins de l'Agneau. Je n'ai pas connaissance que l'Église ait jamais officielle-ment blâmé les actions punitives entreprises pour venger les missionnaires. Personnellement, jamais je ne donnerais fût-ce vingt sous à une œuvre de missionnaires. Je crois que pour un homme le changement de religion est chose aussi dangereuse que pour un écrivain le changement de langue. Cela peut réussir, mais aussi avoir des conséquences funestes ».
« C'est comme si deux hommes, placés dans deux chambres communicantes, voyant chacun le soleil par la fenêtre et le mur du voisin éclairé par les rayons, croyaient chacun qu'il est seul à voir le soleil et que le voisin en a seulement un reflet ».
« L'Église reconnaît que la diversité des vocations est précieuse. Il faut étendre cette pensée aux vocations situées hors de l’Église. Car il y en a ».
« Comme en Occident le mot Dieu, dans son sens usuel, désigne une Personne, des hommes dont l'attention, la foi et l'amour portent presque exclusivement sur l'aspect impersonnel de Dieu peuvent se croire et se dire athées, bien que l'amour surnaturel habite dans leur âme. Ceux-là sont sûrement sauvés. Ils se reconnaissent à leur attitude à l'égard des choses d'ici-bas. Tous ceux qui possèdent à l'état pur l'amour du prochain et l'acceptation de l'ordre du monde, y compris le malheur, tous ceux-la même s'ils vivent et meurent en apparence athées, sont sûrement sauvés. Ceux qui possèdent parfaitement ces deux vertus, même s'ils vivent et meurent athées, sont des saints. Quand on rencontre de tels hommes, il est inutile de vouloir les convertir. Ils sont tout convertis, quoique non visiblement ; ils ont été engendrés à nouveau a partir de [42] l'eau et de l'esprit, même s'ils n'ont jamais été baptisés ; ils ont mangé le pain de vie, même s'ils n'ont jamais communié ».
« Tout se passe comme si avec le temps on avait regardé non plus Jésus, mais l'Église comme étant Dieu incarné ici-bas. La métaphore du « Corps mystique » sert de pont entre les deux conceptions. Mais il y a une petite différence : c'est que le Christ était parfait, au lieu que l'Église est souillée de quantité de crimes ».
« Cette double souillure presque originelle explique toutes les souillures qui rendent l'histoire de l'Église si atroce au cours des siècles. Une chose aussi horrible que la crucifixion du Christ ne pouvait se produire que dans un lieu où le mal l'emportait de très loin sur le bien. Mais aussi l'Église née et grandie dans un tel lieu devait être impure dès l'origine et le rester ».
« Il n'y a pas de salut sans « nouvelle naissance », sans illumination intérieure, sans présence du Christ et du Saint-Esprit dans l'âme. Si donc il y a possibilité de salut hors de l'Église, il y a possibilité de révélations individuelles ou collectives hors [53] du christianisme. En ce cas, la vraie foi constitue une espèce d'adhésion très différente de celle qui consiste à croire telle ou telle opinion. Il faut penser a nouveau la notion de foi ».
« Il n'y a aucune raison de supposer qu'après un crime aussi atroce que le meurtre d'un être parfait l'humanité ait du devenir meilleure ; et en fait, globalement, elle ne semble pas être devenue meilleure ».
« L'esclavage était un état si violent qu'il n'était supportable que pour des âmes écrasées par l'absence totale d'espérance. Dès qu'une lueur d'espérance surgissait, la désobéissance devenait endémique ».

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