Paragraphe III de l'article "L'enseignement secondaire et la république"
III
Mais
n’ont-ils que négligé
la
raison de leurs élèves ? Je crains bien qu’ils ne leur aient
appris à ne pas raisonner, à étouffer toute velléité
d’initiative personnelle, tout effort de bon sens indépendant, à
rece-voir d’autrui la vérité toute créée, à ne jamais tenter
de la créer ou de la contrôler eux-mêmes. Obéir et plaire à des
supérieurs : voilà le conseil essentiel, dirigeant, qui résulte de
cette pédagogie.
Un
jour que j’interrogeais un de ces candidats congréganistes sur
l’histoire de la Révolution, et qu’il restait muet, je finis par
lui dire : « Y a-t-il dans la Révolution un homme célèbre, un
grand et bon citoyen dont vous puissiez me parler ? » Il hésite,
interroge mes yeux, et, se disant peut-être qu’il a affaire à un
affreux démagogue, il finit par me dire : « Oui, Monsieur, il y en
a un, c’est Marat 1.
» Et le voilà qui entame un éloge de Marat, un grand Français,
grand homme d’État, etc. Je lui objecte doucement certains faits
qui contredisent, selon moi, cette appréciation. Alors ce cri lui
sort au coeur : « Ah ! Monsieur, je ne croyais pas vous déplaire !
»
Plaire
ou déplaire ! Voilà un point de vue auquel ne se placent jamais les
élèves de nos lycées, qui ne sont tous préoccupés que de sa-voir
s’ils ont tort ou raison, s’ils savent ou s’ils ne savent pas.
Voilà le point de vue des Jésuites et de la plupart des professeurs
congréganistes. Voilà ce qui distingue les deux méthodes, les deux
enseignements, laïque et congréganiste. Dans nos lycées, on
apprend à raisonner ; chez les bons Pères on apprend à obéir. Là
on forme des citoyens ; ici on forme des sujets. Là on perfectionne
la faculté de raisonner ; ici on l’atrophie, on dévirilise,
si je puis dire, les jeunes esprits.
Ces
esprits qu’on a tâché de rendre inertes, on tâche aussi d’y
insuffler la haine ou le mépris des lois laïques, de la Révolution
française. L’histoire contemporaine, si propre à former des
citoyens, quand elle est impartialement enseignée, on la dénature,
dans les col-lèges congréganistes, de manière à inspirer
l’aversion, non pas toujours du mot de République (puisqu’il
s’agir de s’emparer de la République), mais de l’esprit
républicain. Certes, la méthode n’est plus la même qu’au temps
de la Restauration. Si le Père loriquet préside toujours à
l’éducation d’une partie de la jeunesse bourgeoise, il ne lui
enseigne plus (comme une légende l’en a accusé) que le marquis de
Buonaparte fut lieutenant-général de Louis XVIII. Il procède plus
habilement, par omissions, par mutilations. Il retranche de
l’histoire contemporaine ce qui déplaît, et il ne met en lumière
que ce qui lui plaît. Ainsi, j’ai peut-être eu la main
malheureuse, mais je n’ai pas encore rencontré un seul candidat
congréganiste qui sût bien ce que c’est que la Déclaration des
Droits ; pas un qui connût les grandes fondations de la Convention ;
pas un qui fût en état d’exposer aucun des bienfaits de la
Révolution française. Des batailles, des échafauds, des prêtres
persécutés, des démagogues déchaînés, voilà ce qu’on leur
montre, et on leur cache systématiquement les fureurs des Vendéens,
celle des prêtres réfractaires, celle des royalistes de toute
couleur. Une société gouvernée selon les principes de 89, une
démocratie dirigée par des conseils de la raison et de l’histoire,
voilà un état de choses qui n’a produit, selon ces pieux
pédagogues, qu’abomination et désolation.
On
m’assure qu’en province ils font pire. Déjà, quand je
professais à Aix et à Poitiers, j’avais entrevu l’existence,
dans ces maisons, d’un double enseignement historique, l’un
intérieur, où la saine doctrine antilaïque, antirépublicaine,
était confiée au secret des âmes ; l’autre extérieur, où des
concessions étaient faites aux mauvaises doctrines, aux doctrines
républicaines, et qui devait inspirer les réponses du candidat au
baccalauréat, et d’ailleurs c’est en province qu’un candidat
loua Marat pour me plaire. Il paraît qu’aujourd’hui ce dualisme
étrange se révèle plus clairement, et qu’il arrive plus
fréquemment que les candidats congréganistes, par étourderie ou
par trouble, confondent les deux enseignements historiques, font à
l’examinateur les réponses qu’ils ne devraient faire qu’à
leur professeur, ou mêlent ingénument les deux sortes de réponses,
celles selon la bonne doctrine et celles selon la mauvaise. Est-ce à
dire que le républicanisme militant des professeurs de Faculté
exige des candidats une sorte d’orthodoxie historique et politique
? C’est tout le contraire. Il n’y a pas d’exemple d’une
mauvaise note donnée au baccalauréat, en histoire contemporaine, à
une réponse contraire au sentiment politique du professeur, qui se
garde bien de faire expier à un enfant les fautes et les erreurs de
ses maîtres. Pourquoi donc les Jésuites dressent-ils les enfants à
ces inutiles hypocrisies ? Uniquement pour les habituer à obéir, et
à plier et à plaire ; c’est là, je le répète, le but général
de leur pédagogie.
Voilà
ce que j’ai vu par le baccalauréat. Contrôlez, je vous prie, mon
témoignage, par la lecture des livres d’histoire à l’usage des
élèves des Jésuites. J’ai dit que le Père Loriquet présidant
toujours à l’éducation d’une partie de la jeunesse bourgeoise.
Ce n’est pas une façon de parler. Son livre a été réimprimé de
nos jours, et sous plu-sieurs formes. C’est, par exemple,
l’Histoire
de France, A. M. D. G., depuis les temps les plus reculés jusqu’à
nos jours,
revue, corrigée et complétée par le R. P. Gazeau, de la compagnie
de Jésus (Paris, 1868, 2 vol. in-18), ou l’Histoire
contemporaine à l’usage de la jeunesse,
par M. l’abbé Couval (7e
éd.,
Paris, 1890, in-16), ou la Petite
histoire Turinaz.
Voilà, dirons-nous, la pédagogie congréganiste. de
France à l’usage des écoles,
par le même (Paris 1866, in-12). Lisez cela, si vous voulez avoir
par vous-mêmes une idée de la manière dont les Jésuites frelatent
l’histoire. Et les autres instituteurs congréganistes ? Ils ont
moins d’audace à mutiler la réalité historique ; ils font, au
besoin, allusion à des faits qui leur déplaisent ; ils cachent
moins de choses à leurs jeunes lecteurs. Mais sont-ils moins
acharnés contre l’esprit républicain ? Voici un Nouveau
Cours d’histoire contemporaine,
par M. Girard (Lyon et Paris, 1887, in-8° de 1027 pages). L’un des
patrons de ce livre ; Mgr
Turinaz,
loue « l’intelligence, le zèle et les excellentes intentions »
de l’auteur. Or voici un exemple de ce zèle. Page 171, il annonce
qu’il donne le « texte » de la Déclaration des Droits. Bravo !
disais-je, ce n’est pas un Jésuite qui aurait fait ce-la. Voilà
un brave homme ! Par malheur, j’eus l’idée de lire ce texte, et
quelle ne fut pas ma surprise quand je m’aperçus que c’était un
texte falsifié ! De ces falsifications, consistant surtout dans
d’habiles coupures, je n’en citerai qu’une. L’article 12 de
la Déclaration est ainsi conçu : « La garantie des droits de
l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force
est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité
particulière de ceux auxquels elle est confiée. » Les hommes de 89
voulaient que l’armée fût nationale. Ce-la gêne, paraît-il, nos
pieux pédagogues. Car, dans son prétendu « texte » de la
Déclaration, notre auteur n’a reproduit que la première phrase :
« La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une
force publique. » Et il a biffé la seconde phrase : « Cette force
est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité
particulière de ceux auxquels elle est confiée. » Voilà le zèle,
voilà les excellentes intentions que louait Mgr
Dans
l’enseignement de l’histoire contemporaine, le but particulier de
cette pédagogie factieuse, c’est de rendre les jeunes gens
impénétrables à l’esprit républicain, de leur cacher le sens
vrai de l’évolution de la France depuis 1789, de leur insinuer le
mépris des institutions démocratiques en tant que rationnelles, de
rompre le lien social et politique qui unit la patrie française, et
de le rompre au profit d’un groupe international.
Y
réussissent-ils toujours ? Il est de jeunes raisons, nées robustes,
qui déjouent les fraudes, qui en prennent l’horreur, et qui,
trempées par
cette épreuve même, sortent de là fortes et droites. Mais combien
de ces élèves gardent le pli, restent déformés et incapables de
raisonner, frivoles et dédaigneux du vrai, et, arrivés à l’âge
d’hommes, de-meurent enfants !
Ainsi
affaiblis et vidés, ainsi élevés dans l’ignorance ou le dédain
des principes démocratiques et rationnels, les voilà qui entrent
dans les fonctions publiques, et non dans les moindres, les voilà
qui for-ment, jamais perdus de vue par leurs maîtres, l’élément
principal de la classe prétendue dirigeante. Quelle société
veulent-ils nous faire ? Vous vous étonnez de ces sophismes
politiques et sociaux qui aboient dans nos rues et dans les gazettes.
Vous vous étonnez de cette tendance avouée à extirper de la
République l’esprit républicain, à amputer la patrie de l’idée
de justice et de solidarité. Vous vous étonnez de voir ce qu’on
n’avait jamais vue en France, dans la France de Descartes, de
Corneille et de Voltaire, – de voir, dis-je, le mensonge
publiquement honoré. Eh bien ! moi, je ne m’étonne pas. J’avais
vu, par le baccalauréat, quelle floraison publique de sophismes et
de mensonges nous préparait l’enseignement congréganiste.
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