Aux
yeux de quantité de gens, le destin est une suite d'événements, de
phénomènes, heureux ou malheureux, tracés à l'avance sur le grand
livre de la vie, par une puissance obscure, et contre lesquels il est
inutile de lutter, ou d'opposer la moindre résistance, ceux-ci
devant se manifester et se produire en vertu d'une fatalité
inéluctable.
Ce
qu'il y a de plus curieux, c'est que des êtres qui s'imaginent être
libérés dé toute croyance religieuse, de tous préjugés, se
refusent à admettre que le destin n'est que l'enchaînement des
effets et des causes, et si pour eux l’idée du destin ne
personnifie pas la providence, ils n'en sont pas moins convaincus que
tout dans l'existence est réglé, et que les arrêts du destin sont
invariables, irrévocables. « Il faut se soumettre à son destin ».
« La plainte ni la peur ne changent le destin » (La Fontaine). Tel
est l'esprit qui a dominé le monde pendant des siècles et qui
exerce encore une influence considérable. Pour nous, une telle
conception du destin est rétrograde et celui qui la partage, ne peut
être qu'imprégné, à son insu, des vieilles idées religieuses.
D'autre part, cette croyance aveugle en son destin, ou en la destinée
des êtres et des choses, est un facteur, de faiblesse, de lâcheté
et d'asservissement. Que de fois n'avons-nous pas entendu, et plus
particulièrement lorsque l'on s'adresse au travailleur pour lui
faire entrevoir sa condition inférieure et misérable, que le destin
le voulait ainsi, et que, quoi qu'on dise ou quoi qu'on fasse, cela
ne changera jamais? C'est cette idée, imprimée dans le cerveau des
opprimés par des siècles et des siècles d'esclavage, qu'il faut
énergiquement combattre. Il faut lutter contre cette ignorance, qui
arrête toute velléité de révolte chez le travailleur et lui fait
accepter son sort avec passivité. Aucune force occulte ne nous
dirige, aucune puissance extérieure ne nous guide. Tout est
déterminé dans la vie, et le bonheur des hommes, ne peut être,
n'est et ne sera que le produit, le fruit, de leur travail. Si les
serfs du moyen âge, si nos aînés du XVIIIème siècle s'étaient
endormis dans leur souffrance, s'ils avaient attendu les « arrêts
du destin », nous n'en serions pas aujourd'hui à bénéficier des
quelques bienfaits dus à leurs révoltes, et au progrès de la
science et de la civilisation. « Ce sont les hommes eux-mêmes qui
s'attirent leurs maux », ce sont eux aussi qui forgent leur bonheur.
« Nulle main ne nous dirige, nul oeil ne voit pour nous ». Sachons
nous
diriger,
et sachons écarter le voile qui fut placé devant nos yeux pour nous
cacher la vérité. La force du destin est une croyance indigne d'un
siècle de science et de philosophie, c'est un vestige du temps
passé, qui fut utilisé pour maintenir les esclaves sous le joug de
leurs maîtres, pour dominer les parias, et pour refréner leurs
légitimes élans de révolte ; mais aujourd'hui, les opprimés
doivent étancher leur soif de libération ; ils doivent savoir et,
s'ils ne savent pas, apprendre que la vie est une suite de phénomènes
déterminés, qui s'enchaînent les uns aux autres et que l'homme
possède en lui la force et la puissance de déterminer certains de
ces phénomènes. « L'homme a besoin de se sentir grand, d'avoir,
par instant, conscience de sa sublimité et de sa volonté. Cette
conscience, il l'acquiert dans la lutte : lutte contre soi et contre
ses passions, ou contre des obstacles matériels et intellectuels.
Or, cette lutte, pour satisfaire la raison, doit avoir un but.
L'homme est un être trop rationnel pour approuver pleinement les
singes du Cambodge jouant par plaisir avec la gueule des crocodiles »
(J.-M. Guyau). Et Guyau a raison, la conscience ne s'acquiert que
dans la lutte, et la lutte doit avoir un but. Ce but pour nous, c'est
la libération totale du genre humain, et il n'est pas possible que
nous ne l'atteignions pas. L'homme a lutté contre des forces
naturelles ; il a triomphé et est arrivé à les asservir. Ayant
triomphé de forces, de causes et d'effets indépendants de sa
volonté, il arrivera à vaincre les effets et les causes qu'il
engendre lui-même et dont il est la victime. Il porte son destin
avec lui et, selon son vouloir sa volonté, son pouvoir grandira, il
arrivera à se libérer de toutes les contraintes exercées sur lui
par ses semblables, et sa destinée lui apparaîtra douce et
harmonieuse.
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