mardi 6 novembre 2018

Polémique et histoire d'Alphonse Aulard




LA GUERRE ET LE PAPE
18 février 1904


Ne croyez pas que Notre saint-Père le Pape soit tout absorbé par les soucis mystiques qu’il vient d’exprimer dans son interminable et fastidieuse encyclique sur le cinquantenaire du dogme de l’Immaculée-Conception.
Non : la guerre russo-japonaise le préoccupe aussi, et l’Osservatore romano, son journal officiel, se fait l’interprète de ses préoccupations.
Je vous recommande les deux articles signés Byd, qui ont paru, sous la dictée du Saint-Esprit, dans le numéros de cette gazette sacrée, datés des 7 et 11 février 1904.
On y voit que le vicaire de Jésus-Christ a versé d’abord quelques larmes sur la mort probable de tant de milliers de jeunes hommes. Mais, bah ! ceux qui vont périr ne sont que des païens ou des schismatiques, et l’œil crocodilesque du pape se sèche presque aussitôt qu’il est humecté. A peine sec, son œil rit, d’un rire sarcastique.
C’est que le pape est joyeux en pensant à la déconvenue des philosophes humanitaires et rationalistes, qui espéraient ouvrir une ère de paix dans le monde.
La paix par la raison ! La paix par le droit ! La paix par la fraternité ! Quelles farces ! Le Saint-Père s’en tient les côtes, tant il rit.
Ah ! vous croyez qu’on peut instituer la paix ici-bas sans croire à l’Immaculée-Conception, à la Transsubstantiation, à la Trinité ! Eh bien ! vous le voyez : la Providence se venge de votre incrédulité ; elle déchaîne entre les jaunes et blancs une guerre terrible, et si vous ne vous hâtez d’admettre que Marie a été conçue sans péché, la Bulgarie, entrant dans la danse, va compliquer la guerre orientale d’une guerre européenne.
Et l’arbitrage ?
L’arbitrage ? Sottise noble, sottise vaine. On a substitué, fait remarquer le pape, des arbitrages partiels à l’arbitrage européen et mondial, rêvé par les rêveurs, des arbitrages de nation à nation, d’où on exclut précisément toutes les grandes questions dangereuses, pour n’y soumettre que les petites questions, celles d’où la guerre ne pourrait sortir.
Pauvres hommes, qui voulez-vous gouverner par la raison et non par le dogme, ne voyez-vous pas que vous ne pouvez vous pacifier que par l’Église romaine ?
Que faut-il pour que l’arbitrage supprime la guerre ? Qu’une grande autorité morale décide de trancher les contestations entre les nations.
Eh bien ! mais cette grande autorité morale, elle existe. C’est le pape, vicaire de Dieu. Le voilà, l’arbitre mondial. Il ne s’offre pas : il attend qu’on vienne à lui, et il sait bien « que cette idée existe déjà in spe dans tous les esprits équilibrés et sensés ». Et si on ne vient pas à lui, ce n’est pas le pape qui y perdra, c’est le monde. C’est ainsi que Dieu nous offre son vicaire par l’organe de M. Byd, pour régler infailliblement toutes les affaires de l’humanité.
L’arbitrage de Dieu ! Voilà ce que M. Léon Bourgeois aurait dû proposer à la conférence de la Haye, s’il n’avait pas été aveuglé par sa maçonnique et satanique idée de fraternité et de solidarité.
De cette grande idée de l’arbitrage de Dieu, le pape passe aussitôt, par la plume de M. Byd, à une idée non moins grande, qui est comme la conclusion d’un raisonnement ingénieux, dont voici l’esquisse abrégée.
Qu’est-ce que la guerre russo-japonaise ?
C’est quelque chose qui rappelle le heurt formidable de l’islamisme contre le christianisme, ou, si vous voulez, le heurt de la civilisation tartare contre la civilisation européenne.
Ou plutôt non, continue Pie X, c’est le commencement du conflit « entre la vieille civilisation chrétienne et une nouvelle civilisation, qui obéit soit à Bouddha ou à Confucius, soit au Soleil levant ou à la Lune se couchant ».
Oh ! oh ! le saint-Esprit a de la lecture. Mais où veut-il en venir ?
A ceci :
« Nous étions, dit M. Byd, si habitués à considérer comme synonymes le christianisme et la civilisation, que nous ne pouvions concevoir la possibilité qu’un peuple barbare ou semi-barbare, un peuple imbu d’une semi-civilisation ou d’une semi-culture, pût se perfectionner, pût avancer sur la route de la civilisation universelle, sans avoir avant embrassé cette religion révélée, qui est le principe et la fin de tout perfectionnement humain. »
Règle générale, continue M. Byd, la civilisation a pour signe la croix : ainsi, quand nous convertissons les noirs d’Afrique à la croyance en la Trinité, tout le monde sait qu’ils deviennent aussitôt sages, sobres et doux.
Eh bien ! continue encore le gazetier du pape, il y a une exception à cette règle : c’est le japon. Il a pris à l’Europe sa civilisation, sans lui prendre ses principes chrétiens, et, soit dit en passant, c’est pour cela que cette civilisation japonaise, d’après Byd, n’est qu’une caricature de la nôtre.
Mais dites-moi, Byd, pourquoi Dieu a-t-il permis que les Japonais ne se fissent pas chrétiens ?
A cette question, pas de réponse, et Byd poursuit imperturbable-ment le raisonnement que le pape lui dicte :
« Si, dit-il, après avoir dérobé à l’Europe le secret de sa civilisation matérielle, le Japon arrivait à étendre son influence civilisatrice à tous les peuples qui lui sont liés par des liens religieux, c’est-à-dire à d’innombrables millions d’hommes, il arriverait un jour où le monde se diviserait en deux groupes équilibrés, le groupe chrétien et le groupe sino-japonais, le groupe blanc et le groupe jaune, tendant tous deux à la prédominance et à l’hégémonie sur tout la terre et sur toutes les mers de notre planète. »
Il n’y a qu’un moyen d’empêcher cela : c’est que l’Europe se hâte de civiliser la Chine, et devance dans cette œuvre de civilisation les Japonais travestis en Européens en Européens.
Mais quelle civilisation l’Europe va-t-elle porter à la Chine ?
Qu’elle se garde bien de ne s’occuper que des intérêts purement matériels des Chinois : qu’elle s’occupe aussi et surtout de leurs intérêts moraux. C’est moins leur corps qu’il s’agit de civiliser que leurs âmes.
Or, la vraie, l’unique civilisation, c’est le catholicisme romain.
Donc… Mais il faut citer et traduire textuellement :
« Puisque, dit l’interprète du pape, entre tous les missionnaires, les missionnaires catholiques sont les seuls qui ne s’appuient par sur la puissance politique de telle ou telle nation, puisqu’ils sont seulement et uniquement chrétiens, si on voulait agir efficacement, on devrait leur confier, par consentement universel, l’œuvre de la propagation de la civilisation chrétienne en Chine. »
Au lieu de cela, les libres-penseurs, en haine de l’Église, ne cessent de mettre « en mauvaise lumière » l’œuvre des missions catholiques en Chine, et ils aiment mieux courir le risque d’être un jour subjugués par la race jaune, « plutôt que de voir fleurir la gentille plante du christianisme catholique, symbole de civilisation, de vertu, de paix ».
Conclusion :
« Les personnes qui y voient plus loin que le bout de leur nez com-prendront que le remède aux dangers que recèle la guerre russo-japonaise se trouve dans cette Église que Dieu n’a pas en vain placée dans le monde comme centre de toute civilisation durable. »
Ainsi, exclure de Chine les missionnaires protestants et les trop rares instituteurs français laïques qui s’y trouvent, y confier toute l’action européenne aux seuls missionnaires catholiques ; d’autre part, donner au pape un rôle permanent d’arbitrage mondial : voilà la poli-tique qu’à propos des dangers de la guerre d’Extrême-Orient le Vatican conseille ou suggère à l’Europe.
Saint père, saint père, décidément, Dieu avait départi à Léon XIII un peu plus d’esprit et de tact qu’à Votre Sainteté !
(Dépêche de Toulouse du 18 février 1904.)



« L’abbé qui s’évade, c’est M. Lefeuvre, vicaire de Saint-Similien, à Nantes.
C’est un obscur et un modeste, qui, loyalement, n’ayant plus la foi, vient d’écrire à son évêque une lettre que publie la Vérité française du 21 courant, et où il donne sa démission, décidé qu’il est, dit-il, « à revenir dans la vie laïque ».
Ses motifs, il les allègue sans fracas, sans pose, d’un ton d’honnête homme, avec simplicité et franchise.
C’est, pour lui, un « devoir de conscience » de quitter l’Église. « Dans les diverses situations, dit-il, où je me suis trouvé, au cours de mes dix-neuf années de sacerdoce, je me suis efforcé de faire le bien. Le doute m’envahissait. J’ai essayé de toutes manières de l’étouffer, particulièrement en m’occupant d’œuvres sociales et en me livrant à la prédication et à l’étude. L’expérience de la vie, le travail, la réflexion n’ont fait que me rendre plus évidente la pensée que, depuis de longues années déjà, je n’avais certainement plus en moi la foi catholique. Cette constatation, faite par moi, presque à la veille de recevoir de votre main la charge pastorale, me créait l’obligation douloureuse à laquelle je me soumets en ce moment. »
Si donc l’abbé Lefeuvre s’en va, c’est parce qu’il n’a plus la foi.
Ce n’est point parce qu’il a à se plaindre de ses supérieurs : il ter-mine sa lettre en assurant son évêque de sa gratitude pour la bonté que ledit évêque lui a toujours témoignée ».

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