LA
GUERRE ET LE PAPE
18
février 1904
Ne
croyez pas que Notre saint-Père le Pape soit tout absorbé par les
soucis mystiques qu’il vient d’exprimer dans son interminable et
fastidieuse encyclique sur le cinquantenaire du dogme de
l’Immaculée-Conception.
Non
: la guerre russo-japonaise le préoccupe aussi, et l’Osservatore
romano,
son journal officiel, se fait l’interprète de ses préoccupations.
Je
vous recommande les deux articles signés Byd,
qui ont paru, sous la dictée du Saint-Esprit, dans le numéros de
cette gazette sacrée, datés des 7 et 11 février 1904.
On
y voit que le vicaire de Jésus-Christ a versé d’abord quelques
larmes sur la mort probable de tant de milliers de jeunes hommes.
Mais, bah ! ceux qui vont périr ne sont que des païens ou des
schismatiques, et l’œil crocodilesque du pape se sèche presque
aussitôt qu’il est humecté. A peine sec, son œil rit, d’un
rire sarcastique.
C’est
que le pape est joyeux en pensant à la déconvenue des philosophes
humanitaires et rationalistes, qui espéraient ouvrir une ère de
paix dans le monde.
La
paix par la raison ! La paix par le droit ! La paix par la fraternité
! Quelles farces ! Le Saint-Père s’en tient les côtes, tant il
rit.
Ah
! vous croyez qu’on peut instituer la paix ici-bas sans croire à
l’Immaculée-Conception, à la Transsubstantiation, à la Trinité
! Eh bien ! vous le voyez : la Providence se venge de votre
incrédulité ; elle déchaîne entre les jaunes et blancs une guerre
terrible, et si vous ne vous hâtez d’admettre que Marie a été
conçue sans péché, la Bulgarie, entrant dans la danse, va
compliquer la guerre orientale d’une guerre européenne.
Et
l’arbitrage ?
L’arbitrage
? Sottise noble, sottise vaine. On a substitué, fait remarquer le
pape, des arbitrages partiels à l’arbitrage européen et mondial,
rêvé par les rêveurs, des arbitrages de nation à nation, d’où
on exclut précisément toutes les grandes questions dangereuses,
pour n’y soumettre que les petites questions, celles d’où la
guerre ne pourrait sortir.
Pauvres
hommes, qui voulez-vous gouverner par la raison et non par le dogme,
ne voyez-vous pas que vous ne pouvez vous pacifier que par l’Église
romaine ?
Que
faut-il pour que l’arbitrage supprime la guerre ? Qu’une grande
autorité morale décide de trancher les contestations entre les
nations.
Eh
bien ! mais cette grande autorité morale, elle existe. C’est le
pape, vicaire de Dieu. Le voilà, l’arbitre mondial. Il ne s’offre
pas : il attend qu’on vienne à lui, et il sait bien « que cette
idée existe déjà in
spe dans
tous les esprits équilibrés et sensés ». Et si on ne vient pas à
lui, ce n’est pas le pape qui y perdra, c’est le monde. C’est
ainsi que Dieu nous offre son vicaire par l’organe de M. Byd,
pour régler infailliblement toutes les affaires de l’humanité.
L’arbitrage
de Dieu ! Voilà ce que M. Léon Bourgeois aurait dû proposer à la
conférence de la Haye, s’il n’avait pas été aveuglé par sa
maçonnique et satanique idée de fraternité et de solidarité.
De
cette grande idée de l’arbitrage de Dieu, le pape passe aussitôt,
par la plume de M. Byd,
à une idée non moins grande, qui est comme la conclusion d’un
raisonnement ingénieux, dont voici l’esquisse abrégée.
Qu’est-ce
que la guerre russo-japonaise ?
C’est
quelque chose qui rappelle le heurt formidable de l’islamisme
contre le christianisme, ou, si vous voulez, le heurt de la
civilisation tartare contre la civilisation européenne.
Ou
plutôt non, continue Pie X, c’est le commencement du conflit «
entre la vieille civilisation chrétienne et une nouvelle
civilisation, qui obéit soit à Bouddha ou à Confucius, soit au
Soleil levant ou à la Lune se couchant ».
Oh
! oh ! le saint-Esprit a de la lecture. Mais où veut-il en venir ?
A
ceci :
«
Nous étions, dit M. Byd,
si habitués à considérer comme synonymes le christianisme et la
civilisation, que nous ne pouvions concevoir la possibilité qu’un
peuple barbare ou semi-barbare, un peuple imbu d’une
semi-civilisation ou d’une semi-culture, pût se perfectionner, pût
avancer sur la route de la civilisation universelle, sans avoir avant
embrassé cette religion révélée, qui est le principe et la fin de
tout perfectionnement humain. »
Règle
générale, continue M. Byd,
la civilisation a pour signe la croix : ainsi, quand nous
convertissons les noirs d’Afrique à la croyance en la Trinité,
tout le monde sait qu’ils deviennent aussitôt sages, sobres et
doux.
Eh
bien ! continue encore le gazetier du pape, il y a une exception à
cette règle : c’est le japon. Il a pris à l’Europe sa
civilisation, sans lui prendre ses principes chrétiens, et, soit dit
en passant, c’est pour cela que cette civilisation japonaise,
d’après Byd,
n’est qu’une caricature de la nôtre.
Mais
dites-moi, Byd,
pourquoi Dieu a-t-il permis que les Japonais ne se fissent pas
chrétiens ?
A
cette question, pas de réponse, et Byd
poursuit
imperturbable-ment le raisonnement que le pape lui dicte :
«
Si, dit-il, après avoir dérobé à l’Europe le secret de sa
civilisation matérielle, le Japon arrivait à étendre son influence
civilisatrice à tous les peuples qui lui sont liés par des liens
religieux, c’est-à-dire à d’innombrables millions d’hommes,
il arriverait un jour où le monde se diviserait en deux groupes
équilibrés, le groupe chrétien et le groupe sino-japonais, le
groupe blanc et le groupe jaune, tendant tous deux à la prédominance
et à l’hégémonie sur tout la terre et sur toutes les mers de
notre planète. »
Il
n’y a qu’un moyen d’empêcher cela : c’est que l’Europe se
hâte de civiliser la Chine, et devance dans cette œuvre de
civilisation les Japonais travestis en Européens en Européens.
Mais
quelle civilisation l’Europe va-t-elle porter à la Chine ?
Qu’elle
se garde bien de ne s’occuper que des intérêts purement matériels
des Chinois : qu’elle s’occupe aussi et surtout de leurs intérêts
moraux. C’est moins leur corps qu’il s’agit de civiliser que
leurs âmes.
Or,
la vraie, l’unique civilisation, c’est le catholicisme romain.
Donc…
Mais il faut citer et traduire textuellement :
«
Puisque, dit l’interprète du pape, entre tous les missionnaires,
les missionnaires catholiques sont les seuls qui ne s’appuient par
sur la puissance politique de telle ou telle nation, puisqu’ils
sont seulement et uniquement chrétiens, si on voulait agir
efficacement, on devrait leur confier, par consentement universel,
l’œuvre de la propagation de la civilisation chrétienne en Chine.
»
Au
lieu de cela, les libres-penseurs, en haine de l’Église, ne
cessent de mettre « en mauvaise lumière » l’œuvre des missions
catholiques en Chine, et ils aiment mieux courir le risque d’être
un jour subjugués par la race jaune, « plutôt que de voir fleurir
la gentille plante du christianisme catholique, symbole de
civilisation, de vertu, de paix ».
Conclusion
:
«
Les personnes qui y voient plus loin que le bout de leur nez
com-prendront que le remède aux dangers que recèle la guerre
russo-japonaise se trouve dans cette Église que Dieu n’a pas en
vain placée dans le monde comme centre de toute civilisation
durable. »
Ainsi,
exclure de Chine les missionnaires protestants et les trop rares
instituteurs français laïques qui s’y trouvent, y confier toute
l’action européenne aux seuls missionnaires catholiques ; d’autre
part, donner au pape un rôle permanent d’arbitrage mondial : voilà
la poli-tique qu’à propos des dangers de la guerre
d’Extrême-Orient le Vatican conseille ou suggère à l’Europe.
Saint
père, saint père, décidément, Dieu avait départi à Léon XIII
un peu plus d’esprit et de tact qu’à Votre Sainteté !
(Dépêche
de Toulouse du
18 février 1904.)
« L’abbé
qui s’évade, c’est M. Lefeuvre, vicaire de Saint-Similien, à
Nantes.
C’est
un obscur et un modeste, qui, loyalement, n’ayant plus la foi,
vient d’écrire à son évêque une lettre que publie la Vérité
française du
21 courant, et où il donne sa démission, décidé qu’il est,
dit-il, « à revenir dans la vie laïque ».
Ses
motifs, il les allègue sans fracas, sans pose, d’un ton d’honnête
homme, avec simplicité et franchise.
C’est,
pour lui, un « devoir de conscience » de quitter l’Église. «
Dans les diverses situations, dit-il, où je me suis trouvé, au
cours de mes dix-neuf années de sacerdoce, je me suis efforcé de
faire le bien. Le doute m’envahissait. J’ai essayé de toutes
manières de l’étouffer, particulièrement en m’occupant
d’œuvres sociales et en me livrant à la prédication et à
l’étude. L’expérience de la vie, le travail, la réflexion
n’ont fait que me rendre plus évidente la pensée que, depuis de
longues années déjà, je n’avais certainement plus en moi la foi
catholique. Cette constatation, faite par moi, presque à la veille
de recevoir de votre main la charge pastorale, me créait
l’obligation douloureuse à laquelle je me soumets en ce moment. »
Si
donc l’abbé Lefeuvre s’en va, c’est parce qu’il n’a plus
la foi.
Ce
n’est point parce qu’il a à se plaindre de ses supérieurs : il
ter-mine sa lettre en assurant son évêque de sa gratitude pour la
bonté que ledit évêque lui a toujours témoignée ».
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