LIBERTÉ
RÉGLÉE 
16
septembre 1902 
La
Ligue de l’enseignement va tenir à Lyon un congrès où elle
examinera, entre autres questions, celle de l’abrogation de la loi
Falloux et du régime à instituer une fois cette loi abrogée. 
Présidé
par M. Buisson, ce congrès aura, j’en suis convaincu, assez de
clairvoyance et d’énergie pour écarter les solutions incertaines,
timides, et pour proposer des mesures efficaces contre l’enseignement
clérical, contre l’Église romaine. 
Ne
pouvant, à mon vif regret, aller prendre part à ces délibérations,
qui seront si instructives, je demande la permission d’exprimer ici
mon opinion sur ce grave problème. 
La
loi Falloux sera abrogée : tout le monde est d’accord là-dessus. 
Et
après ? 
Monopole
ou liberté ?  
La
thèse du monopole a été soutenue, ici même, avec force et éclat,
par des arguments qui ont touché et instruit l’opinion, et je
sympathise entièrement avec les idées, les intentions des personnes
qui soutiennent cette thèse. Elles veulent, et je veux avec elles,
empêcher l’Église romaine de diriger notre société. Et
cependant je dois avouer que je répugne un peu au monopole. 
Qu’est-ce
que le monopole ? 
Il
ne peut être question du monopole tel qu’il fut constitué par
Napoléon comme instrument de règne, tel qu’il fonctionna de 1808
à 1850. Personne ne voudrait rétablir cette Université impériale,
dont l’enseignement était fondé sur le catéchisme et qui, par la
rétribution scolaire, battait monnaie avec le travail de
l’enseignement rival. Car il subsista un enseignement rival, et, si
le monopole fut laid, il faut dire aussi qu’il fut illusoire,
inefficace. L’enseignement privé, même sous Napoléon, se
développa au point qu’en 1811 et en 1812, par exemple, il y avait
a peu près autant d’élèves dans les établissements particuliers
(d’enseignement secondaire) que dans les lycées et collèges de
l’État. Seulement, on avait déclaré que ces établissements
faisaient partie de l’Université, on les avait baptisés
universitaires,
et c’est en ce sens qu’on disait que l’Université était seule
à enseigner. Qui voudrait à ces sottes et tyranniques puérilités
? 
Aussi
n’est-ce pas ce monopole historique, impérial qu’on propose. 
On
veut, j’imagine, faire une réalité de l’article du décret de
1808 qui confiait tout l’enseignement à l’Université
exclusivement ; il n’existait plus un seul établissement
secondaire privé ; il n’y aurait que les lycées et collèges de
l’État. 
Ce
monopole m’inquiète : 
1°
Parce que, si l’État est seul, absolument seul à enseigner, je
crains que l’enseignement de l’État ne tende à établir une
unité de doctrine, une orthodoxie ; 
2°
Parce que cette orthodoxie changerait en cas de grand change-ment
politique, et, personne ne pouvant me garantir que nous n’aurons
jamais un ministère conservateur, à l’orthodoxie de gauche
pourrait succéder une orthodoxie de droite ; 
3°
Parce que, si l’Université était seule à enseigner, son
enseignement s’engagerait peu à peu dans une routine officielle,
et il n’y a que la concurrence qui puisse préserver l’Université
de la routine. 
A
ces deux premières objections, on répondra peut-être qu’il faut
supposer, à moins d’être un sceptique décourageant, que la
République va devenir enfin… la République – et, à l’objection
tirée de la routine, on répond déjà que l’État pourrait
déléguer le droit d’enseigner à quelques laïques intelligents
et sûrs, qu’il surveillerait. 
Je
réplique, à mon tour, qu’en ce cas ce n’est plus le monopole,
et que l’accord entre républicains pourrait se faire, si ceux qui
se disent partisans du monopole voulaient bien renoncer à ce mot,
qui est assez laid, et il leur serait facile d’y renoncer,
puisqu’au fond aucun d’eux n’accepte complètement la chose. 
Eh
bien ! me diront-ils, renoncez, vous, à ce mot de liberté
d’enseignement,
qui est trop beau et trop vague, et qui, en ce moment, sert de
bouclier aux ennemis de la liberté de conscience. 
J’y
veux bien renoncer, à ce mot trop vague et peut-être dangereux, si
on m’en suggère un autre. En attendant, je l’explique. 
Je
n’entends pas par liberté d’enseignement une de ces libertés
es-sentielles, primordiales, éléments du pacte social. Je me
permets même de sourire quand j’entends dire que la liberté
d’enseignement est connexe avec la liberté de conscience, avec la
liberté de la presse, que toucher à celle-là, c’est toucher à
celles-ci, etc. 
Les
hommes de 1789 se sont bien gardés d’inscrire la liberté
d’enseignement dans la Déclaration des Droits. 
Que
tous les citoyens soient libres de communiquer leurs pensées, de
pratiquer leur religion, de ne pas avoir de religion, voilà des
liber-tés essentielles. Peut-on dire qu’elle soit essentielle, la
liberté de pétrir l’âme de l’enfant, qui ne peut se défendre
? Peut-il être permis à qui-conque de déformer une raison
naissante ? Peut-on le permettre même au père de l’enfant ?
L’État n’est-il pas le protecteur naturel des enfants ? Les
enfants ont le droit d’être enseignés selon une méthode qui
fasse d’eux des hommes libres. Ceux qui veulent faire de nos
enfants (ou des leurs) des esclaves, des infirmes, doivent en être
empêchés par l’État, tout comme l’État empêche qu’au
physique on n’estropie les enfants. 
J’en
conclus que le soin de former les intelligences d’enfants ne doit
être confié qu’à des personnes expertes à les former, qu’à
des personnes à la fois instruites et libres, autorisées, examinées
et surveillées par l’État, de même qu’il n’est permis qu’à
des médecins diplômés de soigner les corps et de même qu’il
n’est permis qu’à des pharmaciens diplômés de vendre des
remèdes. 
Quant
au rôle de l’État, il me semble que l’État a le droit et le
devoir d’enseigner, mais non d’être seul à enseigner. Qu’il
enseigne et qu’il surveille l’enseignement des autres, voilà son
office. 
Voici
comment je comprends cette surveillance, cette réglementation de la
liberté d’enseignement : 
Il
faut d’abord exclure du droit d’enseignement quiconque, par des
voeux inciviques, s’est exclu de la société des hommes libres ou,
comme disaient nos pères, s’est exclu du pacte social. Puisqu’on
a eu le tort de laisser revivre les congrégations (et mon avis est
qu’on devrait les supprimer toutes), il faut du moins interdire les
fonctions de l’enseignement à toutes ces congrégations sans
exception et à chacun des individus qui les composent, sans oublier
l’institut de ces Frères des écoles chrétiennes qui (je le
montrerai un de ces jours) corrompent systématiquement la raison du
peuple. 
Ainsi,
plus de congrégations religieuses enseignantes. 
Et,
contre les corrupteurs en habit laïque, j’espère que la Ligue de
l’enseignement adoptera le régime proposé par la Société
Condorcet en forme d’un projet de loi où il est dit que nul ne
pourra exercer une fonction d’administration, de direction ou
d’enseignement dans un établissement d’enseignement secondaire,
s’il n’est pourvu d’un diplôme de licencié ès lettres ou ès
sciences, et, en outre, d’un certificat d’aptitude à
l’enseignement secondaire, délivré par un jury
d’instruction publique siégeant
à Paris. Ce jury ferait subir au candidat un examen de pédagogie
appliquée, pour s’assurer qu’il connaît les méthodes
rationnelles et sait s’en servir. Le même jury maintiendrait le
niveau des examens de licence dans toutes les Universités de la
République, de manière que ce niveau ne s’abaissât pas dans
telle Faculté où les tendances cléricales pourraient peut-être
dominer. 
Je
ne parle pas d’autres mesure accessoires, sur lesquelles nous
sommes tous d’accord : inspection, surveillance sévère, fermeture
par décret des établissements suspects, etc. 
Résultat
immédiat : tous les entrepreneurs d’obscurantisme devraient
aussitôt fermer boutique, et l’enseignement antilaïque serait
désorganisé. 
Résultats
lointains : le niveau intellectuel de la nation s’élèverait peu à
peu, et il n’y aurait plus de ces éclipses du bon sens public
comme nous en constatons de temps à autre (boulangisme,
nationalisme). 
L’enseignement
supérieur pourrait rester libre comme il l’est, mais surveillé.
Quant à l’enseignement primaire, j’ai recommandé plus haut la
suppression des Frères, et il faudra prendre des mesures pour qu’ils
ne soient pas remplacés par d’autres ignorantins en redingote. 
Ainsi,
la liberté réglée, droit d’enseigner retiré aux congrégations
ou, en d’autres terme – et si vous tenez au mot de monopole
–
monopole pour les hommes libres, pour les hommes à l’esprit
laïque, voilà ce que je préférerais au monopole universitaire. 
Cependant,
je tiens à dire, en terminant, que je préférerais encore (et de
beaucoup !) le monopole universitaire au statu
quo.
il ne faut pas que le parti républicain aille au grand combat (qui
est proche) en ordre divisé, il ne faut pas qu’il y aille sans
s’être arrêté à une solution. Et, pour ma part, si le plus
grand nombre adopte le monopole universitaire, eh bien ! je m’y
rallie d’avance, quelles que soient mes préférences pour la
liberté réglée. Il faut absolument que toute l’armée
républicaine, dans cette guerre défensive contre l’Église
romaine, s’entende pour n’avoir qu’un mot d’ordre, qu’un
programme, qu’un but, et, comme on dit, fasse bloc contre l’ennemi
commun. Discutons vite, entendons-nous vite, et marchons tous
d’accord et en masse : il n’est que temps. 
(Dépêche
de Toulouse du
16 septembre 1902.) 
 
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