mercredi 7 novembre 2018

Polémique et Histoire de Alphonse Aulard


LIBERTÉ RÉGLÉE

16 septembre 1902


La Ligue de l’enseignement va tenir à Lyon un congrès où elle examinera, entre autres questions, celle de l’abrogation de la loi Falloux et du régime à instituer une fois cette loi abrogée.
Présidé par M. Buisson, ce congrès aura, j’en suis convaincu, assez de clairvoyance et d’énergie pour écarter les solutions incertaines, timides, et pour proposer des mesures efficaces contre l’enseignement clérical, contre l’Église romaine.
Ne pouvant, à mon vif regret, aller prendre part à ces délibérations, qui seront si instructives, je demande la permission d’exprimer ici mon opinion sur ce grave problème.
La loi Falloux sera abrogée : tout le monde est d’accord là-dessus.
Et après ?
Monopole ou liberté ?
La thèse du monopole a été soutenue, ici même, avec force et éclat, par des arguments qui ont touché et instruit l’opinion, et je sympathise entièrement avec les idées, les intentions des personnes qui soutiennent cette thèse. Elles veulent, et je veux avec elles, empêcher l’Église romaine de diriger notre société. Et cependant je dois avouer que je répugne un peu au monopole.
Qu’est-ce que le monopole ?
Il ne peut être question du monopole tel qu’il fut constitué par Napoléon comme instrument de règne, tel qu’il fonctionna de 1808 à 1850. Personne ne voudrait rétablir cette Université impériale, dont l’enseignement était fondé sur le catéchisme et qui, par la rétribution scolaire, battait monnaie avec le travail de l’enseignement rival. Car il subsista un enseignement rival, et, si le monopole fut laid, il faut dire aussi qu’il fut illusoire, inefficace. L’enseignement privé, même sous Napoléon, se développa au point qu’en 1811 et en 1812, par exemple, il y avait a peu près autant d’élèves dans les établissements particuliers (d’enseignement secondaire) que dans les lycées et collèges de l’État. Seulement, on avait déclaré que ces établissements faisaient partie de l’Université, on les avait baptisés universitaires, et c’est en ce sens qu’on disait que l’Université était seule à enseigner. Qui voudrait à ces sottes et tyranniques puérilités ?
Aussi n’est-ce pas ce monopole historique, impérial qu’on propose.
On veut, j’imagine, faire une réalité de l’article du décret de 1808 qui confiait tout l’enseignement à l’Université exclusivement ; il n’existait plus un seul établissement secondaire privé ; il n’y aurait que les lycées et collèges de l’État.
Ce monopole m’inquiète :
1° Parce que, si l’État est seul, absolument seul à enseigner, je crains que l’enseignement de l’État ne tende à établir une unité de doctrine, une orthodoxie ;
2° Parce que cette orthodoxie changerait en cas de grand change-ment politique, et, personne ne pouvant me garantir que nous n’aurons jamais un ministère conservateur, à l’orthodoxie de gauche pourrait succéder une orthodoxie de droite ;
3° Parce que, si l’Université était seule à enseigner, son enseignement s’engagerait peu à peu dans une routine officielle, et il n’y a que la concurrence qui puisse préserver l’Université de la routine.
A ces deux premières objections, on répondra peut-être qu’il faut supposer, à moins d’être un sceptique décourageant, que la République va devenir enfin… la République – et, à l’objection tirée de la routine, on répond déjà que l’État pourrait déléguer le droit d’enseigner à quelques laïques intelligents et sûrs, qu’il surveillerait.
Je réplique, à mon tour, qu’en ce cas ce n’est plus le monopole, et que l’accord entre républicains pourrait se faire, si ceux qui se disent partisans du monopole voulaient bien renoncer à ce mot, qui est assez laid, et il leur serait facile d’y renoncer, puisqu’au fond aucun d’eux n’accepte complètement la chose.
Eh bien ! me diront-ils, renoncez, vous, à ce mot de liberté d’enseignement, qui est trop beau et trop vague, et qui, en ce moment, sert de bouclier aux ennemis de la liberté de conscience.
J’y veux bien renoncer, à ce mot trop vague et peut-être dangereux, si on m’en suggère un autre. En attendant, je l’explique.
Je n’entends pas par liberté d’enseignement une de ces libertés es-sentielles, primordiales, éléments du pacte social. Je me permets même de sourire quand j’entends dire que la liberté d’enseignement est connexe avec la liberté de conscience, avec la liberté de la presse, que toucher à celle-là, c’est toucher à celles-ci, etc.
Les hommes de 1789 se sont bien gardés d’inscrire la liberté d’enseignement dans la Déclaration des Droits.
Que tous les citoyens soient libres de communiquer leurs pensées, de pratiquer leur religion, de ne pas avoir de religion, voilà des liber-tés essentielles. Peut-on dire qu’elle soit essentielle, la liberté de pétrir l’âme de l’enfant, qui ne peut se défendre ? Peut-il être permis à qui-conque de déformer une raison naissante ? Peut-on le permettre même au père de l’enfant ? L’État n’est-il pas le protecteur naturel des enfants ? Les enfants ont le droit d’être enseignés selon une méthode qui fasse d’eux des hommes libres. Ceux qui veulent faire de nos enfants (ou des leurs) des esclaves, des infirmes, doivent en être empêchés par l’État, tout comme l’État empêche qu’au physique on n’estropie les enfants.
J’en conclus que le soin de former les intelligences d’enfants ne doit être confié qu’à des personnes expertes à les former, qu’à des personnes à la fois instruites et libres, autorisées, examinées et surveillées par l’État, de même qu’il n’est permis qu’à des médecins diplômés de soigner les corps et de même qu’il n’est permis qu’à des pharmaciens diplômés de vendre des remèdes.
Quant au rôle de l’État, il me semble que l’État a le droit et le devoir d’enseigner, mais non d’être seul à enseigner. Qu’il enseigne et qu’il surveille l’enseignement des autres, voilà son office.
Voici comment je comprends cette surveillance, cette réglementation de la liberté d’enseignement :
Il faut d’abord exclure du droit d’enseignement quiconque, par des voeux inciviques, s’est exclu de la société des hommes libres ou, comme disaient nos pères, s’est exclu du pacte social. Puisqu’on a eu le tort de laisser revivre les congrégations (et mon avis est qu’on devrait les supprimer toutes), il faut du moins interdire les fonctions de l’enseignement à toutes ces congrégations sans exception et à chacun des individus qui les composent, sans oublier l’institut de ces Frères des écoles chrétiennes qui (je le montrerai un de ces jours) corrompent systématiquement la raison du peuple.
Ainsi, plus de congrégations religieuses enseignantes.
Et, contre les corrupteurs en habit laïque, j’espère que la Ligue de l’enseignement adoptera le régime proposé par la Société Condorcet en forme d’un projet de loi où il est dit que nul ne pourra exercer une fonction d’administration, de direction ou d’enseignement dans un établissement d’enseignement secondaire, s’il n’est pourvu d’un diplôme de licencié ès lettres ou ès sciences, et, en outre, d’un certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire, délivré par un jury d’instruction publique siégeant à Paris. Ce jury ferait subir au candidat un examen de pédagogie appliquée, pour s’assurer qu’il connaît les méthodes rationnelles et sait s’en servir. Le même jury maintiendrait le niveau des examens de licence dans toutes les Universités de la République, de manière que ce niveau ne s’abaissât pas dans telle Faculté où les tendances cléricales pourraient peut-être dominer.
Je ne parle pas d’autres mesure accessoires, sur lesquelles nous sommes tous d’accord : inspection, surveillance sévère, fermeture par décret des établissements suspects, etc.
Résultat immédiat : tous les entrepreneurs d’obscurantisme devraient aussitôt fermer boutique, et l’enseignement antilaïque serait désorganisé.
Résultats lointains : le niveau intellectuel de la nation s’élèverait peu à peu, et il n’y aurait plus de ces éclipses du bon sens public comme nous en constatons de temps à autre (boulangisme, nationalisme).
L’enseignement supérieur pourrait rester libre comme il l’est, mais surveillé. Quant à l’enseignement primaire, j’ai recommandé plus haut la suppression des Frères, et il faudra prendre des mesures pour qu’ils ne soient pas remplacés par d’autres ignorantins en redingote.
Ainsi, la liberté réglée, droit d’enseigner retiré aux congrégations ou, en d’autres terme – et si vous tenez au mot de monopole – monopole pour les hommes libres, pour les hommes à l’esprit laïque, voilà ce que je préférerais au monopole universitaire.
Cependant, je tiens à dire, en terminant, que je préférerais encore (et de beaucoup !) le monopole universitaire au statu quo. il ne faut pas que le parti républicain aille au grand combat (qui est proche) en ordre divisé, il ne faut pas qu’il y aille sans s’être arrêté à une solution. Et, pour ma part, si le plus grand nombre adopte le monopole universitaire, eh bien ! je m’y rallie d’avance, quelles que soient mes préférences pour la liberté réglée. Il faut absolument que toute l’armée républicaine, dans cette guerre défensive contre l’Église romaine, s’entende pour n’avoir qu’un mot d’ordre, qu’un programme, qu’un but, et, comme on dit, fasse bloc contre l’ennemi commun. Discutons vite, entendons-nous vite, et marchons tous d’accord et en masse : il n’est que temps.
(Dépêche de Toulouse du 16 septembre 1902.)

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