[Vorwärts, 12 janvier 1916 / Paru pour la première fois en langue française dans la revue (Dis) continuité, n° 3, octobre 1998]
Inutile de parler de
l’importance de l’union du parti pour le combat contre les forces hostiles au
prolétariat. Inutile d’en parler aussi car ce serait faire preuve
d’irresponsabilité et en tout cas de déloyauté que de vouloir, par frivolité,
mettre en danger ou détruire cette unité. Ce sont là des opinions et des
jugements évidents pour tout camarade de parti, quel que soit le camp auquel il
appartienne. Mais parler de la scission du parti, ce n’est pas encore faire
cette scission. Que l’on considère une discussion sur la scission du parti
comme prématurée et sans objet parce qu’elle renforce la propagande en faveur
des conceptions de la majorité ou de la minorité, ou bien qu’on la tienne pour
éclairante et utile parce que le fait de s’exprimer sur ce qui est représenté
comme une nécessité élémentaire d’une politique honnête et se révèle en fin de
compte comme tactiquement juste – je crois que le moment est venu de mettre le
sujet de la scission à l’ordre du jour de la discussion dans le parti. La
scission du parti est déjà préparée depuis longtemps. Des divergences
d’opinions entre la droite et la gauche ont créé de profondes contradictions et
séparé le parti en deux camps. Ceux qui avaient cru, après le Congrès de
Dresde, qu’on s’était débarrassé du courant révisionniste[1]opportuniste,
ont été déçus. Indéniablement, l’ensemble du parti a dérivé, chaque année un
peu plus, vers une pratique réformiste sans abandonner en général la théorie et
la phraséologie radicales. Comme les derniers congrès le montrent, il est
devenu de plus en plus difficile à la gauche résolue d’affirmer sa position. A
la Fraction du Reichstag, la présence ou l’absence d’un camarade a déterminé
assez fréquemment si des décisions étaient prises dans un sens de principe ou
dans un sens opportuniste. Une situation fâcheuse et, à la longue, intenable.
La guerre produisit le couronnement et la victoire de la politique
opportuniste. Ce qui, en temps normal aurait peut-être demandé encore des
années pour parvenir à maturité, s’effectua d’un seul coup. L’écrasante
majorité de la Fraction, soutenue et couverte par le bureau, par le comité
directeur, par le comité de rédaction, par la commission générale et le comité
central, fit adopter une politique de guerre, qui ne se différenciait
pratiquement en rien de la politique des partis bourgeois et de gouvernement.
Acceptation de la paix civile, autorisation des crédits de guerre, profession
de foi en faveur de la solidarité nationale, abandon du refus par principe du
budget, nouvelle orientation de la tactique selon des points de vue
opportuniste - voilà les moments caractéristiques de l’ère nouvelle dans le
parti ? La social-démocratie a en cela cessé d’être ce qu’elle était avant la
guerre. Un nouveau parti avait pris officiellement sa place. Kolb, le plus
franc et le plus conséquent des opportunistes, l’admet sans aucune réserve. La
tendance qui a pris le dessus dans le parti, déclare-t-il, défend un système
tout à fait nouveau. Ce changement brusque est en rupture complète avec le
passé. Seule la minorité autour de Liebknecht maintient encore les principes
qui prévalaient dans le parti avant le 4 août 1914. Il existe donc à l’heure
actuelle, à l’intérieur du parti, deux partis qui se font face. L’ancien (la
minorité), avec les anciens principes du parti, avec l’objectif de vaincre le
capitalisme, et le nouveau (la majorité), avec le principe opportuniste du
réformisme et de l’adaptation au capitalisme. La droite conséquente voit dans
la conception de la gauche un négativisme stérile et une chimère sans espoir,
la gauche conséquente condamne l’éloignement de la droite comme une trahison
des principes du socialisme et comme une livraison du prolétariat à ses
ennemis. Entre les deux conceptions et les deux camps, aucune entente ni aucune
conciliation ne sont plus possibles. A quoi bon dissimuler cette réalité, à
quoi bon fermer les yeux sur elle ? Selon la volonté de la majorité, c’est la
politique de guerre de la Fraction qui doit devenir la politique qui prévaudra
durablement pour le parti. Nous avons entendu le discours de Heine à Stuttgart
et la proclamation de la politique de bloc de David, nous savons que la
position de la social-démocratie sur la monarchie, sur le militarisme, sur la
politique coloniale et mondiale, doit subir une révision de ses principes. Kolb
déclare : ou bien la social-démocratie suit à l’avenir une politique réformiste
conséquente, ou bien elle est en faillite pour une longue période. La minorité
est d’un avis opposé. Elle considère la politique poursuivie actuellement par
la majorité, et que celle-ci se propose de poursuivre à l’avenir, comme
incompatible avec les intérêts de la classe ouvrière, c’est-à-dire carrément
comme un désastre et comme la faillite du socialisme. Selon sa conviction, le
seul chemin qui mène à la libération du prolétariat est celui qui a été suivi
jusqu’au 4 août 1914. C’est pourquoi elle aspire de toutes ses forces au retour
à la « vieille tactique éprouvée et couronnée de succès ». Que va-t-il donc se
passer ? Admettons que la majorité se maintienne pendant toute la durée de la
guerre. La minorité doit-elle alors continuer à se soumettre et à supporter
tout patiemment, sans se préoccuper du fait que les principes et les
résolutions solennellement affirmées soient ainsi jetés par-dessus bord et que
les intérêts de la classe ouvrière subissent un très grave dommage ? La
soumission à la volonté de la majorité, qui correspond à la coutume
démocratique, était conseillée et n’offrait aucune difficulté aussi longtemps
qu’on pouvait tabler sur une guerre de courte durée et sur la tenue prochaine
d’un congrès. On ne peut plus penser cela, étant donné la façon dont les choses
se passent. De grands événements politiques vont s’accomplir, des résultats
vont s’ensuivre qui sont d’une très haute importance pour le prolétariat. La
minorité actuelle doit-elle ou peut-elle même se laisser mettre de côté en
assistant paisiblement et sans bouger au pire des malheurs que – selon sa
conviction – la majorité prépare ? Ou bien n’a-t-elle pas plutôt le devoir,
sans égard pour les nécessités formelles de la discipline, d’intervenir et de
mener une politique active correspondant à sa conception ? Poser la question,
c’est y répondre. C’est en utilisant un tel raisonnement que Kautsky a fondé et
justifié une action séparée de la minorité ; une partie de la minorité a
traduit ces arguments et ces conclusions en actions parlementaires ? Je
considère cette action séparée comme le premier pas de la scission de la
Fraction et – si l’on suit le raisonnement de façon conséquente – aussi de la
scission du parti. Supposons que le prochain congrès donne raison à la
majorité. Que fera la minorité ? Va-t-elle soumettre son action à celle de la
majorité, après qu’elle a déjà commencé, au parlement, à suivre son propre
chemin et à mener une politique de son propre chef ? Va-t-elle laisser tomber
sa conviction, abandonner ses principes, pour se constituer en une suite sans
opinion des opportunistes ? Il ne peut absolument pas en être question. Et donc
il ne reste que la séparation. Mais supposons que la minorité devienne la
majorité pendant la guerre, ou plus tard après la guerre. Que fera la droite ?
Va-t-elle se disperser et se laisser absorber par la majorité radicale ?
Va-t-elle se soumettre louablement aux rêveurs, aux dogmatiques, aux
politiciens du chambardement, en faisant à l’avenir une politique radicale ?
C’est exclu. L’opportunisme ne disparaîtra nullement car les conditions qui
favorisent sa naissance et son développement persisteront, et deviendront
encore plus propices ; car l’opportunisme n’est pas une invention ou une erreur
des hommes, mais il est l’expression – bien qu’erronée parce qu’elle met
l’accent sur un seul côté des choses – de certaines conditions économiques et
sociales. Etant donné l’esprit de suite avec lequel la tendance opportuniste a
poursuivi jusqu’à présent ses objectifs, il n’y a aucun doute qu’elle accomplira
la séparation de manière résolue, si elle ne peut plus se maintenir dans la
Fraction et dans le parti. L’assurance manifestée par les Legien, David, Heine,
etc., le confirme. Mais que se passera-t-il si, dans un cas comme dans l’autre,
la minorité respective ne se résout pas à une séparation volontaire ? Si
chacune – l’une ou l’autre – déclare : unité du parti à tout prix !? La gauche,
parvenue à la victoire, ne peut pas, de sa propre volonté, laisser faire
l’opportunisme, elle ne peut pas accepter que les opportunistes demeurent comme
hommes de confiance dans leurs fonctions et les rédactions, dans leurs mandats
et leurs positions influentes ; sinon, elle peut s’attendre à ce que
l’opportunisme la déborde à nouveau tôt ou tard et qu’il provoque un nouvel
effondrement lors d’une prochaine guerre. Elle doit donc exclure du parti la
minorité qui ne se soumet pas politiquement. Avec le résultat que celle-ci se
constituera en nouveau parti. Et donc scission. Inversement, si la droite
l’emporte dans le parti, elle n’hésitera pas une minute à se débarrasser de
l’opposition incommode des radicaux. Les tentatives faites dans la Fraction
selon cette direction, les requêtes de Legien, Siebel, etc., contre Liebknecht,
montrent suffisamment ce à quoi on peut s’attendre. Les exclus se réuniraient
naturellement aussitôt dans un parti. Et donc scission. Qu’on tourne et
considère les choses comme on le veut : il ne reste que la scission. Et
j’estime que c’est la méthode la plus conséquente, en définitive la seule possible,
pour en finir avec le conflit dans le parti. Il ne pourrait pas nous arriver
plus grand malheur que, après des mois et des années de luttes de parti
passionnées, après une désorganisation sans exemple de toute la vie du parti,
après des discrédits personnels de toutes sortes, des suspicions, des
accusations d’hérésie et des calomnies, un moyen puisse être trouvé pour
remettre d’accord tous ces éléments qui s’opposent, toutes ces tendances
hétérogènes. Je ne me réjouirais décidément pas le moins du monde de cette
bouillie de parti unitaire, de ce marais informe et irréel, car il serait non
seulement un marais sans principe mais aussi un marais sans caractère. En ce
qui concerne la lutte, absolument rien ne serait gagné, mais au contraire tout
serait perdu. Comment un tel monstre de parti pourrait-il tenir tête à l’ennemi
? Donc, pas question de cela ! Assurément, il est difficile de se familiariser
avec l’idée de la scission du parti. C’EST UN COMBAT QUI EXIGE UN GRAND
SACRIFICE. MAIS LE PARTI N’EST CEPENDANT, EN FIN DE COMPTE, QU’UN INSTRUMENT
POUR REALISER LE SOCIALISME, POUR OBTENIR LA DEMOCRATIE PAR LA LUTTE. La chose
essentielle est et reste le socialisme. Je ne me sens pas coupable d’avoir
toujours, par frivolité, voulu ou encouragé la scission du parti ; c’est
pourquoi toutes les injures et les invectives qui sont lancées contre moi ne me
touchent pas. Mais je respirerai plus librement quand la scission sera
accomplie. Car, selon ma conviction, c’est alors seulement que la lutte résolue
pour les buts du socialisme sera à nouveau possible.
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