« J’évite de qualifier les humains avec lesquels je serais en contact, de peur de prononcer le terme d’ « usagers », qui sentirait trop le vocabulaire de service public, et répugnant à dire « clients », comme il conviendrait en une telle occasion. »
« Je verrai bien vite que
le code de la route est au facteur ce que le code pénal est au tueur à gages : un arrière-plan parfois
embarrassant, mais certainement pas un guide. »
«La feuille Excel, « la
restitution individuelle » a une fonction de marteau symbolique. Elle
allègue d’une dette et prépare mentalement le facteur débiteur à la
^perspective ru remboursement. Elle juge
et tranche noir sur blanc, ou plutôt orange sur pastel. Elle assomme. Elle
disqualifie par avance toute tentative de mise en cause du dessin des nouvelles
tournées, toute dénonciation de surcharge. Elle sifflote un air de « vous
avez profité, mais à présent il faut bien se remettre au travail. »
Pourtant, obstinément, Ludivine
refuse tout réalisme à la représentation que Dominique fait de sa nouvelle
tournée. Elle exige d’être « accompagnée » par un cadre et que sa
tournée soit révisée, raccourcie. Elle interpelle les chefs d’équipe, au
quotidien, ainsi que Dominique l’organisateur, et même Stéphane, le chef d’établissement,
lorsque l’un ou l’autre passe sur le site de Nanteuil. Personne ne lui répond
non, mais rien ne vient. Depuis leurs bureaux, les chefs trouvent Ludivine
impatiente, peut-être de mauvaise foi – est-ce que ce serait vraiment à sa
avantage si on creusait son cas par le biais d’un accompagnement ?
« Il y en a une qui dit
qu’elle est hyperchargée », rapporte Dominique. « Très honnêtement,
je ne sais pas. » Mais cela ne l’empêche pas d’être circonspect : «
Elle se plaint d’avoir beaucoup de recommandés, et en faisant une extraction,
moi j’ai constaté qu’elle en a, mais elle a pas mal de recommandés à
représenter pour le lendemain. En moyenne elle a 47 (nouveaux) recommandés
(chaque jour) c’est-à-dire que c’est la moyenne des recommandés de la plupart
des tournées. Mais sur les 47, si t’en mets 20 à représenter pour le lendemain,
c’est normal que le lendemain t’en aies plus de 47, que t’en aies une
soixantaine. Et si tu les cumules comme ça, tu ne t’en sors pas. » Mais
est-ce que ca ne serait pas justement parce qu’elle ne s’en sort pas que
Ludivine se voit contrainte de remettre au lendemain des recommandés qu’elle n’a
pas pu distribuer ? « Peut-être, mais il faudrait que je l’accompagne
pour voir. Je pars du principe qu’une personne qui, le premier jour, vient te
voir, te dit : « c’est pas possible »…Laisse un peu de temps,
laisse un peu de temps. »
Stéphane, le chef d’établissement,
va dans le même sens. « J’ai fait cinquante réorg, on entend toujours la
même chose : « c’est pas possible, vous savez pas. » Bon…Alors
qu’en fait, c’est juste un apprentissage. Je prends l’exemple de quelqu’un que
j’apprécie, que je connais depuis très longtemps, Ludivine. Elle disait : «
J’y arriverai pas, j’y arriverais pas ». […]Quand je l’ai vue, enfin les
dix premiers jours [de la réorganisation], parce que j’étais à Nanteuil, elle
rentrait effectivement en milieu d’après-midi, donc effectivement deux, trois
heures après [sa fin de service], il y avait beaucoup de boulot, ça je me
souviens. C’est logique, hein. Enfin, vraiment, d’expérience, une fois qu’elle
connaitra les batteries, qu’elle connaitra vraiment son quartier, elle sera
dans ses temps. » Il faut juste admettre qu’il y a un temps de rodage.
Admettre aussi qu’on avait peut-être pris des mauvaises habitudes, comme un
effet pervers du délai entre deux réorganisations : « Si vous voulez,
on prend un rythme, et c’est humain, on prend un rythme qui fait que, voilà…Là
tout d’un coup, [avec la réorganisation] on réajuste, il y a un gros
différentiel. Et les personnes, c’est des titulaires, hein, mais ils ont pas forcément
une grande cadence, ils ont pris un rythme de travail qui était, voilà, qui
était le leur, et ils ont du mal à s’ajuster vraiment. »
Cependant, les mois succèdent
aux mois et Ludivine, dans une détresse constante, continue d’exiger d’être
accompagnée. Ses efforts seront-ils payants ? Elle finit par le craindre.
Si elle est accompagnée, si l’accompagnement lui donne raison et admet la
surcharge, que se passera-t-il ? Ludivine connait trop bien la Poste pour
imaginer, dans le meilleur des cas, autre chose qu’un allègement qui se
paierait d’un alourdissement pour quelqu’un d’autre. Jamais la direction ne
créerait une nouvelle tournée. Elle se contenterait de basculer des rues d’une tournée
à l’autre. Ludivine risquerait d’apparaitre comme celle qui a provoqué la
surcharge d’un collègue. Ce dernier devrait produire la même montagne d’efforts
que Ludivine pour espérer que son cas soit à son tour examiné. Plus surement,
solidaire ou amer, il se tairait, et la Poste n’aurait rien perdu à ce jeu à
somme nulle.
Alors Ludivine ne croit
toujours pas que son ancienne tournée durait 5h 25. Mais, progressivement, elle
se résigne. L’écho de ses plaintes s’étouffant, Dominique et Stéphane pourront
penser que c’est le signe que tout va mieux. A défaut d’emporter son
acquiescement aux durées prescrites, ils obtiennent sa démobilisation ».
Dans un autre bureau :
« Alors, avant même la
réorg annoncée, « déjà parfois je rentrais plus tard [après l’heure de fin
de service]. Je me souviens, j’étais rentrée au bureau, j’avais pas bouffé, j’étais
pas bien, et je suis allée voir ma cheffe. Et je lui ai dit : « Comment
on fait ? Là on me demande de finir ma tournée, il me reste trois quart d’heure
de boulot, je suis censé finir dans cinq minutes, je fais quoi ? Je vais
faire un travail pour lequel je vais pas être payée ». C’est que l’enregistrement
des heures supplémentaires ne provient pas d’un décompte, d’une pointeuse ou d’un
émargement, mais de l’appréciation solitaire de la hiérarchie, fondée sur le « diagnostic ».
« Ils disaient que sur ma tournée je devais 45 minutes justement. Mais
non, je finissais plus tard. » Pour sa cheffe, si ‘ »outil » dit
qu’Aurélie finit en théorie 45 minutes avant l’heure, comment justifier l’enregistrement
d’heures supplémentaires ? Certes, la cheffe constate bien qu’Aurélie
rentre plus tard mais c’est suspect : qu’a-t-elle fait au juste sur son
parcours ? Qui peut dire qu’elle n’a pas profité d’une pause indue, chez
un usager, dans un café, ou même chez elle. Personne n’en sait rien. Mais l’ »outil »
permet de laisser croire que l’on connait la durée de la tournée quand Aurélie
ne fait rien d’autre que son travail. En vertu de ses calculs, les dépassements
horaires d’Aurélie ne sauraient être comptés comme des heures supplémentaires
rémunérées ou compensées. Son rab de travail est gratuit, pendant que défile le
compteur de la nounou qu’elle emploie pour garder ses enfants : « je
dois payer une nounou pour un travail que je fais bénévolement. C’est pas
possible. Et en plus vous vous rendez bien compte que je suis employeur, je
peux pas appeler quelqu’un en disant : « bah, aujourd’hui je vais
rentrer une heure plus tard, ou trois quarts d’heure plus tard »., ça ne
se passe pas comme ça, les gens ont une vie. Il n’y a qu’à la Poste…Enfin non,
il n’y a pas qu’à la Poste, mais c’est pas partout comme ça. Et là, la cheffe m’a
répondu : « C’est pas mon problème. » »
Dans le souvenir d’Aurélie, c’est
« l’élément déclencheur, où je me suis dit : il faut arrêter de nous
prendre pour des cons ». Elle ausculte son « diagnostic », qui
prétend qu’elle « doit » 45 mn. Elle obtient une version détaillée :
chaque trajet, chaque village desservi, et même chaque bout de rue où elle
distribue le courrier se voit doté d’une durée. Aurélie additionne toutes les
durées attribuées aux différents morceaux de sa tournée, et tombe sur un
résultat étonnant : la somme est supérieure à la durée globale attribuée à
sa tournée, selon laquelle elle « doit » 45 mn. Aurélie s’en émeut
auprès de son directeur d’établissement qui, d’après elle, avoue, pris au
dépourvu : « je sans pas, je ne comprends pas. » Aurélie menace
d’élargir sa vérification à toutes les tournées du bureau. Le directeur lui
envoie l’organisateur local, qui se justifie : c’est vrai, la somme des
durées des portions de la tournée est supérieure à la durée globale finalement
retenue, mais c’est parce qu’on y a appliqué un abattement. A quel titre
demande Aurélie ? « Ils m’ont sorti une formule mathématique
incompréhensible… » Elle en saisit pourtant la logique.
Un premier abattement découle
de la baisse supposée du trafic courrier dans les deux années à venir : la
durée théorique de la tournée d’Aurélie ne dérive pas d’un « diagnostic »
mais d’une prédiction. Le coefficient de baisse est donné par la direction
régionale, sans considération des évolutions locales dans les villages que
dessert Aurélie.
Le second abattement est plus
sournois. Il consiste à rogner le temps que gagneraient les facteurs s’ils
réussissaient à convaincre des usagers de rapprocher leurs boites aux lettres
de l’itinéraire principal de la tournée. Il faudrait que le fermier qui
persiste à conserver sa boite aux lettres près de son habitation, au bout d’un
chemin privé, accepte de la déplacer jusqu’à l’entrée du chemin ; ou que
les habitants d’un hameau perché veuillent bien
regrouper leurs boites aux lettres dans un « cidex », une
batterie commune qui serait installée en
contrebas.[…]Mais cet abattement est
sournois car, systématique, il présume que la résistance des usagers serait le
résultat d’une défaillance du facteur. »
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