dimanche 25 avril 2021

Le caché de la Poste" de Nicolas Jounin

« J’évite de qualifier les humains avec lesquels je serais en contact, de peur de prononcer le terme d’ « usagers », qui sentirait trop le vocabulaire de service public, et répugnant à dire « clients », comme il conviendrait en une telle occasion. »

 

« Je verrai bien vite que le code de la route est au facteur ce que le code pénal est au tueur  à gages : un arrière-plan parfois embarrassant, mais certainement pas un guide. »

 

«La feuille Excel, « la restitution individuelle » a une fonction de marteau symbolique. Elle allègue d’une dette et prépare mentalement le facteur débiteur à la ^perspective  ru remboursement. Elle juge et tranche noir sur blanc, ou plutôt orange sur pastel. Elle assomme. Elle disqualifie par avance toute tentative de mise en cause du dessin des nouvelles tournées, toute dénonciation de surcharge. Elle sifflote un air de « vous avez profité, mais à présent il faut bien se remettre au travail. »

Pourtant, obstinément, Ludivine refuse tout réalisme à la représentation que Dominique fait de sa nouvelle tournée. Elle exige d’être « accompagnée » par un cadre et que sa tournée soit révisée, raccourcie. Elle interpelle les chefs d’équipe, au quotidien, ainsi que Dominique l’organisateur, et même Stéphane, le chef d’établissement, lorsque l’un ou l’autre passe sur le site de Nanteuil. Personne ne lui répond non, mais rien ne vient. Depuis leurs bureaux, les chefs trouvent Ludivine impatiente, peut-être de mauvaise foi – est-ce que ce serait vraiment à sa avantage si on creusait son cas par le biais d’un accompagnement ?

« Il y en a une qui dit qu’elle est hyperchargée », rapporte Dominique. « Très honnêtement, je ne sais pas. » Mais cela ne l’empêche pas d’être circonspect : «  Elle se plaint d’avoir beaucoup de recommandés, et en faisant une extraction, moi j’ai constaté qu’elle en a, mais elle a pas mal de recommandés à représenter pour le lendemain. En moyenne elle a 47 (nouveaux) recommandés (chaque jour) c’est-à-dire que c’est la moyenne des recommandés de la plupart des tournées. Mais sur les 47, si t’en mets 20 à représenter pour le lendemain, c’est normal que le lendemain t’en aies plus de 47, que t’en aies une soixantaine. Et si tu les cumules comme ça, tu ne t’en sors pas. » Mais est-ce que ca ne serait pas justement parce qu’elle ne s’en sort pas que Ludivine se voit contrainte de remettre au lendemain des recommandés qu’elle n’a pas pu distribuer ? « Peut-être, mais il faudrait que je l’accompagne pour voir. Je pars du principe qu’une personne qui, le premier jour, vient te voir, te dit : « c’est pas possible »…Laisse un peu de temps, laisse un peu de temps. »

Stéphane, le chef d’établissement, va dans le même sens. « J’ai fait cinquante réorg, on entend toujours la même chose : « c’est pas possible, vous savez pas. » Bon…Alors qu’en fait, c’est juste un apprentissage. Je prends l’exemple de quelqu’un que j’apprécie, que je connais depuis très longtemps, Ludivine. Elle disait : «  J’y arriverai pas, j’y arriverais pas ». […]Quand je l’ai vue, enfin les dix premiers jours [de la réorganisation], parce que j’étais à Nanteuil, elle rentrait effectivement en milieu d’après-midi, donc effectivement deux, trois heures après [sa fin de service], il y avait beaucoup de boulot, ça je me souviens. C’est logique, hein. Enfin, vraiment, d’expérience, une fois qu’elle connaitra les batteries, qu’elle connaitra vraiment son quartier, elle sera dans ses temps. » Il faut juste admettre qu’il y a un temps de rodage. Admettre aussi qu’on avait peut-être pris des mauvaises habitudes, comme un effet pervers du délai entre deux réorganisations : « Si vous voulez, on prend un rythme, et c’est humain, on prend un rythme qui fait que, voilà…Là tout d’un coup, [avec la réorganisation] on réajuste, il y a un gros différentiel. Et les personnes, c’est des titulaires, hein, mais ils ont pas forcément une grande cadence, ils ont pris un rythme de travail qui était, voilà, qui était le leur, et ils ont du mal à s’ajuster vraiment. »

Cependant, les mois succèdent aux mois et Ludivine, dans une détresse constante, continue d’exiger d’être accompagnée. Ses efforts seront-ils payants ? Elle finit par le craindre. Si elle est accompagnée, si l’accompagnement lui donne raison et admet la surcharge, que se passera-t-il ? Ludivine connait trop bien la Poste pour imaginer, dans le meilleur des cas, autre chose qu’un allègement qui se paierait d’un alourdissement pour quelqu’un d’autre. Jamais la direction ne créerait une nouvelle tournée. Elle se contenterait de basculer des rues d’une tournée à l’autre. Ludivine risquerait d’apparaitre comme celle qui a provoqué la surcharge d’un collègue. Ce dernier devrait produire la même montagne d’efforts que Ludivine pour espérer que son cas soit à son tour examiné. Plus surement, solidaire ou amer, il se tairait, et la Poste n’aurait rien perdu à ce jeu à somme nulle.

Alors Ludivine ne croit toujours pas que son ancienne tournée durait 5h 25. Mais, progressivement, elle se résigne. L’écho de ses plaintes s’étouffant, Dominique et Stéphane pourront penser que c’est le signe que tout va mieux. A défaut d’emporter son acquiescement aux durées prescrites, ils obtiennent sa démobilisation ».

 

Dans un autre bureau :

« Alors, avant même la réorg annoncée, « déjà parfois je rentrais plus tard [après l’heure de fin de service]. Je me souviens, j’étais rentrée au bureau, j’avais pas bouffé, j’étais pas bien, et je suis allée voir ma cheffe. Et je lui ai dit : « Comment on fait ? Là on me demande de finir ma tournée, il me reste trois quart d’heure de boulot, je suis censé finir dans cinq minutes, je fais quoi ? Je vais faire un travail pour lequel je vais pas être payée ». C’est que l’enregistrement des heures supplémentaires ne provient pas d’un décompte, d’une pointeuse ou d’un émargement, mais de l’appréciation solitaire de la hiérarchie, fondée sur le « diagnostic ». « Ils disaient que sur ma tournée je devais 45 minutes justement. Mais non, je finissais plus tard. » Pour sa cheffe, si ‘ »outil » dit qu’Aurélie finit en théorie 45 minutes avant l’heure, comment justifier l’enregistrement d’heures supplémentaires ? Certes, la cheffe constate bien qu’Aurélie rentre plus tard mais c’est suspect : qu’a-t-elle fait au juste sur son parcours ? Qui peut dire qu’elle n’a pas profité d’une pause indue, chez un usager, dans un café, ou même chez elle. Personne n’en sait rien. Mais l’ »outil » permet de laisser croire que l’on connait la durée de la tournée quand Aurélie ne fait rien d’autre que son travail. En vertu de ses calculs, les dépassements horaires d’Aurélie ne sauraient être comptés comme des heures supplémentaires rémunérées ou compensées. Son rab de travail est gratuit, pendant que défile le compteur de la nounou qu’elle emploie pour garder ses enfants : «  je dois payer une nounou pour un travail que je fais bénévolement. C’est pas possible. Et en plus vous vous rendez bien compte que je suis employeur, je peux pas appeler quelqu’un en disant : « bah, aujourd’hui je vais rentrer une heure plus tard, ou trois quarts d’heure plus tard »., ça ne se passe pas comme ça, les gens ont une vie. Il n’y a qu’à la Poste…Enfin non, il n’y a pas qu’à la Poste, mais c’est pas partout comme ça. Et là, la cheffe m’a répondu : « C’est pas mon problème. » »

Dans le souvenir d’Aurélie, c’est « l’élément déclencheur, où je me suis dit : il faut arrêter de nous prendre pour des cons ». Elle ausculte son « diagnostic », qui prétend qu’elle « doit » 45 mn. Elle obtient une version détaillée : chaque trajet, chaque village desservi, et même chaque bout de rue où elle distribue le courrier se voit doté d’une durée. Aurélie additionne toutes les durées attribuées aux différents morceaux de sa tournée, et tombe sur un résultat étonnant : la somme est supérieure à la durée globale attribuée à sa tournée, selon laquelle elle « doit » 45 mn. Aurélie s’en émeut auprès de son directeur d’établissement qui, d’après elle, avoue, pris au dépourvu : «  je sans pas, je ne comprends pas. » Aurélie menace d’élargir sa vérification à toutes les tournées du bureau. Le directeur lui envoie l’organisateur local, qui se justifie : c’est vrai, la somme des durées des portions de la tournée est supérieure à la durée globale finalement retenue, mais c’est parce qu’on y a appliqué un abattement. A quel titre demande Aurélie ? « Ils m’ont sorti une formule mathématique incompréhensible… » Elle en saisit pourtant la logique.

Un premier abattement découle de la baisse supposée du trafic courrier dans les deux années à venir : la durée théorique de la tournée d’Aurélie ne dérive pas d’un « diagnostic » mais d’une prédiction. Le coefficient de baisse est donné par la direction régionale, sans considération des évolutions locales dans les villages que dessert Aurélie.

Le second abattement est plus sournois. Il consiste à rogner le temps que gagneraient les facteurs s’ils réussissaient à convaincre des usagers de rapprocher leurs boites aux lettres de l’itinéraire principal de la tournée. Il faudrait que le fermier qui persiste à conserver sa boite aux lettres près de son habitation, au bout d’un chemin privé, accepte de la déplacer jusqu’à l’entrée du chemin ; ou que les habitants d’un hameau perché veuillent bien  regrouper leurs boites aux lettres dans un « cidex », une batterie  commune qui serait installée en contrebas.[…]Mais cet abattement  est sournois car, systématique, il présume que la résistance des usagers serait le résultat d’une défaillance du facteur. »

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