(1937) [International Council Correspondence, vol. 3, n° 5 et 6, juin 1937 / tiré de Raetekorrespondenz, n° 21, avril 1937]
Les luttes héroïques des
ouvriers espagnols marquent une étape dans le développement du mouvement
prolétarien international. Elles ont enrayé la progression jusque-là
victorieuse du fascisme et, en même temps, impulsé une nouvelle période
d'expansion des luttes de classes. Mais la portée de la guerre civile espagnole
pour le prolétariat mondial ne se limite pas à cet aspect. Son importance
réside aussi dans le fait qu'elle a mis à l'épreuve les théories et les tactiques
de l'anarchisme et de l'anarcho-syndicalisme.
L'Espagne a été de tous temps
le foyer traditionnel de l'anarchisme. L'énorme influence que les doctrines
anarchistes y ont acquise ne peut s'expliquer que par la structure particulière
des classes dans ce pays. La théorie proudhonienne des artisans individuels et
indépendants, comme l'application par Bakounine de cette morne théorie aux
usines, ont trouvé un soutien passionné parmi les petits paysans, les ouvriers
d'usines et les ouvriers agricoles. Les doctrines anarchistes ont été adoptées
par de larges fractions du prolétariat espagnol et c'est à cela que l'on doit
la levée spontanée des ouvriers contre le soulèvement fasciste.
Nous ne voulons cependant pas
dire que le déroulement de la lutte a été déterminé par l'idéologie anarchiste,
ou qu'il reflète le but des anarchistes. Au contraire, nous allons démontrer
que les anarchistes ont été poussés à abandonner beaucoup de leurs vieilles
idées et à accepter en échange des compromis de la pire espèce. En analysant ce
processus, nous allons démontrer que l'anarchisme était incapable de tenir tête
à la situation, non pas à cause de la faiblesse du mouvement qui n'en aurait
pas permis une application pratique, mais parce que les méthodes anarchistes
pour organiser les différentes phases de la lutte étaient en contradiction avec
la réalité objective. Ce type de situation révèle des similitudes frappantes
avec celle des bolcheviks russes en 1917. Les bolcheviks russes ont été forcés
d'abandonner une à une leurs vieilles théories, jusqu'à en être réduits à
exploiter les ouvriers et les paysans selon les méthodes capitalistes
bourgeoises ; de même, les anarchistes en Espagne sont maintenant forcés
d'accepter les mesures qu'ils ont jadis dénoncées comme centralistes et répressives.
Le déroulement de la Révolution russe a démontré que les théories bolcheviques
n'étaient pas valables pour résoudre les problèmes de la lutte de classe
prolétarienne; de même, la guerre civile espagnole révèle l'incapacité des
doctrines anarchistes à résoudre ces mêmes problèmes.
Il nous semble important
d'élucider les erreurs commises par les anarchistes parce que leur lutte
courageuse a conduit beaucoup d'ouvriers – qui voient clairement le rôle de
traîtres joué par les représentants de la IIe et IIIe Internationales – à
croire, qu'après tout, les anarchistes ont raison. De notre point de vue, une
telle opinion est dangereuse car elle tend à accroître la confusion déjà grande
au soin de la classe ouvrière. Nous considérons qu'il est de notre devoir de
démontrer, à partir de l'exemple espagnol, que l'argumentation anarchiste
contre le marxisme est fausse, que c'est la doctrine anarchiste qui a échoué.
Quand il s'agit de comprendre une situation donnée, ou de montrer des voies et
les méthodes dans une lutte révolutionnaire précise, le marxisme sert encore de
guide et s'oppose au pseudo-marxisme des partis de la IIe et IIIe
Internationales.
La faiblesse des théories
anarchistes a d'abord été démontrée à propos de l'organisation du pouvoir
politique. D'après la théorie des anarchistes, il suffirait pour assurer et
garantir la victoire révolutionnaire, de laisser le fonctionnement des usines
aux mains des syndicats. Les anarchistes n'ont donc jamais essayé d'enlever le
pouvoir au gouvernement de Front populaire. Ils n'ont pas non plus travaillé à
la mise sur pied d'un pouvoir politique des conseils (soviets). Au lieu de
faire de la propagande pour la lutte de classes contre la bourgeoisie, ils ont
prêche la collaboration de classes à tous les groupes appartenant au front antifasciste.
Quand la bourgeoisie a commencé à s'attaquer au pouvoir des organisations
ouvrières, les anarchistes ont rejoint le nouveau gouvernement, ce qui
constitue une importante déviation par rapport à leurs principes de base. Ils
ont essayé d'expliquer ce geste en alléguant qu'en raison de la
collectivisation, le nouveau gouvernement de front populaire ne représenterait
plus comme avant un pouvoir politique, mais un simple pouvoir économique,
puisque ses membres étaient des représentants des syndicats, auxquels
appartenaient pourtant des membres de la petite bourgeoisie de l'Esquerra [«
Gauche républicaine ». Principal parti catalan. Représentant de la petite
bourgeoisie.]. L'argument des anarchistes est le suivant : puisque le pouvoir
est dans les usines, et que les usines sont contrôlées par les syndicats, le
pouvoir est donc entre les mains des ouvriers. Nous verrons plus loin comment
cela fonctionne en réalité.
Le décret de dissolution des
milices est paru pendant que les anarchistes étaient au gouvernement.
L'incorporation des milices dans l'armée régulière, la suppression du P.O.U.M.
[Parti ouvrier d’unification marxiste, organisation assez proche du trotskysme,
principale victime des exactions stalinienne.] à Madrid ont été décrétées avec
leur approbation. Les anarchistes ont aidé à organiser un pouvoir politique
bourgeois mais n'ont rien fait pour la formation d'un pouvoir politique
prolétarien.
Notre intention n'est pas de
rendre les anarchistes responsables de l'évolution suivie par la lutte
antifasciste et de son détournement vers une impasse bourgeoise. D'autres
facteurs doivent être incriminés, en particulier l'attitude passive des
ouvriers dans les autres pays. Ce que nous critiquons le plus sévèrement est le
fait que les anarchistes aient cessé de travailler pour une révolution
prolétarienne réelle, et qu'ils se soient identifiés au processus dans lequel
ils étaient impliqués. Ils ont ainsi occulté l'antagonisme entre le prolétariat
et la bourgeoisie, et ont donné cours à des illusions pour lesquelles nous
craignons qu'ils n'aient à payer eux-mêmes très cher dans le futur. Les
tactiques des anarchistes espagnols ont eu droit à un certain nombre de
critiques dans les groupes libertaires de l'étranger certaines de ces critiques
en arrivent même à les accuser de trahison à l'égard des idéaux anarchistes.
Mais comme leurs auteurs ne réalisent pas la véritable situation à laquelle
sont confrontés leurs camarades espagnols, ces critiques restent négatives.
Il ne pouvait en être autrement.
Les doctrines anarchistes n'apportent tout simplement pas de réponse appropriée
aux questions que soulève la pratique révolutionnaire. Pas de participation au
gouvernement, pas d'organisation du pouvoir politique, syndicalisation de la
production voilà les mots d'ordre anarchistes de base. De tels mots d'ordre ne
vont effectivement pas dans le sens des intérêts de la révolution
prolétarienne. Les anarchistes espagnols sont retombés dans les pratiques
bourgeoises parce qu'ils ont été incapables de remplacer leurs irréalisables
mots d'ordre par les mots d'ordre révolutionnaires du prolétariat. Les
critiques et les conseillers libertaires étrangers ne pouvaient offrir de
solutions car ces problèmes ne peuvent être résolus que sur la base de la
théorie marxiste.
La position la plus extrême
parmi les anarchistes de l'étranger est celle des anarchistes hollandais (à
l'exception des anarcho-syndicalistes hollandais du N. S. V. (Netherlands
Syndicalist Vuband). Les anarchistes de Hollande s'opposent à toute lutte
employant des armes militaires parce qu'une telle lutte est en contradiction
avec l'idéal et le but anarchistes. Ils nient l'existence de classes. En même
temps, ils ne peuvent s'empêcher d'exprimer leur sympathie pour les masses en
lutte contre le fascisme. En réalité, leur position équivaut à un sabotage de
la lutte. Ils dénoncent toute action ayant pour but d'aider les ouvriers
espagnols, telle que l'envoi d'armes. Le fond de leur propagande est celui-ci :
tout doit être fait pouréviter l'extension du conflit à d'autres pays d'Europe.
Ils prônent la résistance passive à la Gandhi, dont la philosophie, appliquée à
la réalité objective, aboutit à la soumission de travailleurs sans défense aux
bourreaux fascistes.
Les anarchistes d'opposition
maintiennent que le pouvoir centralisé exercé par la dictature du prolétariat
ou par un état-major militaire, mène à une autre forme de répression des
masses. Les anarchistes espagnols répondent en faisant remarquer que eux (en
Espagne) ne luttent pas pour un pouvoir politique centralisé; au contraire, ils
favorisent la syndicalisation de la production, ce qui exclut l'exploitation
des travailleurs. Ils croient sérieusement que les usines sont aux mains des
ouvriers et qu'il n'est pas nécessaire d'organiser toutes les usines sur une
base centraliste et politique. Cependant, l'évolution réelle a déjà prouvé que
la centralisation de la production est en cours et les anarchistes sont forcés
de s'adapter aux nouvelles conditions, même si c'est contre leur volonté.
Partout où les ouvriers anarchistes négligent d'organiser leur pouvoir
politiquement et d'une manière centralisée dans les usines et les communes, les
représentants des partis capitalistes bourgeois (les partis socialiste et
communiste compris) s'en chargeront. Cela signifie que les syndicats, au lieu
d'être directement contrôlés par les ouvriers dans les usines, seront
réglementés d'après les lois et les décrets du gouvernement capitaliste
bourgeois.
II
De ce point de vue, on se pose
la question : est-il vrai que les ouvriers en Catalogne ont détenu le pouvoir
dans les usines après que les anarchistes aient « syndicalisé » la production?
Il nous suffit de citer quelques paragraphes de la brochure « Que sont la C. N.
T. et la F. A. I. ? » (publication officielle de la C.N.T. - F.A.I.) pour
répondre à cette question.
« La direction des entreprises
collectivisées repose dans les mains des Conseils d'usine, élus en assemblée
générale d'usine. Ces Conseils doivent se composer de cinq à quinze membres. La
durée de participation au Conseil est de deux ans...
« Les Conseils d'usine sont
responsables devant l'Assemblée plénière de l'entreprise et devant le Conseil
général de la branche d'industrie. En commun avec le Conseil général de leur
branche d'industrie, ils règlent la marche de la production. En plus, ils
règlent les questions des dommages du travail, des conditions de travail, des
institutions sociales, etc.
« Le Conseil d'usine désigne
un directeur. Dans les entreprises occupant plus de 500 ouvriers, cette
nomination doit se faire en accord avec le Conseil économique. Chaque
entreprise nomme en plus, comme représentant de la « Généralité » [« La
Generalidad », gouvernement autonome de la Catalogne.], un des membres du
Conseil d'usine, en accord avec les ouvriers.
« Les Conseils d'entreprise
tiennent au courant de leurs travaux et de leurs plans aussi bien l'Assemblée
plénière des, ouvriers que le Conseil général de leur branche d'industrie. Au
cas d'incapacité ou de refus d'application des décisions prises, des membres du
Conseil d'usine peuvent être destitués par l'Assemblée plénière ou par le
Conseil général de leur branche d'industrie.
« Si une telle destitution est
prononcée par le Conseil général de l'industrie, les ouvriers de l'entreprise
peuvent en appeler et le Département de l'économie de la Généralité décide du
cas après avoir entendu le Conseil économique antifasciste...
« Les Conseils généraux des
branches d'industrie sont composés de : 4 représentants des Conseils d'usine, 8
représentants des syndicats suivant les proportions des différentes tendances
syndicales dans l'industrie et 4 techniciens envoyés par le Conseil économique
antifasciste. Ce comité travaille sous la présidence d'un membre du Conseil
économique.
« Les Conseils généraux des
industries s'occupent des problèmes suivants : organisation de la production,
calcul des prix de revient, éviter la concurrence entre les entreprises, étude
des besoins de produits dans l'industrie, étude des marchés intérieurs et
extérieurs... étude et propositions sur le terrain des méthodes de travail,
suggestions sur la politique douanière, édification de centrales de ventes,
acquisition des moyens de travail et des matières premières, attributions de
crédits, installations de stations techniques d'essais et de laboratoires, de
statistiques de production et des besoins de consommation, de travaux
préliminaires pour le remplacement des matériaux étrangers par des matières
espagnoles, etc. » [« Que sont la C.N.T. et la F.A.I., », traduit dans
Catalogne libertaire 1936-1937, A. et D. Prudhommeaux, Cahiers Spartacus n° 11,
novembre 1940, pp. 57-58.]
Il n'est nul besoin de se
creuser la tête pour se rendre compte que ces propositions placent toutes les
fonctions économiques entre les mains du Conseil économique général. Comme nous
l'avons vu, le Conseil économique général antifasciste est constitué de 8
représentants des syndicats : 4 techniciens nommés par le Conseil économique
général et 4 représentants des Conseils d'usine. Le Conseil économique général
antifasciste fut constitué au début de la révolution et se compose de
représentants des syndicats et de la petite bourgeoisie (Esquerra, etc.). Seuls
les quatre délégués du Conseil d'usine pourraient être considérés comme des
représentants directs des ouvriers. Nous notons en outre qu'en cas de renvoi
des représentants du Conseil d'usine, le Conseil d'industrie de la «
Generalidad » et le Conseil économique général antifasciste ont une influence
décisive. Le Conseil général économique peut destituer des oppositionnels dans
les conseils; contre cette mesure, les ouvriers peuvent faire appel auprès du
Conseil d'industrie, mais la décision repose en dernier lieu sur le Conseil
économique général. Le Conseil d'usine peut désigner un directeur, mais pour
les entreprises plus grandes, le consentement du Conseil d'industrie est
nécessaire.
Bref, on peut dire que les
ouvriers n'ont en réalité aucun pouvoir sur l'organisation et le contrôle des
usines. En fait, ce sont les syndicats qui gouvernent. Nous verrons ce que cela
signifie.
Considérant les quelques faits
susmentionnés, nous sommes incapables de partager l'enthousiasme de la C.N.T.
au sujet de « l'évolution sociale ». « Dans les locaux administratifs, palpite
la vie d'une révolution véritablement constructive », écrit Rosselli (1) dans «
Qu'est-ce que la C.N.T. et la F.A.I. » (p. 38-39, éd. allemande). D'après nous,
le pouls d'une révolution authentique ne bat pas dans les bureaux
administratifs, mais dans les usines. Dans les bureaux bat le cœur d'une vie
différente, celle de la bureaucratie.
Nous ne critiquons pas les
faits. Les faits, les réalités, sont déterminés par des circonstances et des
conditions qui échappent au contrôle des simples groupes. Que les ouvriers de
Catalogne n'aient pas établi la dictature du prolétariat, ce n'est pas de leur
faute. La vraie raison réside dans la situation internationale confuse, qui met
les ouvriers espagnols en opposition face au reste du monde.
Dans de telles conditions, il
est impossible au prolétariat espagnol de se libérer de ses alliés petits-bourgeois.
La révolution était condamnée avant même d'avoir commencé.
Non, nous ne critiquons pas
les faits. Nous critiquons cependant les anarchistes pour avoir confondu la
situation en Catalogne avec le socialisme. Tous ceux qui parlent aux ouvriers
de socialisme en Catalogne — en partie parce qu'ils y croient, en partie parce
qu'ils ne veulent pas perdre leur influence sur le mouvement — empêchent les
travailleurs de voir ce qui est en train de se passer en Espagne. Ils ne
comprennent rien à la révolution et rendent par-là plus difficile le
développement des luttes radicales.
Les travailleurs espagnols ne
peuvent pas se permettre de lutter effectivement contre les syndicats, car cela
mènerait à une faillite complète sur les fronts militaires, Ils n'ont pas
d'autre alternative; ils doivent lutter contre les fascistes pour sauver leurs
vies, ils doivent accepter toute aide sans regarder d'où elle vient. Ils ne se
demandent pas si le résultat de cette lutte sera le socialisme ou le
capitalisme; ils savent seulement qu'ils doivent lutter jusqu'au bout. Seule
une petite partie du prolétariat est consciemment révolutionnaire.
Tant que les syndicats
organiseront la lutte militaire, les travailleurs les soutiendront; on ne peut
pas nier que cela mène à des compromis avec la bourgeoisie, mais c'est
considéré comme un mal nécessaire. Le mot d'ordre de la C.N.T. : « D'abord la
victoire contre les fascistes, après la révolution sociale », exprime le
sentiment encore prédominant parmi les militants ouvriers. Mais ce sentiment
peut aussi être expliqué par l'arriération du pays qui rend les compromis avec
la bourgeoisie non seulement possibles mais obligatoires pour le prolétariat.
Il en résulte que le caractère de la lutte révolutionnaire subit d'énormes
transformations et qu'au lieu de tendre vers le renversement de la bourgeoisie,
il mène à la consolidation d'un nouvel ordre capitaliste.
L’aide
étrangère étrangle la révolution
La classe ouvrière en Espagne
ne lutte pas seulement contre la bourgeoisie fasciste mais contre la
bourgeoisie du monde entier. Les pays fascistes, Italie, Allemagne, Portugal et
Argentine, soutiennent les fascistes espagnols dans cette lutte avec tous les
moyens dont ils disposent. Ce fait suffit à rendre impossible la victoire de la
révolution en Espagne. Le poids énorme des Etats ennemis est trop lourd pour le
prolétariat espagnol. Si les fascistes espagnols, avec leurs moyens
considérables, n'ont pas encore gagné, essuyant même des défaites sur plusieurs
fronts, ceci est dû aux livraisons d'armes effectuées par les gouvernements
antifascistes. Alors que le Mexique, dés le début, a fourni des munitions et
des armes sur une petite échelle, la Russie n'a commencé son aide qu'au bout de
cinq mois de guerre. L'aide est arrivée après que les troupes fascistes,
équipées avec des armes modernes italiennes et allemandes et soutenues, de
plus, par tous les moyens dont disposaient les pays fascistes, aient fait
reculer les milices antifascistes. Cela permit de continuer à lutter, ce qui
obligea l'Italie et l'Allemagne à envoyer encore plus d'armes, et même des
troupes. De ce fait, ces pays sont devenus de plus en plus influents dans la
situation politique. La France et l'Angleterre, inquiètes à cause des relations
avec fleurs colonies, ne pouvaient se désintéresser d'une telle évolution La
lutte en Espagne prend le caractère d'un conflit international entre les
grandes puissances impérialistes qui, ouvertement ou secrètement, participent à
la guerre pour défendre d'anciens privilèges ou pour en conquérir de nouveaux.
Des deux côtés, les forces antagonistes en Espagne reçoivent des armes et un
soutien matériel. On ne peut pas encore discerner quand et où cette lutte va
prendre fin.
En attendant, cette aide de
l'étranger sauve les travailleurs espagnols en même temps qu'elle donne à la
révolution son coup de grâce. Les armes modernes de l'étranger ont placé la
lutte sur le terrain militaire et, en conséquence, le prolétariat espagnol a
été soumis aux intérêts impérialistes et, avant tout, aux intérêts russes. La
Russie n'aide pas le gouvernement espagnol pour favoriser la révolution, mais
pour empocher la croissance de l'influence italienne et allemande dans la zone
méditerranéenne. Le blocus des navires russes et la saisie de leurs cargaisons
montre clairement à la Russie ce qui l'attend quand elle laissera la victoire à
l'Allemagne et l'Italie.
La Russie essaie de
s'implanter en Espagne. Nous ne ferons qu'indiquer comment, de par la pression
qu'elle exerce, les ouvriers espagnols sont en train de perdre graduellement
leur influence sur le déroulement des événements, comment les comités de milice
sont dissous, le P.O.U.M. exclu du gouvernement et la C.N.T. ligotée.
Depuis des mois, on refuse des
armes et des munitions au P.O.U.M. et à la C.N.T. sur le front d'Aragon. Tout
cela prouve que le pouvoir dont dépendent matériellement les antifascistes
espagnols dirige aussi la lutte des ouvriers. Ces derniers, s'ils peuvent
essayer de se débarrasser de l'influence de la Russie, ne peuvent se passer de
son aide, et, en dernier ressort, ils doivent accéder à toutes ses demandes.
Tant que les ouvriers de I 'étranger ne se révolteront pas contre leur propre
bourgeoisie, apportant ainsi un soutien actif à la lutte en Espagne, les
ouvriers espagnols devront sacrifier leur but socialiste.
La cause réelle de la faillite
interne de la révolution espagnole s'explique par sa dépendance vis-à-vis de
l'aide matérielle des pays capitalistes (ici, le capitalisme d'État russe). Si
la révolution s'étendait à l'Angleterre, la France, l'Italie, l'Allemagne, la
Belgique, alors les choses auraient un autre aspect. Si la contre-révolution
était écrasée dans les zones industrielles les plus importantes, comme elle
l'est maintenant à Madrid, en Catalogne, aux Asturies, alors le pouvoir de la
bourgeoisie fasciste serait brisé. Des troupes de gardes blancs pourraient
certainement mettre la révolution en danger, mais non plus la battre. Des
troupes qui ne s'appuient pas sur une puissance industrielle suffisante perdent
vite tout pouvoir. Si la révolution prolétarienne s'effectuait dans les zones
industrielles les plus importantes, les travailleurs ne dépendraient pas du
capital étranger. Ils pourraient se saisir de tout le pouvoir. Ainsi, nous
disons une fois de plus que la révolution prolétarienne ne peut être vigoureuse
que si elle est internationale. Si elle reste confinée à une petite région,
elle sera ou écrasée par les armes, ou dénaturée par les intérêts
impérialistes. Si la révolution prolétarienne est assez forte à l'échelle
internationale, alors elle n'a plus besoin de craindre la dégénérescence dans
le sens d'un capitalisme d'État ou privé. Dans la partie suivante, nous
traiterons des questions qui se poseraient dans ce cas.
La
lutte de classes dans l’Espagne « rouge »
Bien que nous ayons montré
dans la partie précédente comment la situation internationale forçait les
ouvriers espagnols à des compromis avec la bourgeoisie, nous n'en avons
cependant pas conclu que la lutte de classes était terminée en Espagne. Au
contraire, elle continue sous le couvert du front populaire antifasciste, comme
le prouvent les assauts de la bourgeoisie contre chaque bastion des comités
ouvriers, et le durcissement des positions du gouvernement. Les ouvriers de
l'Espagne « rouge » ne peuvent rester indifférents à ce processus; de leur
côté, ils doivent essayer de conserver les positions conquises pour éviter les
empiétements futurs de la bourgeoisie et pour donner une nouvelle orientation
révolutionnaire aux événements. Si les ouvriers en Catalogne ne s'opposent pas
à la progression de la bourgeoisie, leur défaite totale est certaine. Si le
gouvernement de front populaire battait éventuellement les fascistes, il
utiliserait tout son pouvoir pour écraser le prolétariat. La lutte entre la
classe ouvrière et la bourgeoisie continuerait mais dans desconditions bien
pires pour le prolétariat ; parce que la bourgeoisie « démocratique », après
avoir laissé les travailleurs remporter la victoire contre les fascistes,
retournerait ensuite toutes ses forces contre le prolétariat. La désintégration
systématique du pouvoir des ouvriers se poursuit depuis des mois; et dans les
discours de Caballero, on peut déjà entrevoir le sort que réserve aux
travailleurs le gouvernement actuel, une fois qu'ils lui auront donné la
victoire.
Nous avons dit que la
révolution espagnole ne peut être victorieuse que si elle devient
internationale. Mais les ouvriers espagnols ne peuvent pas attendre que la
révolution commence en d'autres points d'Europe; ils ne peuvent pas attendre
l'aide qui, jusqu'à présent, est restée un vœu pieux. Ils doivent maintenant,
tout de suite, défendre leur cause non seulement contre les fascistes, mais
contre leurs propres alliés bourgeois. L'organisation de leur pouvoir est aussi
une nécessité urgente dans la situation actuelle.
Comment le mouvement des
ouvriers espagnols répondit à cette question ? La seule organisation qui y
donne une réponse concrète est le P.O.U.M. Il fait de la propagande pour
l'élection d'un congrès général des conseils, dont sortira un gouvernement véritablement
prolétarien.
A cela, nous répondons que les
bases d'un tel programme n'existent pas encore. Les prétendus « conseils
ouvriers », dans la mesure où ils ne sont pas encore liquidés, sont pour la
plupart sous l'influence de la Generalidad, qui a un contrôle serré sur leurs
membres. Même si elle avait lieu, l'élection de ce congrès ne garantirait pas
le pouvoir des ouvriers sur la production. Le pouvoir social n'est pas le
simple contrôle du gouvernement. Pour se maintenir, le pouvoir prolétarien doit
s'exercer dans tous les domaines de la vie sociale. Le pouvoir politique
central, pour grande que soit son importance, n'est qu'un des moyens de le
réaliser. Si les ouvriers doivent organiser leur pouvoir contre la bourgeoisie,
ils doivent commencer par le commencement. D'abord, ils doivent libérer leurs
organisations d'usine de l'influence des partis et des syndicats officiels,
parce que ces derniers rattachent les ouvriers au gouvernement actuel et,
par-là, à la société capitaliste, Ils doivent essayer, à travers leurs
organisations d'usine, de pénétrer chaque secteur de la vie sociale. Sur cette
base seulement, il est possible de bâtir le pouvoir prolétarien ; sur cette
base seulement, peuvent travailler en harmonie les forces de la classe
ouvrière.
L’organisation
économique de la révolution
Les questions de
l'organisation politique et économique sont indissociables. Les anarchistes,
qui niaient la nécessité d'une organisation politique, ne pouvaient donc pas
résoudre les problèmes de l'organisation économique. Il y a interrelation entre
le problème de la liaison du travail dans les différentes usines, et celui de
la circulation des biens, dans la mesure où le pouvoir politique ouvrier est en
cause.
Les travailleurs ne peuvent
pas établir leur pouvoir dans les usines sans construire un pouvoir politique
ouvrier et ce dernier ne peut se maintenir comme tel que s'il a ses racines
dans la formation de conseils d'usine. Ainsi, une fois démontrée la nécessite
de la construction d'un pouvoir politique, on peut s'interroger sur la forme
que revêtira ce pouvoir prolétarien, sur la manière dont il intègre la société
et dont il s'exprime à partir des usines.
Supposons que les ouvriers des
principales zones industrielles, par exemple en Europe, prennent le pouvoir et
écrasent ainsi quasiment la puissance militaire de la bourgeoisie. La menace
extérieure la plus grave pour la révolution se trouverait donc écartée. Mais
comment les ouvriers, en tant que propriétaires collectifs des ateliers
doivent-ils remettre la production en marche pour satisfaire les besoins de la
société ? Pour cela, on a besoin de matières premières; mais d'où
viennent-elles ? Une fois le produit fabriqué, où doit-on l'envoyer ? Et qui en
a besoin?
On ne pourrait résoudre aucun
de ces problèmes si chaque usine devait fonctionner isolément. Les matières
premières destinées aux usines viennent de toutes les parties du monde, et les
produits résultant de ces matières sont consommés dans le monde entier. Comment
les ouvriers vont-ils savoir où se procurer ces matières premières ? Comment
vont[1]ils
trouver des consommateurs pour leurs produits ? Les produits ne peuvent pas
être fabriqués au hasard. Les ouvriers ne peuvent livrer des produits et des
matières premières sans savoir si les deux vont être utilisés d'une façon
appropriée. Pour que la vie économique ne s'arrête pas immédiatement, il faut
mettre au point une méthode pour organiser la circulation des marchandises.
C'est là que réside la
difficulté. Dans le capitalisme, cette tâche est accomplie par le marché libre
et au moyen de l'argent. Sur le marché, les capitalistes, en tant que
propriétaires des produits, s'affrontent les uns aux autres ; c'est là que sont
déterminés les besoins de la société : l'argent est la mesure de ces besoins.
Les prix expriment Ia valeur approximative des produits. Dans le communisme,
ces formes économiques, qui découlent de la propriété privée et y sont liées,
disparaîtront. La question qui se pose est donc : comment doit-on fixer,
déterminer les besoins de la société sous le communisme ?
Nous savons que le marché
libre ne peut remplir son rôle que dans certaines limites. Les besoins qu'il
mesure ne sont pas déterminés par les besoins réels des gens mais par le
pouvoir d'achat des possesseurs et par les salaires que reçoivent les ouvriers.
Sous le communisme, par contre, ce qui comptera, ce seront les besoins réels
des masses et non le contenu des portefeuilles.
Il est clair maintenant que
les besoins réels des masses ne peuvent être déterminés par aucune sorte
d'appareil bureaucratique, mais par les ouvriers eux-mêmes. La première
question que cette constatation soulève est, non pas de savoir si les ouvriers
sont capables de réaliser cette tâche, mais qui dispose des produits de la
société. Si l'on permet à un appareil bureaucratique de déterminer les besoins
des masses, il se créera un nouvel instrument de domination sur la classe
ouvrière. C'est pourquoi il est essentiel que les ouvriers s'unissent dans des
coopératives de consommateurs et créent ainsi l'organisme qui exprimera leurs
besoins. Le même principe vaut pour les usines ; les ouvriers, unis dans les
organisations d'usine, établissent la quantité de matières premières dont ils
ont besoin pour les produits qu'ils doivent fabriquer. Il n'y a donc qu'un
moyen sous le communisme pour établir les besoins réels des masses;
l'organisation des producteurs et des consommateurs en conseils d'usine et
conseils de consommateurs.
Cependant, il ne suffit pas
aux ouvriers de savoir de quoi ils ont besoin pour leur subsistance, ni aux
ateliers de connaître la quantité nécessaire de matières premières. Les usines
échangent leurs produits; ceux-ci doivent passer par différentes phases, par
plusieurs usines avant d'entrer dans la sphère de consommation. Pour rendre
possible ce procès, il est nécessaire, non seulement d'établir des quantités,
mais aussi de les gérer. Ainsi, nous en venons à la deuxième partie du
mécanisme qui doit se substituer au marché libre; c'est-à-dire la «
comptabilité » sociale générale. Cette comptabilité doit inclure la situation
de chaque usine et conseil de consommateurs, pour donner un tableau clair qui
permette d'avoir une connaissance complète des besoins et des possibilités de
la société.
Si l'on ne peut pas rassembler
et centraliser ces données, alors toute la production sera plongée dans le
chaos quand sera abolie la propriété privée et, avec elle, le marché libre.
Seuls l'organisation de la production et de la distribution par des conseils de
producteurs et de consommateurs, et l'établissement d'une comptabilité
centralisée permettront d'abolir le marché libre.
Nous avons vu qu'en Russie, le
« marché libre » s'est maintenu, malgré toutes les mesures de suppression
décrétées par les bolcheviks, parce que les organes qui étaient supposés le
remplacer ne fonctionnèrent pas. En Espagne, I ‘impuissance des organisations à
bâtir une production communiste est clairement démontrée par l'existence du
marché libre. L'ancienne forme de propriété a maintenant un autre visage. A la
place de la propriété personnelle des moyens de production, les syndicats
jouent en partie le rôle des anciens propriétaires, sous une forme légèrement
modifiée. La forme est changée, mais le système demeure. La propriété en tant
que telle n'est pas abolie. L'échange des marchandises ne disparaît pas. Voici
le grand danger qu'affronte à l'intérieur la révolution espagnole.
Les ouvriers doivent trouver
une nouvelle forme de distribution des biens. S'ils maintiennent les formes
actuelles, ils ouvrent la voie à une restauration complète du capitalisme. Si
jamais les ouvriers établissaient une distribution centrale des biens ils
devraient garder cet appareil central sous leur contrôle, car, créé dans le
simple but d'établir des registres et des statistiques, il aurait la
possibilité de s'approprier le pouvoir et de se transformer en instrument de
coercition contre les ouvriers. Ce processus serait le premier pas vers un
capitalisme d’Etat.
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