La Russie abandonne la révolution
La contre-révolution ne vient
pas obligatoirement de l'extérieur, elle peut aussi se développer à
l'intérieur. Elle peut prendre sa source dans le contrecoup dialectique qui
suit d'habitude chaque poussée révolutionnaire. C’est l'arc trop tendu des
revendications et des objectifs révolutionnaires qui revient, comme sous
l'effet d'une loi physique, en deçà du niveau précédemment atteint pour
parvenir à équilibrer les tensions. Si le contrecoup n'est pas freiné ou
contrôlé, il y a contre-révolution. La révolution russe avait vaincu sous le
signe des soviets, avec le mot d'ordre : Tout le pouvoir aux conseils ! Ce cri
de ralliement fascinant avait libéré des forces insoupçonnées et conduit à de
très importants résultats tactiques. La société socialiste devait maintenant,
dans l'imagination des nouveaux potentats soviétiques, être construite sur la
base de l'idée des soviets. Mais le système des soviets avait besoin d'hommes
qui ne se contentent pas de s'exalter à cette idée, mais qui soient également
assez mûrs et assez conscients pour en entreprendre la réalisation pratique.
L'expérience de l'esprit communautaire du communisme primitif, encore très
vivace en Russie, n'y convenait pas mieux que l'école du patriarcat féodal, qui
fournissait au tsarisme son matériel humain. Et le peuple russe arriéré n'avait
rien de plus à offrir. Il lui manquait avant tout cette éducation des qualités
spécifiquement personnelles que permet l'ère bourgeoise capitaliste. Il lui
manquait aussi, et ce n'est pas là le moins important, la formation
psychologique et intellectuelle que donnent les méthodes de travail et les
techniques de production de l'industrie moderne. Car le capitalisme ne crée pas
seulement des usines et des machines, d'autres modes de travail et une plus
grande rentabilité, il crée aussi des hommes nouveaux, des hommes pourvus de
nouvelles qualités d'esprit, de caractère et de rendement. Ce n'est pas sans
raison que Marx a lié la victoire de la révolution prolétarienne à l'apparition
préalable, dans le monde capitaliste, du plus haut degré de développement
économique, social et culturel, et qu'il en a fait une condition décisive. Car
ce n'est qu'alors que la révolution prolétarienne et le commencement de
construction du socialisme disposent d'une matière première appropriée. Matière
humaine sans laquelle une société socialiste n'est pas pensable. Cette
condition élémentaire n'était pas remplie en Russie et il lui manquait donc le
facteur décisif qui eût garanti une réelle victoire. Les dirigeants bolcheviks
s'étaient illusionnés en utilisant trop adroitement et sans hésitation le mot
d'ordre des soviets et en s'emparant du pouvoir qui gisait dans la rue. Le mot
d'ordre des soviets n'était pas le produit de leur propre orientation
révolutionnaire, c'était un bien étranger dont ils ont profité. Ce fut un grand
avantage pour eux, mais qui leur est bientôt devenu fatal. Car les hommes
soviétiques ne répondirent pas au mot d'ordre des soviets et firent défaut à
l'Etat soviétique. Rien ne put combler ce vide. On avait pu se tromper soi-même,
tromper un peuple entier, mais on ne trompe pas l'histoire. Elle a
inexorablement remis en question la victoire de la révolution russe dans son
caractère socialiste-prolétarien. C'est sur ce point, au maillon le plus faible
de la chaîne, que la stratégie interne de la contre[1]révolution a repris, s'appuyant sur
l'antagonisme constitutif inhérent au pouvoir soviétique. Pour repousser les
tentatives d'invasion des armées blanches du capital d'Europe occidental, la
Russie avait besoin d'une armée rouge qui défendrait les frontières du nouvel empire,
étoufferait la guerre civile et écraserait les forces de la contre-révolution
armée. Elle réussit à constituer cette armée en un temps très bref, à lui
insuffler une énergie et un mordant extraordinaires et à en faire l'outil sûr
de la défense et la garantie du succès de la révolution. Mais cette performance
a été obtenue au prix du sacrifice du principe des soviets, tant théoriquement
que pratiquement, dans la structure de l'organisation militaire, la dynamique
de l'action et notamment la direction des opérations de guerre. C'est contre ce
fait que s'est créée au sein de l'armée une opposition menée par Frounzé,
Goussev, Vorochilov, etc. Elle pensait que l'Armée Rouge devait se différencier
de celle des Etats capitalistes, non seulement dans ses buts politiques, mais
aussi dans sa structure, sa tactique et sa stratégie. Elle exigea une doctrine
militaire prolétarienne et une organisation réellement soviétique. Ce n'était
pas, comme Trotski, adversaire acharné de ce mouvement, le présente, « une tentative
d'élever les méthodes de francs-tireurs de la première période de la guerre
civile en un système durable et universel », c'était plutôt la tentative de
faire valoir le principe des soviets dans la construction de l'Armée Rouge.
Cette tentative échoua. Ce n'est pas parce que Trotski, comme chef militaire
suprême, avait le pouvoir de la réprimer avec violence, ce n'est pas non plus
parce que ses arguments auraient été plus justes ou plus percutants, mais parce
que cette tentative ne s'appliquait pas à son objet. Le principe des soviets
avait toujours été pour le bolchévisme un corps étranger. Il n'y trouvait ni
base, ni milieu favorable, ni aliment, ni possibilité de se développer. Il ne
pouvait donc pas s'affirmer ni devenir réalité. Le Parti Communiste refusait,
et de son point de vue il avait pleinement raison, de donner satisfaction aux
revendications de l'opposition. La bureaucratie, qui avait déjà gravi les
premières marches de l'escalier qui la conduirait à la domination, s'est
avidement emparée des hautes positions dans le commandement militaire. Elle y
voyait une nouvelle occasion de satisfaire son besoin de puissance et les
considérait comme d'importants points d'appui pour raffermir sa position
sociale et politique particulière. L'armée des soviets pour une défense
socialiste a été détournée de son but et ramenée aux clichés habituels de
l'armée autoritaire impérialiste et bourgeoise. Et l'autorité de commandement,
la discipline, l'obéissance et la subordination aveugle y ont de nouveau fait
leur entrée. Trotski, qui ne veut pas avouer qu'il est lui-même l'un des
fondateurs de la bureaucratie russe, justifie cette transformation ( il a été
amené à l'antidater pour sa polémique avec Staline ) comme suit : « Pour gagner
la confiance des alliés bourgeois et ne pas trop exciter l'adversaire il
fallait, non plus différer à tout prix des armées capitalistes, mais au
contraire leur ressembler le plus possible. Derrière les changements de
doctrine et le ravalement de la façade s'accomplissent des évolutions sociales
d'importance historique ». En réalité, il s'agit avant tout du procès de
développement qui va des barricades à Thermidor. Evolution qui n'a pas commencé
avec Staline mais sous Trotski. En une autre occasion, Trotski expliqua encore
autrement pourquoi l'Armée Rouge avait été la première institution du pouvoir
soviétique à abandonner le principe des soviets. Dans la défense de la
révolution contre les armées contre-révolutionnaires, il n'était pas possible
d'attendre qu'un nombre suffisant d'hommes soviétiques aguerris aient été
formés pour leur confier des tâches et des responsabilités militaires. Il
fallait agir vite avec les moyens disponibles pour assurer la défense. Ceci est
juste, mais pas tout à fait conforme cependant à la réalité historique. A
Paris, la contre-révolution a jadis déchaîné toutes les puissances de la guerre
pour détruire les acquis de la Grande Révolution. Le danger dans lequel se
trouvait la capitale de la France, pays relativement petit, était certainement
plus grand que celui qui menaçait la grande Russie avec ses lointaines
frontières et son large espace de manœuvre et d'approvisionnement. La
Convention trouva alors en Carnot un homme qui sut réorganiser, dans les
conditions les plus difficiles qui soient, l'armée française et les techniques
militaires de fond en comble. Son remarquable succès fut de reconnaître et
d'appliquer les nouveaux principes de la doctrine bourgeoise, de démocratiser
les bases de l'armée et de la rendre ainsi bien supérieure aux armées
réactionnaires. Carnot agissait là en révolutionnaire et non en épigone d'une
tradition morte. Et c'était ce qui importait s'il fallait sauver la révolution.
Cette nouvelle réforme de l'armée était elle-même un acte révolutionnaire. Il
manqua un Carnot à la Russie. Il lui manqua une transformation révolutionnaire
de l'armée et la révolution prolétarienne ne put pas saisir le moment décisif
pour constituer sa puissance militaire. Le principe bourgeois a repris en
Russie une position centrale dominante. La forteresse de la révolution a été
délibérément livrée à l'ennemi. C'est ce qui a permis à la contre-révolution de
reprendre pied au cœur même du nouveau régime. Elle n'avait plus besoin de
venir de l'extérieur; les Kornilov, Youdenitch, Dénékine et Wrangel, elle
pouvait s'en passer. Alors que Carnot, en tant que dirigeant, activait les
masses, les dirigeants russes s'activaient sur les masses. Pour ne pas être
expulsés du pouvoir, ils expulsèrent du pouvoir son principe de base. Ils
semblaient sauver la révolution, alors qu'ils la dotaient d'une âme contre-révolutionnaire.
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à l’autoritarisme
Lénine dans son livre l'Etat
et la Révolution a défendu, en s'appuyant sur Marx, l'idée que l'Etat, forme
caractéristique de la domination bourgeoise, doit disparaître après la révolution
prolétarienne. Mais non pas en l'écartant d'un coup. Plutôt, en l'amenant à
s'éteindre lentement mais sûrement. C'était la tâche du bolchévisme en Russie
d'entamer et de conduire cette extinction. Il faut admettre que cette
entreprise s'effectuait dans des conditions très défavorables et extrêmement
difficiles. Le seul atout que Lénine avait pour mener à terme ce projet était
les soviets. Mais les soviets n'avaient aucune place dans le système bolchevik
qu'il avait créé. La question n'était pas simplement : avec les soviets ou sans
les soviets ? Avec les soviets ou sans eux, cela signifie qu'il subsiste de
profondes différences dans la structure organique, la stratégie
révolutionnaire, les moyens de lutte, les méthodes tactiques, les objectifs sociaux,
la réorganisation pratique et les principes de la société nouvelle. De ces
constatations, il résulte qu'un Lénine, avec pour mot d'ordre les soviets,
aurait pu être un tout autre homme qu'un Lénine sans ce mot d'ordre. Il en
résulte également que ces difficultés et ces obstacles peu communs étaient
d'une importance vraiment secondaire dans sa tentative d'ériger le communisme
en Russie et dans son éventuelle réussite. Si Lénine avait créé son système
bolchévik pour un mouvement internationaliste des travailleurs et s'il avait eu
la chance de pouvoir le mettre à l'épreuve dans le pays le plus développé du
monde, dans le combat révolutionnaire d'un prolétariat industriel, il est à
parier à cent contre un qu'il aurait essuyé le même échec qu'en Russie. Car l'échec
de la révolution russe, d'une révolution qui devait mettre un terme à
l'exploitation, supprimer l'Etat, libérer les hommes de leur destin de
prolétaires et réaliser le socialisme, n'était pas conditionné par l'absence de
révolution mondiale, les pêchés de la bureaucratie, ni par Staline. Il était
uniquement conditionné par le système bolchévik. Pendant les années qu'il
consacra aux études et à la chute du régime tsariste, Lénine ne pensait qu'à
l'avènement d'un gouvernement bourgeois de gauche contre lequel un prolétariat,
instruit et dirigé par les bolchéviks, pourrait lutter. Il n'était préparé en
aucune façon, ni pratiquement, ni théoriquement, à un gouvernement prolétarien.
Rien n'est plus significatif dans ce sens que le fait qu'il ait écrit son livre
l'Etat et la Révolution juste avant la lutte décisive, au moment même où se
posait le problème de la révolution prolétarienne, au moment où pour ainsi dire
il lui brûlait les doigts. Puis, quand la révolution russe devint
prolétarienne, les événements le dépassèrent. Ils le placèrent subitement et de
façon inattendue devant le problème d'une nouvelle société socialiste que le
système bolchévik devait créer de toutes pièces. Toutes les exigences sur
lesquelles butèrent le tsarisme puis la bourgeoisie devaient maintenant être
satisfaites par une économie socialiste. Devant l'ampleur de la tâche,
l'insuffisance du système bolchévik éclata. Ce qu'il entreprit dégénéra en
soi-disant communisme de guerre qui n'avait de communisme que le nom. La
réalisation de l'idée des soviets ayant échoué dans l'armée, leur suppression
suivit progressivement dans l'administration, l'appareil d'Etat et dans tout
l'édifice social et culturel. On procéda avec précaution, lenteur et ruse en
voilant au mieux l'abandon, en masquant la déviation, d'abord pour
tranquilliser sa propre mauvaise conscience et aussi pour ne pas réveiller et
exciter la méfiance et la résistance des masses. La reconnaissance du système
des soviets fut réaffirmée avec ostentation dans toutes les déclarations
officielles. Et le pouvoir d'Etat ne se lassait pas de se déclarer pouvoir des
soviets, alors même que celui-ci avait été réduit depuis longtemps au rang des
accessoires. Il n'en a jamais eu honte, même lorsque la trahison est devenue
évidente devant le monde entier et l'étoile rouge n'a jamais couronné que la
dérision de l'idée des soviets, depuis longtemps mise au rancart. Le Parti
avait été, non exclusivement mais tout de même en premier lieu, l'aile
marchante de la propagande et de l'expérience des soviets. C'est lui qui les a
minés de l'intérieur et finalement supprimés. C'est lui qui a repris à son
compte les tâches qu'ils s'étaient fixées. Au fond, le parti n'est pas une
forme d'organisation du prolétariat mais de la bourgeoisie. C'est sous la pression
des événements que le prolétariat a dû depuis quelques décennies l'adopter. Car
lorsque le prolétariat commença à participer au système électoral de la
bourgeoisie et finit même par se tourner vers le parlementarisme, il n'avait
pour ce faire aucun appareil propre. Ainsi furent créées des unions électorales
qui avec le temps prirent de plus en plus nettement le caractère de partis. Par
la suite, le parti s'est avéré être une structure d'action et de lutte à
l'intérieur du milieu politique bourgeois si conforme aux intérêts de
l'opposition prolétarienne qu'il fut conservé, élargi et doté d'une plus grande
efficacité. Par conséquent, le mouvement socialiste de cette époque ne voyait
aucunement l'intérêt de remplacer le parti par une autre forme d'organisation.
D'ailleurs, plus le prolétariat déplaçait ses luttes vers les parlements et
considérait la politique sociale comme le véritable but de son action
parlementaire, plus le parti lui semblait être l'instrument adapté de la
représentation des masses. Le parti ne fonctionnait qu'avec l'aide d'une
bureaucratie. Tout son appareil est construit sur le modèle de l'Etat
bourgeois, autoritaire, centralisé, opérant de haut en bas avec la séparation
typique de ses membres en deux classes. L'initiative, l'autorité se rencontrent
exclusivement chez les dirigeants imbus de leur supériorité. Les masses n'ont
qu'à attendre et exécuter les ordres, tourner et manœuvrer au commandement et
former une matière malléable entre les mains de leurs chefs. Elles reçoivent
des mots d'ordre préparés, lisent les journaux écrits par la direction, elles
obéissent aux décisions prises en haut et croient à la vérité de l'écriture
sainte telle que les prêtres du parti la leur exposent. Le parti est en même
temps église philosophique et militarisme politique, il est l'image de
l'appareil d'Etat bourgeois dans laquelle se manifeste la perfection technique
de l'organisation bureaucratique. En S'organisant autour d'un parti, les
bolchéviks ont prouvé qu'ils n'étaient pas conscients du caractère
réactionnaire et bourgeois de cette forme d'organisation. En faisant du parti
l'organe de l'appareil d'Etat ils réintroduisent dans l'exercice et la
représentation du pouvoir le principe autoritaire de classe. Le parti devint
l'écueil sur lequel buta leur projet socialiste. Certes, le parti avait tout
d'abord été conçu comme un organe d'élimination de l'Etat. Lénine exigeait que
la bureaucratie soit dépouillée de son caractère de « pouvoir privilégié,
étranger aux hommes, placé au-dessus des masses ». Elle devait perdre son nimbe
de « privilège supérieur » et faire des « fonctionnaires de simples exécutants
des tâches qui leur étaient confiées ». Lénine était la victime de la croyance
naïve qui distingue une bonne bureaucratie d'une mauvaise. La mauvaise, il la
voyait partout dans l'univers bourgeois; et la bonne, il l'attendait en premier
lieu du Parti Communiste. Partant de ce principe, elle devait donc se
développer dans la société soviétique. Et en bon bolchévik qu'il était, il
pensait que la violence pouvait changer l'essence de la bureaucratie à sa
volonté. C'était une énorme erreur. Ce qui était prévisible ne tarda pas à se
produire : la bonne bureaucratie qu'il avait appelée de ses vœux se révéla
rapidement n'être que la mauvaise bureaucratie habituelle et bien connue. On
est étonné de voir comment Lénine, qui comme personne d'autre pensait avoir
compris l'essence de la dialectique, en fit un usage si erroné. Sa prétention à
vouloir être le meilleur dialecticien voulait justement cacher qu'il était l'un
des pires. Il n'avait aucun sens de la dialectique, c'était un opportuniste.
Cette confusion est caractéristique de tout son système et de toute sa
politique. Elle est d'ailleurs devenue l'héritage de ses successeurs.
Aujourd’hui encore leur comportement a ceci de typique qu'ils essayent de
justifier comme génial retournement dialectique le pire retournement
opportuniste [cf. J. Harper (Anton Pannekoek), Lénine philosophe, Ed. Cahiers
Spartacus. Préf. de Mattick. Postface de Korsch.]. Une fois entré dans le
cercle diabolique de ses erreurs, le bolchévisme ne pouvait plus en sortir. A
force de se duper et se tromper soi-même, on fut amené en toute logique à
tromper et à duper les masses déroutées. Les soviets, qui ne surent pas
détruire l'Etat, furent donc détruits par lui. Au lieu de mettre la
bureaucratie au service du peuple, c'est le peuple qui est devenu l'esclave de
la bureaucratie. Un autre roi Midas changea tout l'or en poussière. Les
fonctions des soviets et par là-même leur importance politique, ne cessèrent
d'être rognées, tronquées et attribuées à d'autres organismes. Ils finirent par
se voir cantonnés au rôle des comités d'usine allemands à l'époque de Guillaume
Il. Seules les questions et les affaires d'importance secondaire restaient de
leur compétence et sous leur influence. En 1920 ils n'étaient plus que l'ombre
de ce qu'ils avaient été. Ils faisaient bien dans les discours de propagande et
ne constituaient plus guère qu'un élément décoratif sans contenu réel ni
efficacité pratique. Mais, au lieu d'avouer ouvertement et sans ambages
l'abandon des soviets, on a prétendu devant les masses russes et l'opinion
mondiale que le « pouvoir des soviets » régnait en Russie, comme forme
d'organisation censée correspondre au socialisme et en assurer le développement.
Aujourd'hui encore le stalinisme continue à parier de « Russie soviétique », de
« régime soviétique » et de « politique soviétique », alors que ces impudentes contrevérités
sont depuis longtemps un secret de polichinelle. C'est la bureaucratie
elle-même qui s'accroche farouchement à cette mystification, et elle a de
bonnes raisons de le faire. La tromperie consciente et organisée lui permit au
début de se développer sans restriction et sans être dérangée, derrière la
façade des soviets. Elle lui permet aujourd'hui de mener sa politique de façon
totalement irresponsable, au détriment du système soviétique en quelque sorte,
qui a lui-même réellement disparu. Elle y trouve aussi la couverture qui lui
manque lorsqu'apparaissent les fatales conséquences de ses erreurs. En même
temps, devant l'opinion mondiale, le système des soviets qu'elle hait, elle le
présente comme une forme inefficace et dangereuse de diriger l’Etat. Car si la
bureaucratie ne veut pas des soviets, elle ne veut pas non plus de révolution
prolétarienne. C'est pourquoi elle est dans l’obligation de la châtrer en
discréditant sans appel le système des soviets, tant théoriquement que
pratiquement.
Le
parti, c’est la bureaucratie
Lénine avait doté la
bureaucratie d'un contrôle ouvrier pour l'empêcher d'évoluer du « mauvais côté
». Mais celui-ci ne pouvait éviter que la bureaucratie devienne ce qu'elle doit
devenir, de par sa nature. Comme les sous-officiers dans l'armée, les petits
cadres du parti se recrutent généralement parmi les éléments les plus habiles,
les plus intelligents, mais aussi les plus complaisants, les plus souples, les
plus combinards et souvent même les plus corrompus de la troupe ou de la base.
Il ne s'agit pas pour eux d'avantages matériels directs, comme une rémunération
supérieure, de meilleures retraites ou de meilleurs logements, des vacances
plus longues ou un travail plus agréable etc. Lénine a tenu à ce que, dès le
début, en Russie, le dirigeant effectue beaucoup de travail non rémunéré et
qu'il renonce en toutes circonstances aux avantages exceptionnels qui étaient
alloués aux membres ordinaires du parti pour des tâches particulières. Le petit
cadre était en règle générale financièrement plus mai loti que l'ouvrier
qualifié. C'était plutôt le pouvoir qu'ils exerçaient, lié à leur position
élevée, qui fut la première motivation de cette catégorie de dirigeants. Non
pas tant un facteur matériel que psychologique. Etre à la tête, pouvoir donner
des ordres, tenir en main le pouvoir de décision, appartenir à la direction...
leur apportent d'autres satisfactions, incomparablement plus flatteuses qui
font oublier les inconvénients matériels. L'appareil bureaucratique exerce
ainsi toujours et partout son pouvoir d'attraction sur tous les hommes
ambitieux et avides de pouvoir qui voient dans la position de dirigeant ou de
fonctionnaire l'occasion d'assouvir leurs besoins de promotion et leurs désirs
de puissance. Si l'on croyait en Russie avoir trouvé dans le contrôle ouvrier
le moyen de faire obstacle à ces tendances, on oublia que la sélection des
ouvriers ne répondait aucunement à des critères psychologiques. La psychologie
a été et est encore traitée par les partis politiques comme le parent pauvre.
Les marxistes vulgaires en particulier avaient peur qu'elle ne mit en péril
l'orientation matérialiste-économiste de la doctrine marxiste. Ceux-là ne la
connaissaient que de seconde ou de troisième main. Ils auraient pu trouver même
chez Marx que le facteur psychologique joue dans les conceptions
révolutionnaires de son enseignement un rôle capital. Le Parti Communiste comme
les autres manifestait un mépris supérieur pour la psychologie et refusait de
concevoir que ses connaissances puissent être utiles à la pratique politique.
Il s'ensuivait que les partisans de la lutte contre la « mauvaise bureaucratie
», même sérieux et de bonne foi, n'avaient aucune connaissance de base en
psychologie. Leur lutte était une fausse bataille et elle devait rester telle,
même si la raison profonde de ce phénomène leur restait cachée. Car une lutte
réelle contre la bureaucratie aurait dû se donner pour objectif le parti
lui-même. Le traitement des problèmes russes se retrouvait dans le vieux cercle
vicieux : une fois qu'on y est entré, on accumule les erreurs sans parvenir à
en sortir. L'utilisation pratique de la psychologie dans le combat contre la
bureaucratie ne présuppose pas seulement que l'on ait des connaissances en
psychologie, niais aussi que l'on trouve un milieu qui se prête à sa juste
utilisation. Un couvercle ne convient pas à tous les pots ni une doctrine à
toutes les situations. En Russie en tout cas, la situation politique et sociale
était telle que l'application des procédés psychologiques modernes y était
impossible. Après un long et profond esclavage, le peuple russe avait accédé à
l'émancipation et à la liberté politique. Dans l'antagonisme des changements
historiques, seule l'antithèse du libéralisme bourgeois pouvait succéder au
féodalisme patriarcal. Le libéralisme bourgeois est indissolublement lié à
l'individualisme, à l'aspiration personnelle, au désir de s'élever, à la soif
de puissance et au besoin de se mettre en valeur. L'homme libéral est égoïste,
ambitieux, entreprenant, il entre dans la compétition individuelle, il vise à
s'enrichir dans la vie économique et à conquérir la direction et le pouvoir
politique. C'est l'homme de l'ère capitaliste. Le terrain sur lequel il se bat
est celui des affaires et de l'économie de marché. Son terrain politique, le
parti et le parlement. En s'organisant en parti communiste, le mouvement
socialiste ouvrier en Russie a créé le terrain historiquement favorable à
l'époque individualiste qui s'annonçait. Mais en voulant être en même temps
socialiste, en confisquant la propriété privée en supprimant le système de
production capitaliste et ses possibilités de profit individuel, et en
éliminant le parlement, le nouvel Etat soviétique a privé l'homme
individualiste de presque toutes ses possibilités de se développer et de tirer
parti de son énergie propre. Les tentatives d'en faire un homme socialiste, de
l'engager dans les soviets, dans les collectivités économiques ou dans les
communes et de lui donner les moyens de s'épanouir et de se rendre utile dans
des réalisations orientées vers la vie collective, échouèrent. Il ne lui
restait donc qu'un seul secteur où il pouvait éprouver et développer sa
personnalité : le parti. La vie du parti devenait sa propre vie. L'homme russe
après 1917 devint le type classique d'homme de parti, avec toutes ses qualités
et ses défauts, toutes les vertus et perfections, tous les vices, les
dogmatismes et les intolérances qui tiennent aux partis. L'homme russe n'était
pas fait pour les pas plus que les soviets, pas plus que le soviet pour lui.
Issu de la féodalité, il était trop peu habile. En tant qu'homme individualiste
il était trop individualiste. Il n'avait nulle part sa place. Mais il a trouvé
dans le parti le facteur qui lui convenait. Son désir de se mettre en valeur le
mena tout droit à la bureaucratie. Du pouvoir dans le parti il s'éleva au
pouvoir dans l'Etat. Pendant que la bureaucratie du parti se transformait en
bureaucratie d'Etat, l'homme individualiste devenait bureaucrate. Il est ainsi
devenu membre de cette « couche privilégiée, étrangère aux hommes, placée
au-dessus des masses », de cette nouvelle classe qui s'opposait tout
naturellement au prolétariat, comme son homologue bourgeois. Tous ces
développements furent favorisés par les conditions culturelles et sociales en
Russie, la faiblesse numérique d'un prolétariat peu conscient, le profond délabrement
politique et économique dû à la longue guerre civile, le risque menaçant
d'effondrement du pouvoir de l'Etat, la présence aux frontières des armées
d'invasion et le caractère provisoire du régime socialiste tâtonnant d'une
expérience à l'autre. D'après la conception de Lénine, le pouvoir d'Etat aurait
dû être expressément aboli. Or, on avait tout fait pour le reconstruire et le
consolider. Ce n'est que lorsqu'il aurait été reconstruit et consolidé qu'on
pourrait vraiment l'abolir. Qui devait comprendre, qui pouvait saisir une
doctrine si curieuse ? La contradiction entre la théorie et la pratique était
évidente. Mais il y avait beaucoup d'autres contradictions du même genre : le
combat contre la bureaucratie et la croissance très rapide de celle-ci était
l'une d'entre elles. Les masses n'avaient pas le temps de penser à toutes ces
contradictions, elles avaient trop à faire pour assurer leur survie. D'ailleurs
la dictature ne tolérait aucune contradiction, cette dictature du prolétariat
qui devenait chaque jour un peu plus une dictature sur le prolétariat. Les
dirigeants mettaient tous leurs espoirs sur le coup de dé de la révolution
mondiale. C'est d'elle que devait finalement venir le salut du pouvoir des
soviets. Ils élaboraient la recette de cette révolution mondiale jusque dans
les moindres détails, décalquée du modèle russe, et en faisaient l'éloge au
prolétariat de tous les pays. Mais la révolution mondiale ne vint pas et la
Russie se trouva dans une impasse. Le modèle révolutionnaire n'était pas au
point, les pronostics étaient faux, la doctrine de l'Etat aussi. La distinction
entre bonne et mauvaise bureaucratie n'était pas au point. La pratique de la
construction du socialisme non plus. Le bolchévisme tout entier n'était pas au
point. S'il arrive dans l'histoire, dit Marx, qu'il y ait quelque chose entre
la théorie et la pratique qui ne s'accorde pas, la faute en est toujours à la
théorie. La théorie bolchévique n'avait pu contraindre la nécessité historique
à se dérouler selon ses désirs. C'est donc la nécessité historique qui a forcé
le bolchévisme à évoluer sous la pression des faits. Lénine a déjà changé le
marxisme en léninisme, Staline transforme maintenant le léninisme en
stalinisme. Ce ne fut pas l'accomplissement de la révolution mais sa fin.
Controverses
entre théoriciens
Avant la prise du pouvoir, le
bolchévisme était en mauvaise posture. Il ne comptait qu'une ridicule petite
secte d'adhérents et ses nombreux adversaires le prenaient violemment à parti.
Que la bourgeoisie, les agrariens, les paysans et les petits-bourgeois, dans la
mesure où ils connaissaient le bolchévisme comme théorie, l'aient craint et
combattu comme leur ennemi mortel, est très compréhensible. Nous n'en parlerons
pas ici. Nous ne parlerons pas non plus des sociaux-démocrates qui, dans la
droite ligne de leur opportunisme et de leur trahison favorisèrent par leurs
attaques contre le bolchévisme les affaires de la classe bourgeoise. Nous ne
parlerons pas davantage des cercles radicaux-socialistes, communistes et anarchistes
qui, bien que révolutionnaires, n'acceptaient pas la doctrine bolchévique et
n'étaient pas d'accord avec sa pratique politique. Il serait inutile d'entrer
aujourd'hui dans les oppositions, les différences et les déviations, tant du
point de vue des opinions théoriques que des attitudes tactiques que l'on
trouve pêle-mêle dans le bouillonnement politique de cette époque mouvementée
où chacun essayait de l'emporter. Il paraît beaucoup plus important de
considérer les différentes orientations qui ont joué et jouent encore à un
moindre degré un rôle, non pas tant dans les événements de l'époque que dans la
critique qui en a été faite ultérieurement. La formule : « Rosa Luxembourg
contre Lénine » a surtout servi de prétexte pour dresser l'une contre l'autre la
tactique révolutionnaire bolchévique et celle de la gauche allemande. Pour ce
faire, toutes les déformations des faits historiques et tous les jugements
hâtifs et intéressés ont été utilisés pour faire triompher une thèse sur
l'autre. Comme toujours dans pareil cas, les deux parties ont perdu de vue
qu'elles avaient toutes deux à la fois raison et tort. Nous résumons ici
brièvement le contenu et la signification de la controverse, car elle est un
exemple très instructif de ce que des hommes, une fois englués dans le système
du parti, ne sont pas capables, même dans des conditions personnelles et
politiques favorables, de voir et de comprendre le caractère profondément
non-révolutionnaire du parti. Lénine comme Rosa Luxembourg vinrent aux
mouvements ouvriers modernes en passant par la social-démocratie. La
social-démocratie était à l'époque le seul parti qui menait la lutte de classe
du prolétariat dans un sens vraiment marxiste. Elle a trouvé en Allemagne sa
forme la plus évoluée du point de vue théorique et organisationnel, pour ne pas
dire sa forme classique. August Bebel et Karl Kautsky furent ses dirigeants les
plus remarquables. Aussi bien Lénine que Rosa Luxembourg comptaient parmi leurs
inconditionnels. Ils voyaient en eux des autorités incontestées, et dans le
parti allemand l'exemple d'une organisation de formation marxiste, parfaitement
construite et organisée, ayant une tactique juste et un esprit profondément
révolutionnaire. Rosa Luxembourg, qui trouva en Allemagne son terrain de
prédilection pour agir, et qui a connu le parti de très près, fut pour
plusieurs raisons rapidement déçue et commença à adopter à son égard dès 1904
une attitude critique. Lénine, par contre, développait comme émigrant russe et
tout à fait à la manière des émigrants, une activité révolutionnaire uniquement
centrée sur la Russie et qui ne visait qu'à abattre le régime tsariste. Il ne
remarqua pas les profondes fissures qui commençaient à menacer la cohésion de
la social-démocratie allemande. Ce n'est qu'au commencement de la guerre de
1914 que la défaillance désastreuse du parti tant admiré l'arracha à ses
illusions et à ses nuages. Rosa Luxembourg a vite saisi le caractère
conservateur, bureaucratiquement rigide et stérile du parti allemand, son
manque de souplesse tactique, son étroitesse traditionnelle, son peu de
disposition et son incapacité à appréhender les problèmes nouveaux, l'abandon
qu'il faisait de l'élan révolutionnaire en faveur des marchandages pour des
augmentations de salaires, dans la politique sociale, ainsi que
l'embourgeoisement de la direction du parti. Appuyée sur un petit groupe de
sympathisants, elle menait une lutte âpre et continue contre la direction du
parti, contre une partie de sa presse et la tactique floue du groupe
parlementaire. En 1910 elle lança une attaque frontale contre l'éminence grise
bureaucratique et doctrinaire qu'était Kautsky, contre la routine prétentieuse
de l'appareil du parti qui tournait à vide. Ce faisant, elle provoqua une
furieuse levée de boucliers de la part de tous les opportunistes, gagne-petit,
hâbleurs vaniteux et obscurs trafiquants. Bien que l'attaque fût courageuse, il
lui manquait la force d'aller jusqu'au bout. Rosa Luxembourg craignait de
provoquer une scission et de créer un mouvement de gauche indépendant avec un
programme vraiment révolutionnaire. Car elle était elle-même viscéralement
attachée au parti, et manquer à la discipline lui semblait être une faute
impardonnable. La hardiesse de sa critique n'allait pas jusqu'à lui permettre
de créer un mouvement révolutionnaire concurrent. Et la direction du parti
était assez intelligente pour ne pas l'exclure et la placer ainsi devant le
fait accompli [en français dans le texte (N.d.E.)]. Même vers la fin de la
guerre mondiale, au moment de rompre avec le parti lorsqu'elle rédigea les
thèses-programme du mouvement Spartacus, sa résolution ne l'amena qu'à
envisager la fondation d'un nouveau parti. L'idée des conseils, déjà objet de
propagande et de réalisation pratique en Russie, ne l'avait pas effleurée. Il
fallut beaucoup de discussions et un certain nombre de faits très contraignants
pour qu'elle ajoute à son programme que le nouveau parti « ne devait pas être
un parti dans le sens admis jusqu'alors ». Le sens très profondément
révolutionnaire de toutes les organisations de lutte prolétarienne lui demeura
inaccessible [cf. Rosa Luxembourg, « Discours sur le Programme » dans
Prudhommeaux, La Commune de Berlin 1918-1919, Cahiers Spartacus, C2]. Lénine se
comportait encore plus étrangement. Non seulement il ne prêta pas la moindre
attention à l'opposition de Rosa Luxembourg contre le parti allemand avant la
guerre, mais il ne ressentit pas le besoin en tant que social-démocrate de
gauche de soutenir une camarade de lutte isolée et dans une situation précaire,
ce qui n'aurait représenté aucun risque personnel vu sa position extérieure au
parti. Il ne fit pas non plus la moindre tentative pour conduire la gauche
allemande à la compréhension de sa théorie et de sa pratique bolchéviques pour
l'encourager à adopter une position révolutionnaire conséquente. Même le
conflit de 19 10, qui consomma la rupture entre Rosa Luxembourg et Kautsky, ne
provoqua de nette prise de position de sa part encore moins d'attaque à l'égard
du parti allemand. Il resta un inconditionnel de Kautsky et persévéra dans sa
politique particulariste et nationaliste en Russie. Même dans son propre
domaine, il n'était pas conscient de l'importance d'une liaison et d'une
tactique coordonnées, dans le cas d'une révolution en Russie, avec le parti
allemand ou avec le parti polonais qui était plus ou moins directement sous
l'influence de Rosa Luxembourg. Il est étonnant que le regard de Lénine n'ait
pas saisi l'ampleur de l'ensemble du mouvement prolétarien, étonnant que son
esprit tant vanté pour son infaillibilité se soit laissé tromper par des
événements éphémères et superficiels et que son intelligence ait été si courte
qu'il ne pensa pas à créer à l'extérieur des frontières des points d'appui à sa
Politique révolutionnaire qui auraient été utiles au mouvement dès la chute du
tsarisme. Mais le plus étonnant est qu'en fixant ses principes
révolutionnaires, en construisant sa stratégie révolutionnaire et en
développant sa tactique révolutionnaire, il soit arrivé à des résultats qui
étaient l'antithèse même des conséquences que Rosa Luxembourg a tirées de ses
observations critiques et de ses expériences dans la social-démocratie
allemande. Il s'est produit ceci de remarquable que l'une des personnalités les
plus fortes et les plus mûres de l'époque, Rosa Luxembourg, a émis des
exigences, posé des principes et défendu des thèses extrêmement proches de
Lénine, et que cependant celui-ci rejeta vigoureusement et condamna avec
sévérité comme étant erronées, inefficaces et non-révolutionnaires. Il serait
peu marxiste de tenter d'expliquer cette opposition comme un hasard ou comme
l'expression de l'antagonisme de deux intelligences, de deux caractères
subjectifs ou de deux tempéraments révolutionnaires. Il serait tout aussi peu
marxiste de juger cette opposition de façon uniquement abstraite et de se
décider pour l'un ou l'autre système selon un schéma purement normatif. On
rencontre très fréquemment ces deux erreurs. Elles ne sont possibles que
lorsque l'on procède de façon non dialectique. Par ses considérations critiques
sur l'appareil du parti, Rosa Luxembourg s'était tout d'abord heurtée à
l'autorité creuse, dégradante, funeste à force d'être sans fondement, des
dirigeants professionnels. Partant de là, elle avait reconnu dans la
bureaucratie le cancer de tout le mouvement. Quand elle commença à examiner de
l'extérieur les origines du mal, elle ne tarda pas à se rendre compte que
finalement toute la faute en était au principe d'une direction centralisée. Des
données de cette observation, elle déduisit qu'il était préférable de déplacer
le centre de gravité du mouvement vers les masses, de développer chez les
travailleurs le sens de la démocratie interne et de déserrer la rigidité des
relations dans la vie du parti. Elle a résumé tous ces objectifs en disant que
la social-démocratie devait être considérée comme le mouvement propre de la
classe ouvrière. Cette formule était trop générale, trop abstraite, sans
contenu précis et elle a été l'occasion de beaucoup de malentendus et de
mauvaises interprétations. Si Rosa Luxembourg avait réussi à la formuler
concrètement en préconisant de remplacer le parti en tant qu'organisation par
le système des conseils, les discussions auraient eu une plate-forme claire et
les confusions auraient été éliminées. Elle ne parvint malheureusement pas à
cette formulation constructive [cf. Rosa Luxembourg, « Problèmes d’organisation
de la Social-démocratie russe » (1904) dans Marxisme contre Dictature, Cahiers
Spartacus, B 56]. Pas tant d'ailleurs par ignorance ou manque de familiarité
avec l'idée du système des conseils que parce que, en tant que militante, elle
reculait devant une rupture définitive avec le système tout entier, tout le
passé et le contenu même de son monde politique. A ce point, elle ne fut pas de
taille à se situer au-dessus du parti et elle n'eut pas le courage historique
de tenter l'inédit. Son meilleur atout devint sa faiblesse : elle était trop
l'enfant de cette époque, toujours grande dans l'analyse et la critique,
toujours petite dans la synthèse et la résolution de faire du nouveau. Le
comportement personnel de Rosa Luxembourg pendant la révolution de 1918/19
semble le confirmer [cf. Prudhommeaux, La Commune de Berlin, Cahiers Spartacus,
C2]. Elle resta perplexe, inconséquente et passive devant le mouvement lourd
d'espoir des Conseils qui se développait avec succès. Elle alla même, lors du
Congrès constitutif du Parti Communiste jusqu'à adopter sans retenue le mot
d'ordre liquidateur qui a poignardé dans le dos le mouvement des Conseils
allemands. Quel élan, quelle densité et quelle clarté elle aurait donnés au
mouvement des Conseils si elle s'était placée à sa tête et si elle avait fait
de la rupture avec le parti une alternative profondément révolutionnaire. La
critique la rend aujourd’hui responsable de la défaite des gauches dans la
révolution allemande avec l'argument stupide que l'idée des conseils qu’elle
aurait défendu n'avait pas développé un élan révolutionnaire nécessaire. En
réalité, la gauche à cette époque aurait pu à bon droit reprocher à Rosa
Luxembourg de ne pas se lancer dans ces luttes avec assez d’énergie et de
passion, de ne pas s'engager consciemment dans le mouvement des Conseils et de
ne pas travailler à la création d'un système des Conseils. Lénine n'aurait
jamais mérité un tel reproche. Un tel système ne se déduisait en aucune façon
de sa doctrine et, en préparant la révolution russe, il ne comptait
certainement pas sur un mouvement de masse. Il ne s'était jamais occupé des
mouvements de masse dans les pays qui l'accueillaient, tant il vivait en
émigré, totalement isolé. Sa stratégie révolutionnaire était tout entière sur
le papier. Tant qu'il mit son système en pratique, il n'eut jamais affaire
qu'avec un état-major de dirigeants de métier bien triés qu'il a militairement
entraînés dans ses cours révolutionnaires pour les placer ensuite à la tête
d'un mouvement provoqué par des masses agitées par la famine, la révolte et la
démagogie. Ceux-ci avaient pour tâche d'exécuter la révolution selon un plan
préparé à l'avance et, en tant que minorité formée à son école et organisée
selon un centralisme sévère, de prendre la tête de la première majorité venue
et de la conduire au but. C'est là que, pour obtenir le succès, devait être
trempée la matière révolutionnaire selon les méthodes exactes et rigoureuses,
éprouvées et efficaces de l'esprit révolutionnaire. Ce système révolutionnaire
exprime un profond mépris, à tout le moins bien peu d'estime pour les masses.
Les prolétaires ne fournissent que la chair à canons – comme dans les armées
bourgeoises –, ils ne sont que les coolies – comme dans l'entreprise
capitaliste. Ce qui importe, ce sont les officiers, les membres de
l'état-major, les ingénieurs et les techniciens. Selon les schémas de la
science des classes, énergie et matière, esprit et corps sont rigoureusement séparés.
C'est le principe de direction autoritaire et centralisée, poussée à l'extrême,
qui triomphe. En effet – disent les partisans de Lénine –, et pas seulement en
théorie, mais aussi en pratique. Car le système de Lénine a été brillamment
confirmé par la révolution c'est grâce à lui qu'il a obtenu la victoire en
Russie. Rosa Luxembourg, par contre, a succombé dans la révolution allemande,
et, avec elle, sa stratégie et sa tactique. La démonstration semble
convaincante et tous les défenseurs du système autoritaire et centraliste la
mettent sans cesse en avant avec quelque fatuité. Et pourtant elle est fausse,
elle repose sur une erreur de raisonnement, sur une démonstration absolument
non dialectique. L'opposition entre Lénine et Rosa Luxembourg n'est pas en
réalité une opposition entre deux personnes, deux esprits ou deux systèmes
comme produits de ces esprits et de ces personnes. C'est l'opposition de deux
situations historiques, de deux époques et donc des deux systèmes que les
conditions de ces deux époques ont produits. Chacune de ces deux époques a ses
armes et ses méthodes propres, chacune a un système qui lui correspond. Dans la
révolution russe, il s'agit de la relève du tsarisme féodal par le capitalisme
bourgeois. Dans la révolution allemande, il s'agissait de la relève du
capitalisme bourgeois par le socialisme prolétarien. Dans la révolution russe,
Lénine a été vainqueur; il a vaincu le féodalisme avec la tactique typique de
la classe bourgeoise. C'était en février. En octobre il fut vainqueur de la
bourgeoisie à l'aide des Conseils qu'il avait détournés du contrôle des
menchéviks. Il avait vaincu deux fois, la première d'une façon bourgeoise, la
seconde d'une façon prolétarienne. Mais en détruisant les Conseils après la
victoire, la victoire prolétarienne lui échappa et il ne resta historiquement
que le vainqueur de la révolution bourgeoise. Rosa Luxembourg a succombé dans
la révolution allemande. Mais elle n'a pas succombé parce qu'elle ne se battait
pas dans le parti, comme Lénine en Russie. Bien au contraire, elle succomba
parce que la tactique du parti, devenue a-historique en Allemagne, a échoué et
qu'elle-même ne fut pas capable d'utiliser l'arme des Conseils, qui
correspondait à la lutte révolutionnaire de la classe prolétarienne. Si elle avait
mené le prolétariat allemand dans la lutte sous le signe du système des
Conseils, elle aurait vraisemblablement connu la victoire. Ainsi, c'est la
social-démocratie qui l'emporta, elle qui ne voulait que réaliser la démocratie
bourgeoise à l'aide du parti. Et quand le délai imparti à cette démocratie fut
passé, sa victoire s'est transformée en une défaite qui amena finalement Hitler
au pouvoir. En Russie, le bolchévisme connut le même sort. La victoire du parti
de Lénine suffit pour instaurer le capitalisme, mais non pour réaliser le
socialisme. Et le capitalisme, non pas au vieux sens du terme, mais
conformément à son développement général, le capitalisme d'Etat. Le fascisme
russe, sous la forme de la dictature stalinienne, s'est montré totalement adapté
à cette nécessité économique. Tirons donc les conclusions : Lénine était selon
sa vocation historique l'homme de la révolution bourgeoise en Russie. Pour
autant qu'il a outrepassé les limites de cette vocation, il a connu l'échec.
Rosa Luxembourg était selon sa vocation historique la dirigeante de la
révolution prolétarienne en Allemagne. Pour autant qu'elle soit restée en-deçà
des exigences de cette révolution, elle a aussi échoué. On peut en faire trop
ou pas assez dans une révolution, à l'endroit où on est placé par l'histoire.
Ce qui importe est de faire ce qu'il faut au bon moment et de façon juste. Tout
ce qui est faux est inexorablement corrigé par l'histoire. Et tous ceux qui
agissent dans le mauvais sens sont jugés par elle.
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