mercredi 14 avril 2021

OTTO RÜHLE : FASCISME BRUN, FASCISME ROUGE - STALINISME ET FASCISME : CRITIQUE SOCIALISTE DU BOLCHEVISME Partie II

La Russie abandonne la révolution

La contre-révolution ne vient pas obligatoirement de l'extérieur, elle peut aussi se développer à l'intérieur. Elle peut prendre sa source dans le contrecoup dialectique qui suit d'habitude chaque poussée révolutionnaire. C’est l'arc trop tendu des revendications et des objectifs révolutionnaires qui revient, comme sous l'effet d'une loi physique, en deçà du niveau précédemment atteint pour parvenir à équilibrer les tensions. Si le contrecoup n'est pas freiné ou contrôlé, il y a contre-révolution. La révolution russe avait vaincu sous le signe des soviets, avec le mot d'ordre : Tout le pouvoir aux conseils ! Ce cri de ralliement fascinant avait libéré des forces insoupçonnées et conduit à de très importants résultats tactiques. La société socialiste devait maintenant, dans l'imagination des nouveaux potentats soviétiques, être construite sur la base de l'idée des soviets. Mais le système des soviets avait besoin d'hommes qui ne se contentent pas de s'exalter à cette idée, mais qui soient également assez mûrs et assez conscients pour en entreprendre la réalisation pratique. L'expérience de l'esprit communautaire du communisme primitif, encore très vivace en Russie, n'y convenait pas mieux que l'école du patriarcat féodal, qui fournissait au tsarisme son matériel humain. Et le peuple russe arriéré n'avait rien de plus à offrir. Il lui manquait avant tout cette éducation des qualités spécifiquement personnelles que permet l'ère bourgeoise capitaliste. Il lui manquait aussi, et ce n'est pas là le moins important, la formation psychologique et intellectuelle que donnent les méthodes de travail et les techniques de production de l'industrie moderne. Car le capitalisme ne crée pas seulement des usines et des machines, d'autres modes de travail et une plus grande rentabilité, il crée aussi des hommes nouveaux, des hommes pourvus de nouvelles qualités d'esprit, de caractère et de rendement. Ce n'est pas sans raison que Marx a lié la victoire de la révolution prolétarienne à l'apparition préalable, dans le monde capitaliste, du plus haut degré de développement économique, social et culturel, et qu'il en a fait une condition décisive. Car ce n'est qu'alors que la révolution prolétarienne et le commencement de construction du socialisme disposent d'une matière première appropriée. Matière humaine sans laquelle une société socialiste n'est pas pensable. Cette condition élémentaire n'était pas remplie en Russie et il lui manquait donc le facteur décisif qui eût garanti une réelle victoire. Les dirigeants bolcheviks s'étaient illusionnés en utilisant trop adroitement et sans hésitation le mot d'ordre des soviets et en s'emparant du pouvoir qui gisait dans la rue. Le mot d'ordre des soviets n'était pas le produit de leur propre orientation révolutionnaire, c'était un bien étranger dont ils ont profité. Ce fut un grand avantage pour eux, mais qui leur est bientôt devenu fatal. Car les hommes soviétiques ne répondirent pas au mot d'ordre des soviets et firent défaut à l'Etat soviétique. Rien ne put combler ce vide. On avait pu se tromper soi-même, tromper un peuple entier, mais on ne trompe pas l'histoire. Elle a inexorablement remis en question la victoire de la révolution russe dans son caractère socialiste-prolétarien. C'est sur ce point, au maillon le plus faible de la chaîne, que la stratégie interne de la contre[1]révolution a repris, s'appuyant sur l'antagonisme constitutif inhérent au pouvoir soviétique. Pour repousser les tentatives d'invasion des armées blanches du capital d'Europe occidental, la Russie avait besoin d'une armée rouge qui défendrait les frontières du nouvel empire, étoufferait la guerre civile et écraserait les forces de la contre-révolution armée. Elle réussit à constituer cette armée en un temps très bref, à lui insuffler une énergie et un mordant extraordinaires et à en faire l'outil sûr de la défense et la garantie du succès de la révolution. Mais cette performance a été obtenue au prix du sacrifice du principe des soviets, tant théoriquement que pratiquement, dans la structure de l'organisation militaire, la dynamique de l'action et notamment la direction des opérations de guerre. C'est contre ce fait que s'est créée au sein de l'armée une opposition menée par Frounzé, Goussev, Vorochilov, etc. Elle pensait que l'Armée Rouge devait se différencier de celle des Etats capitalistes, non seulement dans ses buts politiques, mais aussi dans sa structure, sa tactique et sa stratégie. Elle exigea une doctrine militaire prolétarienne et une organisation réellement soviétique. Ce n'était pas, comme Trotski, adversaire acharné de ce mouvement, le présente, « une tentative d'élever les méthodes de francs-tireurs de la première période de la guerre civile en un système durable et universel », c'était plutôt la tentative de faire valoir le principe des soviets dans la construction de l'Armée Rouge. Cette tentative échoua. Ce n'est pas parce que Trotski, comme chef militaire suprême, avait le pouvoir de la réprimer avec violence, ce n'est pas non plus parce que ses arguments auraient été plus justes ou plus percutants, mais parce que cette tentative ne s'appliquait pas à son objet. Le principe des soviets avait toujours été pour le bolchévisme un corps étranger. Il n'y trouvait ni base, ni milieu favorable, ni aliment, ni possibilité de se développer. Il ne pouvait donc pas s'affirmer ni devenir réalité. Le Parti Communiste refusait, et de son point de vue il avait pleinement raison, de donner satisfaction aux revendications de l'opposition. La bureaucratie, qui avait déjà gravi les premières marches de l'escalier qui la conduirait à la domination, s'est avidement emparée des hautes positions dans le commandement militaire. Elle y voyait une nouvelle occasion de satisfaire son besoin de puissance et les considérait comme d'importants points d'appui pour raffermir sa position sociale et politique particulière. L'armée des soviets pour une défense socialiste a été détournée de son but et ramenée aux clichés habituels de l'armée autoritaire impérialiste et bourgeoise. Et l'autorité de commandement, la discipline, l'obéissance et la subordination aveugle y ont de nouveau fait leur entrée. Trotski, qui ne veut pas avouer qu'il est lui-même l'un des fondateurs de la bureaucratie russe, justifie cette transformation ( il a été amené à l'antidater pour sa polémique avec Staline ) comme suit : « Pour gagner la confiance des alliés bourgeois et ne pas trop exciter l'adversaire il fallait, non plus différer à tout prix des armées capitalistes, mais au contraire leur ressembler le plus possible. Derrière les changements de doctrine et le ravalement de la façade s'accomplissent des évolutions sociales d'importance historique ». En réalité, il s'agit avant tout du procès de développement qui va des barricades à Thermidor. Evolution qui n'a pas commencé avec Staline mais sous Trotski. En une autre occasion, Trotski expliqua encore autrement pourquoi l'Armée Rouge avait été la première institution du pouvoir soviétique à abandonner le principe des soviets. Dans la défense de la révolution contre les armées contre-révolutionnaires, il n'était pas possible d'attendre qu'un nombre suffisant d'hommes soviétiques aguerris aient été formés pour leur confier des tâches et des responsabilités militaires. Il fallait agir vite avec les moyens disponibles pour assurer la défense. Ceci est juste, mais pas tout à fait conforme cependant à la réalité historique. A Paris, la contre-révolution a jadis déchaîné toutes les puissances de la guerre pour détruire les acquis de la Grande Révolution. Le danger dans lequel se trouvait la capitale de la France, pays relativement petit, était certainement plus grand que celui qui menaçait la grande Russie avec ses lointaines frontières et son large espace de manœuvre et d'approvisionnement. La Convention trouva alors en Carnot un homme qui sut réorganiser, dans les conditions les plus difficiles qui soient, l'armée française et les techniques militaires de fond en comble. Son remarquable succès fut de reconnaître et d'appliquer les nouveaux principes de la doctrine bourgeoise, de démocratiser les bases de l'armée et de la rendre ainsi bien supérieure aux armées réactionnaires. Carnot agissait là en révolutionnaire et non en épigone d'une tradition morte. Et c'était ce qui importait s'il fallait sauver la révolution. Cette nouvelle réforme de l'armée était elle-même un acte révolutionnaire. Il manqua un Carnot à la Russie. Il lui manqua une transformation révolutionnaire de l'armée et la révolution prolétarienne ne put pas saisir le moment décisif pour constituer sa puissance militaire. Le principe bourgeois a repris en Russie une position centrale dominante. La forteresse de la révolution a été délibérément livrée à l'ennemi. C'est ce qui a permis à la contre-révolution de reprendre pied au cœur même du nouveau régime. Elle n'avait plus besoin de venir de l'extérieur; les Kornilov, Youdenitch, Dénékine et Wrangel, elle pouvait s'en passer. Alors que Carnot, en tant que dirigeant, activait les masses, les dirigeants russes s'activaient sur les masses. Pour ne pas être expulsés du pouvoir, ils expulsèrent du pouvoir son principe de base. Ils semblaient sauver la révolution, alors qu'ils la dotaient d'une âme contre-révolutionnaire.

Retour à l’autoritarisme

Lénine dans son livre l'Etat et la Révolution a défendu, en s'appuyant sur Marx, l'idée que l'Etat, forme caractéristique de la domination bourgeoise, doit disparaître après la révolution prolétarienne. Mais non pas en l'écartant d'un coup. Plutôt, en l'amenant à s'éteindre lentement mais sûrement. C'était la tâche du bolchévisme en Russie d'entamer et de conduire cette extinction. Il faut admettre que cette entreprise s'effectuait dans des conditions très défavorables et extrêmement difficiles. Le seul atout que Lénine avait pour mener à terme ce projet était les soviets. Mais les soviets n'avaient aucune place dans le système bolchevik qu'il avait créé. La question n'était pas simplement : avec les soviets ou sans les soviets ? Avec les soviets ou sans eux, cela signifie qu'il subsiste de profondes différences dans la structure organique, la stratégie révolutionnaire, les moyens de lutte, les méthodes tactiques, les objectifs sociaux, la réorganisation pratique et les principes de la société nouvelle. De ces constatations, il résulte qu'un Lénine, avec pour mot d'ordre les soviets, aurait pu être un tout autre homme qu'un Lénine sans ce mot d'ordre. Il en résulte également que ces difficultés et ces obstacles peu communs étaient d'une importance vraiment secondaire dans sa tentative d'ériger le communisme en Russie et dans son éventuelle réussite. Si Lénine avait créé son système bolchévik pour un mouvement internationaliste des travailleurs et s'il avait eu la chance de pouvoir le mettre à l'épreuve dans le pays le plus développé du monde, dans le combat révolutionnaire d'un prolétariat industriel, il est à parier à cent contre un qu'il aurait essuyé le même échec qu'en Russie. Car l'échec de la révolution russe, d'une révolution qui devait mettre un terme à l'exploitation, supprimer l'Etat, libérer les hommes de leur destin de prolétaires et réaliser le socialisme, n'était pas conditionné par l'absence de révolution mondiale, les pêchés de la bureaucratie, ni par Staline. Il était uniquement conditionné par le système bolchévik. Pendant les années qu'il consacra aux études et à la chute du régime tsariste, Lénine ne pensait qu'à l'avènement d'un gouvernement bourgeois de gauche contre lequel un prolétariat, instruit et dirigé par les bolchéviks, pourrait lutter. Il n'était préparé en aucune façon, ni pratiquement, ni théoriquement, à un gouvernement prolétarien. Rien n'est plus significatif dans ce sens que le fait qu'il ait écrit son livre l'Etat et la Révolution juste avant la lutte décisive, au moment même où se posait le problème de la révolution prolétarienne, au moment où pour ainsi dire il lui brûlait les doigts. Puis, quand la révolution russe devint prolétarienne, les événements le dépassèrent. Ils le placèrent subitement et de façon inattendue devant le problème d'une nouvelle société socialiste que le système bolchévik devait créer de toutes pièces. Toutes les exigences sur lesquelles butèrent le tsarisme puis la bourgeoisie devaient maintenant être satisfaites par une économie socialiste. Devant l'ampleur de la tâche, l'insuffisance du système bolchévik éclata. Ce qu'il entreprit dégénéra en soi-disant communisme de guerre qui n'avait de communisme que le nom. La réalisation de l'idée des soviets ayant échoué dans l'armée, leur suppression suivit progressivement dans l'administration, l'appareil d'Etat et dans tout l'édifice social et culturel. On procéda avec précaution, lenteur et ruse en voilant au mieux l'abandon, en masquant la déviation, d'abord pour tranquilliser sa propre mauvaise conscience et aussi pour ne pas réveiller et exciter la méfiance et la résistance des masses. La reconnaissance du système des soviets fut réaffirmée avec ostentation dans toutes les déclarations officielles. Et le pouvoir d'Etat ne se lassait pas de se déclarer pouvoir des soviets, alors même que celui-ci avait été réduit depuis longtemps au rang des accessoires. Il n'en a jamais eu honte, même lorsque la trahison est devenue évidente devant le monde entier et l'étoile rouge n'a jamais couronné que la dérision de l'idée des soviets, depuis longtemps mise au rancart. Le Parti avait été, non exclusivement mais tout de même en premier lieu, l'aile marchante de la propagande et de l'expérience des soviets. C'est lui qui les a minés de l'intérieur et finalement supprimés. C'est lui qui a repris à son compte les tâches qu'ils s'étaient fixées. Au fond, le parti n'est pas une forme d'organisation du prolétariat mais de la bourgeoisie. C'est sous la pression des événements que le prolétariat a dû depuis quelques décennies l'adopter. Car lorsque le prolétariat commença à participer au système électoral de la bourgeoisie et finit même par se tourner vers le parlementarisme, il n'avait pour ce faire aucun appareil propre. Ainsi furent créées des unions électorales qui avec le temps prirent de plus en plus nettement le caractère de partis. Par la suite, le parti s'est avéré être une structure d'action et de lutte à l'intérieur du milieu politique bourgeois si conforme aux intérêts de l'opposition prolétarienne qu'il fut conservé, élargi et doté d'une plus grande efficacité. Par conséquent, le mouvement socialiste de cette époque ne voyait aucunement l'intérêt de remplacer le parti par une autre forme d'organisation. D'ailleurs, plus le prolétariat déplaçait ses luttes vers les parlements et considérait la politique sociale comme le véritable but de son action parlementaire, plus le parti lui semblait être l'instrument adapté de la représentation des masses. Le parti ne fonctionnait qu'avec l'aide d'une bureaucratie. Tout son appareil est construit sur le modèle de l'Etat bourgeois, autoritaire, centralisé, opérant de haut en bas avec la séparation typique de ses membres en deux classes. L'initiative, l'autorité se rencontrent exclusivement chez les dirigeants imbus de leur supériorité. Les masses n'ont qu'à attendre et exécuter les ordres, tourner et manœuvrer au commandement et former une matière malléable entre les mains de leurs chefs. Elles reçoivent des mots d'ordre préparés, lisent les journaux écrits par la direction, elles obéissent aux décisions prises en haut et croient à la vérité de l'écriture sainte telle que les prêtres du parti la leur exposent. Le parti est en même temps église philosophique et militarisme politique, il est l'image de l'appareil d'Etat bourgeois dans laquelle se manifeste la perfection technique de l'organisation bureaucratique. En S'organisant autour d'un parti, les bolchéviks ont prouvé qu'ils n'étaient pas conscients du caractère réactionnaire et bourgeois de cette forme d'organisation. En faisant du parti l'organe de l'appareil d'Etat ils réintroduisent dans l'exercice et la représentation du pouvoir le principe autoritaire de classe. Le parti devint l'écueil sur lequel buta leur projet socialiste. Certes, le parti avait tout d'abord été conçu comme un organe d'élimination de l'Etat. Lénine exigeait que la bureaucratie soit dépouillée de son caractère de « pouvoir privilégié, étranger aux hommes, placé au-dessus des masses ». Elle devait perdre son nimbe de « privilège supérieur » et faire des « fonctionnaires de simples exécutants des tâches qui leur étaient confiées ». Lénine était la victime de la croyance naïve qui distingue une bonne bureaucratie d'une mauvaise. La mauvaise, il la voyait partout dans l'univers bourgeois; et la bonne, il l'attendait en premier lieu du Parti Communiste. Partant de ce principe, elle devait donc se développer dans la société soviétique. Et en bon bolchévik qu'il était, il pensait que la violence pouvait changer l'essence de la bureaucratie à sa volonté. C'était une énorme erreur. Ce qui était prévisible ne tarda pas à se produire : la bonne bureaucratie qu'il avait appelée de ses vœux se révéla rapidement n'être que la mauvaise bureaucratie habituelle et bien connue. On est étonné de voir comment Lénine, qui comme personne d'autre pensait avoir compris l'essence de la dialectique, en fit un usage si erroné. Sa prétention à vouloir être le meilleur dialecticien voulait justement cacher qu'il était l'un des pires. Il n'avait aucun sens de la dialectique, c'était un opportuniste. Cette confusion est caractéristique de tout son système et de toute sa politique. Elle est d'ailleurs devenue l'héritage de ses successeurs. Aujourd’hui encore leur comportement a ceci de typique qu'ils essayent de justifier comme génial retournement dialectique le pire retournement opportuniste [cf. J. Harper (Anton Pannekoek), Lénine philosophe, Ed. Cahiers Spartacus. Préf. de Mattick. Postface de Korsch.]. Une fois entré dans le cercle diabolique de ses erreurs, le bolchévisme ne pouvait plus en sortir. A force de se duper et se tromper soi-même, on fut amené en toute logique à tromper et à duper les masses déroutées. Les soviets, qui ne surent pas détruire l'Etat, furent donc détruits par lui. Au lieu de mettre la bureaucratie au service du peuple, c'est le peuple qui est devenu l'esclave de la bureaucratie. Un autre roi Midas changea tout l'or en poussière. Les fonctions des soviets et par là-même leur importance politique, ne cessèrent d'être rognées, tronquées et attribuées à d'autres organismes. Ils finirent par se voir cantonnés au rôle des comités d'usine allemands à l'époque de Guillaume Il. Seules les questions et les affaires d'importance secondaire restaient de leur compétence et sous leur influence. En 1920 ils n'étaient plus que l'ombre de ce qu'ils avaient été. Ils faisaient bien dans les discours de propagande et ne constituaient plus guère qu'un élément décoratif sans contenu réel ni efficacité pratique. Mais, au lieu d'avouer ouvertement et sans ambages l'abandon des soviets, on a prétendu devant les masses russes et l'opinion mondiale que le « pouvoir des soviets » régnait en Russie, comme forme d'organisation censée correspondre au socialisme et en assurer le développement. Aujourd'hui encore le stalinisme continue à parier de « Russie soviétique », de « régime soviétique » et de « politique soviétique », alors que ces impudentes contrevérités sont depuis longtemps un secret de polichinelle. C'est la bureaucratie elle-même qui s'accroche farouchement à cette mystification, et elle a de bonnes raisons de le faire. La tromperie consciente et organisée lui permit au début de se développer sans restriction et sans être dérangée, derrière la façade des soviets. Elle lui permet aujourd'hui de mener sa politique de façon totalement irresponsable, au détriment du système soviétique en quelque sorte, qui a lui-même réellement disparu. Elle y trouve aussi la couverture qui lui manque lorsqu'apparaissent les fatales conséquences de ses erreurs. En même temps, devant l'opinion mondiale, le système des soviets qu'elle hait, elle le présente comme une forme inefficace et dangereuse de diriger l’Etat. Car si la bureaucratie ne veut pas des soviets, elle ne veut pas non plus de révolution prolétarienne. C'est pourquoi elle est dans l’obligation de la châtrer en discréditant sans appel le système des soviets, tant théoriquement que pratiquement.

Le parti, c’est la bureaucratie

Lénine avait doté la bureaucratie d'un contrôle ouvrier pour l'empêcher d'évoluer du « mauvais côté ». Mais celui-ci ne pouvait éviter que la bureaucratie devienne ce qu'elle doit devenir, de par sa nature. Comme les sous-officiers dans l'armée, les petits cadres du parti se recrutent généralement parmi les éléments les plus habiles, les plus intelligents, mais aussi les plus complaisants, les plus souples, les plus combinards et souvent même les plus corrompus de la troupe ou de la base. Il ne s'agit pas pour eux d'avantages matériels directs, comme une rémunération supérieure, de meilleures retraites ou de meilleurs logements, des vacances plus longues ou un travail plus agréable etc. Lénine a tenu à ce que, dès le début, en Russie, le dirigeant effectue beaucoup de travail non rémunéré et qu'il renonce en toutes circonstances aux avantages exceptionnels qui étaient alloués aux membres ordinaires du parti pour des tâches particulières. Le petit cadre était en règle générale financièrement plus mai loti que l'ouvrier qualifié. C'était plutôt le pouvoir qu'ils exerçaient, lié à leur position élevée, qui fut la première motivation de cette catégorie de dirigeants. Non pas tant un facteur matériel que psychologique. Etre à la tête, pouvoir donner des ordres, tenir en main le pouvoir de décision, appartenir à la direction... leur apportent d'autres satisfactions, incomparablement plus flatteuses qui font oublier les inconvénients matériels. L'appareil bureaucratique exerce ainsi toujours et partout son pouvoir d'attraction sur tous les hommes ambitieux et avides de pouvoir qui voient dans la position de dirigeant ou de fonctionnaire l'occasion d'assouvir leurs besoins de promotion et leurs désirs de puissance. Si l'on croyait en Russie avoir trouvé dans le contrôle ouvrier le moyen de faire obstacle à ces tendances, on oublia que la sélection des ouvriers ne répondait aucunement à des critères psychologiques. La psychologie a été et est encore traitée par les partis politiques comme le parent pauvre. Les marxistes vulgaires en particulier avaient peur qu'elle ne mit en péril l'orientation matérialiste-économiste de la doctrine marxiste. Ceux-là ne la connaissaient que de seconde ou de troisième main. Ils auraient pu trouver même chez Marx que le facteur psychologique joue dans les conceptions révolutionnaires de son enseignement un rôle capital. Le Parti Communiste comme les autres manifestait un mépris supérieur pour la psychologie et refusait de concevoir que ses connaissances puissent être utiles à la pratique politique. Il s'ensuivait que les partisans de la lutte contre la « mauvaise bureaucratie », même sérieux et de bonne foi, n'avaient aucune connaissance de base en psychologie. Leur lutte était une fausse bataille et elle devait rester telle, même si la raison profonde de ce phénomène leur restait cachée. Car une lutte réelle contre la bureaucratie aurait dû se donner pour objectif le parti lui-même. Le traitement des problèmes russes se retrouvait dans le vieux cercle vicieux : une fois qu'on y est entré, on accumule les erreurs sans parvenir à en sortir. L'utilisation pratique de la psychologie dans le combat contre la bureaucratie ne présuppose pas seulement que l'on ait des connaissances en psychologie, niais aussi que l'on trouve un milieu qui se prête à sa juste utilisation. Un couvercle ne convient pas à tous les pots ni une doctrine à toutes les situations. En Russie en tout cas, la situation politique et sociale était telle que l'application des procédés psychologiques modernes y était impossible. Après un long et profond esclavage, le peuple russe avait accédé à l'émancipation et à la liberté politique. Dans l'antagonisme des changements historiques, seule l'antithèse du libéralisme bourgeois pouvait succéder au féodalisme patriarcal. Le libéralisme bourgeois est indissolublement lié à l'individualisme, à l'aspiration personnelle, au désir de s'élever, à la soif de puissance et au besoin de se mettre en valeur. L'homme libéral est égoïste, ambitieux, entreprenant, il entre dans la compétition individuelle, il vise à s'enrichir dans la vie économique et à conquérir la direction et le pouvoir politique. C'est l'homme de l'ère capitaliste. Le terrain sur lequel il se bat est celui des affaires et de l'économie de marché. Son terrain politique, le parti et le parlement. En s'organisant en parti communiste, le mouvement socialiste ouvrier en Russie a créé le terrain historiquement favorable à l'époque individualiste qui s'annonçait. Mais en voulant être en même temps socialiste, en confisquant la propriété privée en supprimant le système de production capitaliste et ses possibilités de profit individuel, et en éliminant le parlement, le nouvel Etat soviétique a privé l'homme individualiste de presque toutes ses possibilités de se développer et de tirer parti de son énergie propre. Les tentatives d'en faire un homme socialiste, de l'engager dans les soviets, dans les collectivités économiques ou dans les communes et de lui donner les moyens de s'épanouir et de se rendre utile dans des réalisations orientées vers la vie collective, échouèrent. Il ne lui restait donc qu'un seul secteur où il pouvait éprouver et développer sa personnalité : le parti. La vie du parti devenait sa propre vie. L'homme russe après 1917 devint le type classique d'homme de parti, avec toutes ses qualités et ses défauts, toutes les vertus et perfections, tous les vices, les dogmatismes et les intolérances qui tiennent aux partis. L'homme russe n'était pas fait pour les pas plus que les soviets, pas plus que le soviet pour lui. Issu de la féodalité, il était trop peu habile. En tant qu'homme individualiste il était trop individualiste. Il n'avait nulle part sa place. Mais il a trouvé dans le parti le facteur qui lui convenait. Son désir de se mettre en valeur le mena tout droit à la bureaucratie. Du pouvoir dans le parti il s'éleva au pouvoir dans l'Etat. Pendant que la bureaucratie du parti se transformait en bureaucratie d'Etat, l'homme individualiste devenait bureaucrate. Il est ainsi devenu membre de cette « couche privilégiée, étrangère aux hommes, placée au-dessus des masses », de cette nouvelle classe qui s'opposait tout naturellement au prolétariat, comme son homologue bourgeois. Tous ces développements furent favorisés par les conditions culturelles et sociales en Russie, la faiblesse numérique d'un prolétariat peu conscient, le profond délabrement politique et économique dû à la longue guerre civile, le risque menaçant d'effondrement du pouvoir de l'Etat, la présence aux frontières des armées d'invasion et le caractère provisoire du régime socialiste tâtonnant d'une expérience à l'autre. D'après la conception de Lénine, le pouvoir d'Etat aurait dû être expressément aboli. Or, on avait tout fait pour le reconstruire et le consolider. Ce n'est que lorsqu'il aurait été reconstruit et consolidé qu'on pourrait vraiment l'abolir. Qui devait comprendre, qui pouvait saisir une doctrine si curieuse ? La contradiction entre la théorie et la pratique était évidente. Mais il y avait beaucoup d'autres contradictions du même genre : le combat contre la bureaucratie et la croissance très rapide de celle-ci était l'une d'entre elles. Les masses n'avaient pas le temps de penser à toutes ces contradictions, elles avaient trop à faire pour assurer leur survie. D'ailleurs la dictature ne tolérait aucune contradiction, cette dictature du prolétariat qui devenait chaque jour un peu plus une dictature sur le prolétariat. Les dirigeants mettaient tous leurs espoirs sur le coup de dé de la révolution mondiale. C'est d'elle que devait finalement venir le salut du pouvoir des soviets. Ils élaboraient la recette de cette révolution mondiale jusque dans les moindres détails, décalquée du modèle russe, et en faisaient l'éloge au prolétariat de tous les pays. Mais la révolution mondiale ne vint pas et la Russie se trouva dans une impasse. Le modèle révolutionnaire n'était pas au point, les pronostics étaient faux, la doctrine de l'Etat aussi. La distinction entre bonne et mauvaise bureaucratie n'était pas au point. La pratique de la construction du socialisme non plus. Le bolchévisme tout entier n'était pas au point. S'il arrive dans l'histoire, dit Marx, qu'il y ait quelque chose entre la théorie et la pratique qui ne s'accorde pas, la faute en est toujours à la théorie. La théorie bolchévique n'avait pu contraindre la nécessité historique à se dérouler selon ses désirs. C'est donc la nécessité historique qui a forcé le bolchévisme à évoluer sous la pression des faits. Lénine a déjà changé le marxisme en léninisme, Staline transforme maintenant le léninisme en stalinisme. Ce ne fut pas l'accomplissement de la révolution mais sa fin.

Controverses entre théoriciens

Avant la prise du pouvoir, le bolchévisme était en mauvaise posture. Il ne comptait qu'une ridicule petite secte d'adhérents et ses nombreux adversaires le prenaient violemment à parti. Que la bourgeoisie, les agrariens, les paysans et les petits-bourgeois, dans la mesure où ils connaissaient le bolchévisme comme théorie, l'aient craint et combattu comme leur ennemi mortel, est très compréhensible. Nous n'en parlerons pas ici. Nous ne parlerons pas non plus des sociaux-démocrates qui, dans la droite ligne de leur opportunisme et de leur trahison favorisèrent par leurs attaques contre le bolchévisme les affaires de la classe bourgeoise. Nous ne parlerons pas davantage des cercles radicaux-socialistes, communistes et anarchistes qui, bien que révolutionnaires, n'acceptaient pas la doctrine bolchévique et n'étaient pas d'accord avec sa pratique politique. Il serait inutile d'entrer aujourd'hui dans les oppositions, les différences et les déviations, tant du point de vue des opinions théoriques que des attitudes tactiques que l'on trouve pêle-mêle dans le bouillonnement politique de cette époque mouvementée où chacun essayait de l'emporter. Il paraît beaucoup plus important de considérer les différentes orientations qui ont joué et jouent encore à un moindre degré un rôle, non pas tant dans les événements de l'époque que dans la critique qui en a été faite ultérieurement. La formule : « Rosa Luxembourg contre Lénine » a surtout servi de prétexte pour dresser l'une contre l'autre la tactique révolutionnaire bolchévique et celle de la gauche allemande. Pour ce faire, toutes les déformations des faits historiques et tous les jugements hâtifs et intéressés ont été utilisés pour faire triompher une thèse sur l'autre. Comme toujours dans pareil cas, les deux parties ont perdu de vue qu'elles avaient toutes deux à la fois raison et tort. Nous résumons ici brièvement le contenu et la signification de la controverse, car elle est un exemple très instructif de ce que des hommes, une fois englués dans le système du parti, ne sont pas capables, même dans des conditions personnelles et politiques favorables, de voir et de comprendre le caractère profondément non-révolutionnaire du parti. Lénine comme Rosa Luxembourg vinrent aux mouvements ouvriers modernes en passant par la social-démocratie. La social-démocratie était à l'époque le seul parti qui menait la lutte de classe du prolétariat dans un sens vraiment marxiste. Elle a trouvé en Allemagne sa forme la plus évoluée du point de vue théorique et organisationnel, pour ne pas dire sa forme classique. August Bebel et Karl Kautsky furent ses dirigeants les plus remarquables. Aussi bien Lénine que Rosa Luxembourg comptaient parmi leurs inconditionnels. Ils voyaient en eux des autorités incontestées, et dans le parti allemand l'exemple d'une organisation de formation marxiste, parfaitement construite et organisée, ayant une tactique juste et un esprit profondément révolutionnaire. Rosa Luxembourg, qui trouva en Allemagne son terrain de prédilection pour agir, et qui a connu le parti de très près, fut pour plusieurs raisons rapidement déçue et commença à adopter à son égard dès 1904 une attitude critique. Lénine, par contre, développait comme émigrant russe et tout à fait à la manière des émigrants, une activité révolutionnaire uniquement centrée sur la Russie et qui ne visait qu'à abattre le régime tsariste. Il ne remarqua pas les profondes fissures qui commençaient à menacer la cohésion de la social-démocratie allemande. Ce n'est qu'au commencement de la guerre de 1914 que la défaillance désastreuse du parti tant admiré l'arracha à ses illusions et à ses nuages. Rosa Luxembourg a vite saisi le caractère conservateur, bureaucratiquement rigide et stérile du parti allemand, son manque de souplesse tactique, son étroitesse traditionnelle, son peu de disposition et son incapacité à appréhender les problèmes nouveaux, l'abandon qu'il faisait de l'élan révolutionnaire en faveur des marchandages pour des augmentations de salaires, dans la politique sociale, ainsi que l'embourgeoisement de la direction du parti. Appuyée sur un petit groupe de sympathisants, elle menait une lutte âpre et continue contre la direction du parti, contre une partie de sa presse et la tactique floue du groupe parlementaire. En 1910 elle lança une attaque frontale contre l'éminence grise bureaucratique et doctrinaire qu'était Kautsky, contre la routine prétentieuse de l'appareil du parti qui tournait à vide. Ce faisant, elle provoqua une furieuse levée de boucliers de la part de tous les opportunistes, gagne-petit, hâbleurs vaniteux et obscurs trafiquants. Bien que l'attaque fût courageuse, il lui manquait la force d'aller jusqu'au bout. Rosa Luxembourg craignait de provoquer une scission et de créer un mouvement de gauche indépendant avec un programme vraiment révolutionnaire. Car elle était elle-même viscéralement attachée au parti, et manquer à la discipline lui semblait être une faute impardonnable. La hardiesse de sa critique n'allait pas jusqu'à lui permettre de créer un mouvement révolutionnaire concurrent. Et la direction du parti était assez intelligente pour ne pas l'exclure et la placer ainsi devant le fait accompli [en français dans le texte (N.d.E.)]. Même vers la fin de la guerre mondiale, au moment de rompre avec le parti lorsqu'elle rédigea les thèses-programme du mouvement Spartacus, sa résolution ne l'amena qu'à envisager la fondation d'un nouveau parti. L'idée des conseils, déjà objet de propagande et de réalisation pratique en Russie, ne l'avait pas effleurée. Il fallut beaucoup de discussions et un certain nombre de faits très contraignants pour qu'elle ajoute à son programme que le nouveau parti « ne devait pas être un parti dans le sens admis jusqu'alors ». Le sens très profondément révolutionnaire de toutes les organisations de lutte prolétarienne lui demeura inaccessible [cf. Rosa Luxembourg, « Discours sur le Programme » dans Prudhommeaux, La Commune de Berlin 1918-1919, Cahiers Spartacus, C2]. Lénine se comportait encore plus étrangement. Non seulement il ne prêta pas la moindre attention à l'opposition de Rosa Luxembourg contre le parti allemand avant la guerre, mais il ne ressentit pas le besoin en tant que social-démocrate de gauche de soutenir une camarade de lutte isolée et dans une situation précaire, ce qui n'aurait représenté aucun risque personnel vu sa position extérieure au parti. Il ne fit pas non plus la moindre tentative pour conduire la gauche allemande à la compréhension de sa théorie et de sa pratique bolchéviques pour l'encourager à adopter une position révolutionnaire conséquente. Même le conflit de 19 10, qui consomma la rupture entre Rosa Luxembourg et Kautsky, ne provoqua de nette prise de position de sa part encore moins d'attaque à l'égard du parti allemand. Il resta un inconditionnel de Kautsky et persévéra dans sa politique particulariste et nationaliste en Russie. Même dans son propre domaine, il n'était pas conscient de l'importance d'une liaison et d'une tactique coordonnées, dans le cas d'une révolution en Russie, avec le parti allemand ou avec le parti polonais qui était plus ou moins directement sous l'influence de Rosa Luxembourg. Il est étonnant que le regard de Lénine n'ait pas saisi l'ampleur de l'ensemble du mouvement prolétarien, étonnant que son esprit tant vanté pour son infaillibilité se soit laissé tromper par des événements éphémères et superficiels et que son intelligence ait été si courte qu'il ne pensa pas à créer à l'extérieur des frontières des points d'appui à sa Politique révolutionnaire qui auraient été utiles au mouvement dès la chute du tsarisme. Mais le plus étonnant est qu'en fixant ses principes révolutionnaires, en construisant sa stratégie révolutionnaire et en développant sa tactique révolutionnaire, il soit arrivé à des résultats qui étaient l'antithèse même des conséquences que Rosa Luxembourg a tirées de ses observations critiques et de ses expériences dans la social-démocratie allemande. Il s'est produit ceci de remarquable que l'une des personnalités les plus fortes et les plus mûres de l'époque, Rosa Luxembourg, a émis des exigences, posé des principes et défendu des thèses extrêmement proches de Lénine, et que cependant celui-ci rejeta vigoureusement et condamna avec sévérité comme étant erronées, inefficaces et non-révolutionnaires. Il serait peu marxiste de tenter d'expliquer cette opposition comme un hasard ou comme l'expression de l'antagonisme de deux intelligences, de deux caractères subjectifs ou de deux tempéraments révolutionnaires. Il serait tout aussi peu marxiste de juger cette opposition de façon uniquement abstraite et de se décider pour l'un ou l'autre système selon un schéma purement normatif. On rencontre très fréquemment ces deux erreurs. Elles ne sont possibles que lorsque l'on procède de façon non dialectique. Par ses considérations critiques sur l'appareil du parti, Rosa Luxembourg s'était tout d'abord heurtée à l'autorité creuse, dégradante, funeste à force d'être sans fondement, des dirigeants professionnels. Partant de là, elle avait reconnu dans la bureaucratie le cancer de tout le mouvement. Quand elle commença à examiner de l'extérieur les origines du mal, elle ne tarda pas à se rendre compte que finalement toute la faute en était au principe d'une direction centralisée. Des données de cette observation, elle déduisit qu'il était préférable de déplacer le centre de gravité du mouvement vers les masses, de développer chez les travailleurs le sens de la démocratie interne et de déserrer la rigidité des relations dans la vie du parti. Elle a résumé tous ces objectifs en disant que la social-démocratie devait être considérée comme le mouvement propre de la classe ouvrière. Cette formule était trop générale, trop abstraite, sans contenu précis et elle a été l'occasion de beaucoup de malentendus et de mauvaises interprétations. Si Rosa Luxembourg avait réussi à la formuler concrètement en préconisant de remplacer le parti en tant qu'organisation par le système des conseils, les discussions auraient eu une plate-forme claire et les confusions auraient été éliminées. Elle ne parvint malheureusement pas à cette formulation constructive [cf. Rosa Luxembourg, « Problèmes d’organisation de la Social-démocratie russe » (1904) dans Marxisme contre Dictature, Cahiers Spartacus, B 56]. Pas tant d'ailleurs par ignorance ou manque de familiarité avec l'idée du système des conseils que parce que, en tant que militante, elle reculait devant une rupture définitive avec le système tout entier, tout le passé et le contenu même de son monde politique. A ce point, elle ne fut pas de taille à se situer au-dessus du parti et elle n'eut pas le courage historique de tenter l'inédit. Son meilleur atout devint sa faiblesse : elle était trop l'enfant de cette époque, toujours grande dans l'analyse et la critique, toujours petite dans la synthèse et la résolution de faire du nouveau. Le comportement personnel de Rosa Luxembourg pendant la révolution de 1918/19 semble le confirmer [cf. Prudhommeaux, La Commune de Berlin, Cahiers Spartacus, C2]. Elle resta perplexe, inconséquente et passive devant le mouvement lourd d'espoir des Conseils qui se développait avec succès. Elle alla même, lors du Congrès constitutif du Parti Communiste jusqu'à adopter sans retenue le mot d'ordre liquidateur qui a poignardé dans le dos le mouvement des Conseils allemands. Quel élan, quelle densité et quelle clarté elle aurait donnés au mouvement des Conseils si elle s'était placée à sa tête et si elle avait fait de la rupture avec le parti une alternative profondément révolutionnaire. La critique la rend aujourd’hui responsable de la défaite des gauches dans la révolution allemande avec l'argument stupide que l'idée des conseils qu’elle aurait défendu n'avait pas développé un élan révolutionnaire nécessaire. En réalité, la gauche à cette époque aurait pu à bon droit reprocher à Rosa Luxembourg de ne pas se lancer dans ces luttes avec assez d’énergie et de passion, de ne pas s'engager consciemment dans le mouvement des Conseils et de ne pas travailler à la création d'un système des Conseils. Lénine n'aurait jamais mérité un tel reproche. Un tel système ne se déduisait en aucune façon de sa doctrine et, en préparant la révolution russe, il ne comptait certainement pas sur un mouvement de masse. Il ne s'était jamais occupé des mouvements de masse dans les pays qui l'accueillaient, tant il vivait en émigré, totalement isolé. Sa stratégie révolutionnaire était tout entière sur le papier. Tant qu'il mit son système en pratique, il n'eut jamais affaire qu'avec un état-major de dirigeants de métier bien triés qu'il a militairement entraînés dans ses cours révolutionnaires pour les placer ensuite à la tête d'un mouvement provoqué par des masses agitées par la famine, la révolte et la démagogie. Ceux-ci avaient pour tâche d'exécuter la révolution selon un plan préparé à l'avance et, en tant que minorité formée à son école et organisée selon un centralisme sévère, de prendre la tête de la première majorité venue et de la conduire au but. C'est là que, pour obtenir le succès, devait être trempée la matière révolutionnaire selon les méthodes exactes et rigoureuses, éprouvées et efficaces de l'esprit révolutionnaire. Ce système révolutionnaire exprime un profond mépris, à tout le moins bien peu d'estime pour les masses. Les prolétaires ne fournissent que la chair à canons – comme dans les armées bourgeoises –, ils ne sont que les coolies – comme dans l'entreprise capitaliste. Ce qui importe, ce sont les officiers, les membres de l'état-major, les ingénieurs et les techniciens. Selon les schémas de la science des classes, énergie et matière, esprit et corps sont rigoureusement séparés. C'est le principe de direction autoritaire et centralisée, poussée à l'extrême, qui triomphe. En effet – disent les partisans de Lénine –, et pas seulement en théorie, mais aussi en pratique. Car le système de Lénine a été brillamment confirmé par la révolution c'est grâce à lui qu'il a obtenu la victoire en Russie. Rosa Luxembourg, par contre, a succombé dans la révolution allemande, et, avec elle, sa stratégie et sa tactique. La démonstration semble convaincante et tous les défenseurs du système autoritaire et centraliste la mettent sans cesse en avant avec quelque fatuité. Et pourtant elle est fausse, elle repose sur une erreur de raisonnement, sur une démonstration absolument non dialectique. L'opposition entre Lénine et Rosa Luxembourg n'est pas en réalité une opposition entre deux personnes, deux esprits ou deux systèmes comme produits de ces esprits et de ces personnes. C'est l'opposition de deux situations historiques, de deux époques et donc des deux systèmes que les conditions de ces deux époques ont produits. Chacune de ces deux époques a ses armes et ses méthodes propres, chacune a un système qui lui correspond. Dans la révolution russe, il s'agit de la relève du tsarisme féodal par le capitalisme bourgeois. Dans la révolution allemande, il s'agissait de la relève du capitalisme bourgeois par le socialisme prolétarien. Dans la révolution russe, Lénine a été vainqueur; il a vaincu le féodalisme avec la tactique typique de la classe bourgeoise. C'était en février. En octobre il fut vainqueur de la bourgeoisie à l'aide des Conseils qu'il avait détournés du contrôle des menchéviks. Il avait vaincu deux fois, la première d'une façon bourgeoise, la seconde d'une façon prolétarienne. Mais en détruisant les Conseils après la victoire, la victoire prolétarienne lui échappa et il ne resta historiquement que le vainqueur de la révolution bourgeoise. Rosa Luxembourg a succombé dans la révolution allemande. Mais elle n'a pas succombé parce qu'elle ne se battait pas dans le parti, comme Lénine en Russie. Bien au contraire, elle succomba parce que la tactique du parti, devenue a-historique en Allemagne, a échoué et qu'elle-même ne fut pas capable d'utiliser l'arme des Conseils, qui correspondait à la lutte révolutionnaire de la classe prolétarienne. Si elle avait mené le prolétariat allemand dans la lutte sous le signe du système des Conseils, elle aurait vraisemblablement connu la victoire. Ainsi, c'est la social-démocratie qui l'emporta, elle qui ne voulait que réaliser la démocratie bourgeoise à l'aide du parti. Et quand le délai imparti à cette démocratie fut passé, sa victoire s'est transformée en une défaite qui amena finalement Hitler au pouvoir. En Russie, le bolchévisme connut le même sort. La victoire du parti de Lénine suffit pour instaurer le capitalisme, mais non pour réaliser le socialisme. Et le capitalisme, non pas au vieux sens du terme, mais conformément à son développement général, le capitalisme d'Etat. Le fascisme russe, sous la forme de la dictature stalinienne, s'est montré totalement adapté à cette nécessité économique. Tirons donc les conclusions : Lénine était selon sa vocation historique l'homme de la révolution bourgeoise en Russie. Pour autant qu'il a outrepassé les limites de cette vocation, il a connu l'échec. Rosa Luxembourg était selon sa vocation historique la dirigeante de la révolution prolétarienne en Allemagne. Pour autant qu'elle soit restée en-deçà des exigences de cette révolution, elle a aussi échoué. On peut en faire trop ou pas assez dans une révolution, à l'endroit où on est placé par l'histoire. Ce qui importe est de faire ce qu'il faut au bon moment et de façon juste. Tout ce qui est faux est inexorablement corrigé par l'histoire. Et tous ceux qui agissent dans le mauvais sens sont jugés par elle.

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