jeudi 29 avril 2021

Les damnés de la terre par Franz Fanon

 "Au moment où les partis nationalistes tentent d’organiser la classe ouvrière embryonnaire des villes, on assiste dans les campagnes à des explosions en apparence absolument inexplicables. C’est par exemple la fameuse insurrection de 1947 à Madagascar. Les services colonialistes sont formels : c’est une jacquerie. En fait nous savons aujourd’hui que les choses, comme toujours, furent beaucoup plus compliquées. Au cours de la Seconde Guerre mondiale les grandes compagnies coloniales étendirent leur puissance et s’emparèrent de la totalité des terres encore libres. Toujours à cette même époque on parla de l’implantation éventuelle dans l’île de réfugiés juifs, kabyles, antillais. La rumeur courut également de l’invasion prochaine de l’île avec la complicité des colons par les Blancs d’Afrique du Sud. Aussi, après la guerre, les candidats de la liste nationaliste furent-ils triomphalement élus. Immédiatement après, la répression s’organisa contre les cellules du parti MDRM (Mouvement démocratique de la rénovation malgache). Le colonialisme, pour parvenir à ses fins, utilisa les moyens les plus classiques : arrestations multiples, propagande raciste intertribale et création d’un parti avec les éléments inorganisés du lumpen-prolétariat. Ce parti dit des Déshérités de Madagascar (PADESM) apportera à l’autorité coloniale, par ses provocations décisives, la caution légale du maintien de l’ordre. Or cette opération banale de liquidation d’un parti préparée à l’avance prend ici des proportions gigantesques. Les masses rurales, sur la défensive depuis trois ou quatre ans, se sentent soudain en danger de mort et décident de s’opposer farouchement aux forces colonialistes. Armé de sagaies et plus souvent de pierres et de bâtons, le peuple se jette dans l’insurrection généralisée en vue de la libération nationale. On connaît la suite."


"Les masses rurales, dédaignées par les partis politiques, continuent à être tenues à l’écart. Il y aura, bien sûr, un syndicat des travailleurs agricoles mais cette création se contente de [119] répondre à la nécessité formelle de « présenter un front uni au colonialisme ». Les responsables syndicaux qui ont fait leurs armes dans le cadre des formations syndicales métropolitaines ne savent pas organiser les masses urbaines. Ils ont perdu tout contact avec la paysannerie et se préoccupent en premier lieu de l’embrigadement des métallos, des dockers, des fonctionnaires du gaz et de l’électricité, etc."


"Ils tentent par tous les moyens d’acculer la bourgeoisie : protestation contre le maintien des bases étrangères sur le territoire national, dénonciation [120] des accords commerciaux, prises de position contre la politique extérieure du gouvernement national. Les ouvriers maintenant « indépendants » tournent à vide. Les syndicats s’aperçoivent au lendemain de l’indépendance que les revendications sociales si elles étaient exprimées scandaliseraient le reste de la nation. Les ouvriers sont en effet les favorisés du régime. Ils représentent la fraction la plus aisée du peuple. Une agitation qui se proposerait d’arracher l’amélioration des conditions de vie pour les ouvriers et les dockers serait non seulement impopulaire, mais risquerait encore de provoquer l’hostilité des masses déshéritées des campagnes. Les syndicats, à qui tout syndicalisme est interdit, piétinent sur place."


"Les dirigeants syndicaux, plongés dans l’agitation politico-ouvriériste, en arrivent mécaniquement à la préparation d’un coup d’État. Mais, là encore, l’intérieur est exclu. C’est une explication limitée entre la bourgeoisie nationale et l’ouvriérisme syndical. La bourgeoisie nationale, reprenant les vieilles traditions du colonialisme, montre ses forces militaires et policières, tandis que les syndicats organisent des meetings, mobilisent des dizaines de milliers d’adhérents. Les paysans, face à cette bourgeoisie nationale et à ces ouvriers qui, somme toute, mangent à leur faim, regardent en haussant les épaules. Les paysans haussent les épaules, car ils se rendent compte que les uns et les autres les considèrent comme une force d’appoint. Les syndicats, les partis ou le gouvernement, dans une sorte de machiavélisme immoral, utilisent les masses paysannes comme force de manœuvre inerte, aveugle. Comme force brute."


"La machine du parti se montre rebelle à toute innovation. La minorité révolutionnaire se retrouve seule, face à une direction apeurée et angoissée à l’idée qu’elle pourrait être emportée dans une tourmente dont elle n’imagine même pas les aspects, la force ou l’orientation. Le deuxième processus a trait aux cadres dirigeants ou subalternes qui, du fait de leurs activités, ont été en butte aux persécutions policières colonialistes. Ce qu’il est intéressant de signaler, c’est que ces hommes sont arrivés aux sphères dirigeantes du parti par leur travail obstiné, l’esprit de sacrifice et un patriotisme exemplaire. Ces hommes, venus de la base, sont souvent de petits manœuvres, des travailleurs saisonniers et même quelquefois d’authentiques chômeurs. Pour eux, militer dans un parti national, ce n’est pas faire de la politique, c’est choisir le seul moyen de passer de l’état animal à l’état humain. Ces hommes, que gêne le légalisme exacerbé du parti, vont révéler dans les limites des activités qui leur sont confiées un esprit d’initiative, un courage et un sens de la lutte qui presque mécaniquement les désignent aux forces de répression du colonialisme. Arrêtés, condamnés, torturés, amnistiés, ils utilisent la période de détention à confronter leurs idées et à durcir leur détermination. Dans les grèves de la faim, dans la solidarité violente des fosses communes des prisons, ils vivent leur libération comme une occasion qui leur sera donnée de déclencher la lutte armée. Mais dans le même temps, au dehors, le colonialisme qui commence à être assailli de partout fait des avances aux modérés nationalistes. On assiste donc à un écartèlement proche de la rupture entre la tendance illégaliste et la tendance légaliste du parti. Les illégaux se sentent indésirables. On les fuit. En prenant d’infinies précautions, les légaux du parti leur viennent en aide mais déjà ils se sentent étrangers. Ces hommes vont alors entrer en contact avec les éléments intellectuels dont ils avaient pu apprécier les positions quelques années auparavant. Un parti clandestin, latéral au parti légal, consacre cette rencontre. Mais la répression contre ces éléments irrécupérables s’intensifie à mesure que le parti légal se rapproche du colonialisme en tentant de le modifier « de l’intérieur ». L’équipe illégale se trouve alors dans un cul-de-sac historique. Rejetés des villes, ces hommes se groupent, dans un premier temps, dans les banlieues périphériques. Mais le filet policier les y déniche et les contraint à quitter définitivement les villes, à fuir les lieux de la lutte politique. Ils se rejettent vers les campagnes, vers les montagnes, vers les masses paysannes. Dans un premier temps, les masses se referment sur eux en les soustrayant à la recherche policière. Le militant nationaliste qui décide, au lieu de jouer à cache-cache avec les policiers dans les cités urbaines, de remettre son destin entre les mains des masses paysannes ne perd jamais. Le manteau paysan se referme sur lui avec une tendresse et une vigueur insoupçonnées. Véritables exilés de l'intérieur, coupés du milieu urbain au sein duquel ils avaient précisé les notions de nation et de lutte politique, ces hommes sont devenus en fait des maquisards. Obligés tout le temps de se déplacer pour échapper aux policiers, marchant la nuit pour ne pas attirer l’attention, ils vont avoir l’occasion de parcourir, de connaître leur pays. Oubliés les cafés, les discussions sur les prochaines élections, la méchanceté de tel policier. Leurs oreilles entendent la vraie voix du pays et leurs yeux voient la grande, l’infinie misère du peuple. Ils se rendent compte du temps précieux qui a été perdu en vains commentaires sur le régime colonial. Ils comprennent enfin que le changement ne sera pas une réforme, ne sera pas une amélioration. Ils comprennent, dans une sorte de vertige qui ne cessera plus de les habiter, que l’agitation politique dans les villes sera toujours impuissante à modifier, à bouleverser le régime colonial. Ces hommes prennent l’habitude de parler aux paysans. Ils découvrent que les masses rurales n’ont jamais cessé de poser le problème de leur libération en termes de violence, de terre à reprendre aux étrangers, de lutte nationale, d’insurrection armée. Tout est simple. Ces hommes découvrent un peuple cohérent qui se perpétue dans une sorte d’immobilité mais qui garde intacts ses valeurs morales, son attachement à la nation. Ils découvrent un peuple généreux, prêt au sacrifice, désireux de se donner, impatient et d’une fierté de pierre. On comprend que la rencontre de ces militants traqués par la police et de ces masses piaffantes, et d’instinct rebelles puisse donner un mélange détonant d’une puissance inaccoutumée. Les hommes venus des villes se mettent à l’école du peuple et dans le même temps ouvrent, à l’intention du peuple, des cours de formation politique et militaire. Le peuple fourbit ses armes. En fait, les cours ne durent pas longtemps car les masses, reprenant contact avec l’intimité même de leurs muscles, amènent les dirigeants à brusquer les choses. La lutte armée est déclenchée. 


" Les hommes que la population croissante des campagnes, l’expropriation coloniale ont amenés à déserter la terre familiale tournent inlassablement autour des différentes villes, espérant qu’un jour ou l’autre on leur permettra d’y entrer. C’est dans cette masse, c’est dans ce peuple des bidonvilles, au sein du lumpen-prolétariat que l’insurrection va trouver son fer de lance urbain. Le lumpen-prolétariat constitue l’une des forces le plus spontanément et le plus radicalement révolutionnaires d’un peuple colonisé. Au Kenya, dans les années qui ont précédé la révolte des Mau-Mau, on a vu les autorités coloniales britanniques multiplier les mesures d’intimidation contre le lumpen-prolétariat. Forces de police et missionnaires ont coordonné leurs efforts, dans les années 1950-1951, pour répondre comme il convenait à l’afflux énorme de jeunes Kenyans venus des campagnes et des forêts et qui, n’arrivant pas à se placer sur le marché, volaient, se livraient à la débauche, à l’alcoolisme, etc. La délinquance juvénile dans les pays colonisés est le produit direct de l’existence [126] du lumpen-prolétariat. Pareillement, au Congo, des mesures draconiennes furent prises à partir de 1957 pour refouler dans les campagnes les « jeunes voyous » qui perturbaient l’ordre établi. Des camps de recasement furent ouverts et confiés aux missions évangéliques sous la protection, bien sûr, de l’armée belge.

La constitution d’un lumpen-prolétariat est un phénomène qui obéit à une logique propre et ni l’activité débordante des missionnaires, ni les arrêtés du pouvoir central ne peuvent enrayer sa progression. Ce lumpen-prolétariat, pareil à une meute de rats, malgré les coups de pied, malgré les coups de pierres, continue à ronger les racines de l’arbre. Le bidonville consacre la décision biologique du colonisé d’envahir coûte que coûte, et s’il le faut par les voies les plus souterraines, la citadelle ennemie. Le lumpen-prolétariat constitué et pesant de toutes ses forces sur la « sécurité » de la ville signifie le pourrissement irréversible, la gangrène installée au cœur de la domination coloniale. Alors les souteneurs, les voyous, les chômeurs, les droit commun, sollicités, se jettent dans la lutte de libération comme de robustes travailleurs. Ces désœuvrés, ces déclassés vont, par le canal de l’action militante et décisive retrouver le chemin de la nation. Ils ne se réhabilitent pas vis-à-vis de la société coloniale ou de la morale du dominateur. Tout au contraire, ils assument leur incapacité à entrer dans la cité autrement que par la force de la grenade ou du revolver. Ces chômeurs et ces sous-hommes se réhabilitent vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis de l’histoire. Les prostituées elles aussi, les bonnes à 2000 francs, les désespérées, tous ceux et toutes celles qui évoluent entre la folie et le suicide vont se rééquilibrer, vont se remettre en marche et participer de façon décisive à la grande procession de la nation réveillée."


"Les dirigeants de l’insurrection, qui voient le peuple enthousiaste et ardent porter des coups décisifs à la machine colonialiste, renforcent leur méfiance à l’égard de la politique traditionnelle. Chaque succès remporté légitime leur hostilité à l’égard de ce que désormais ils appellent le gargarisme, le verbalisme, la « blagologie », l’agitation stérile. Ils ressentent une haine de la « politique », de la démagogie. C’est pourquoi au début nous assistons à un véritable triomphe du culte de la spontanéité. Les multiples jacqueries nées dans les campagnes attestent, partout où elles éclatent, de la présence ubiquitaire et généralement dense de la nation. Chaque colonisé en armes est un morceau de la nation désormais vivante. Ces jacqueries mettent en danger le régime colonial, mobilisent ses forces en les dispersant, menaçant à tout instant de les asphyxier. Elles obéissent à une doctrine simple : faites que la nation existe. Il n’y a pas de programme, il n’y a pas de discours, il n’y a pas de résolutions, il n’y a pas de tendances. Le problème est clair : il faut que les étrangers partent. Constituons un front commun contre l’oppresseur et renforçons ce front par la lutte armée."

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