[Living Marxism, vol. 4, n° 8,
septembre 1939] I. Il faut placer la Russie au premier rang des nouveaux Etats
totalitaires. Elle a été la première à adopter le nouveau principe d’Etat.
C'est elle qui a poussé le plus loin son application. Elle a été la première à
établir une dictature constitutionnelle, avec le système de terreur politique
et administrative qui l'accompagne. Adoptant toutes les caractéristiques de l'État
totalitaire, elle devint ainsi le modèle pour tous les pays contraints à
renoncer au système démocratique pour se tourner vers la dictature. La Russie a
servi d'exemple au fascisme. Il ne s'agit là nullement d'un accident ni d'une
mauvaise plaisanterie de l'histoire. La similitude des systèmes, loin de n'être
qu'apparente, est ici réelle. Tout montre que nous avons affaire à des
expressions et des conséquences de principes identiques appliqués à des niveaux
différents de développement historique et politique. Que cela plaise ou non aux
partis « communistes », le fait est que l’Etat, comme la manière de gouverner
en Russie, ne diffèrent en rien de ceux de l'Italie et de l'Allemagne. Ils sont
fondamentalement similaires. On peut parler d'un « Etat soviétique » rouge,
noir ou brun, aussi bien que d'un fascisme rouge, noir ou brun. Même s'il
existe entre ces pays certaines différences idéologiques, I ‘idéologie ne joue
jamais un rôle déterminant. De plus, les idéologies sont changeantes et de tels
changements ne revêtent pas forcement le caractère et les fonctions de
l'appareil d’une modification secondaire. L'abolition de la propriété privée à
elle seule ne garantit pas le socialisme. La propriété privée peut aussi être
abolie dans le cadre du capitalisme. Ce qui détermine en fait une société
socialiste, c'est, outre l'abolition de la propriété privée des moyens de
production, la gestion par les ouvriers des produits de leur travail et la fin
du salariat. Pas plus en Russie qu'en Italie ou en Allemagne ces deux
conditions ne sont remplies. Bien que, d'après certains, la Russie soit plus
proche du socialisme que les autres pays, il ne s'ensuit pas que son « État
soviétique » ait aidé le prolétariat international à se rapprocher de ses
objectifs de classe. Au contraire, parce que la Russie se fait appeler un État
socialiste, elle trompe les travailleurs du monde entier. L'ouvrier conscient
sait ce qu'est le fascisme, et il le combat; mais en ce qui concerne la Russie,
il est trop souvent enclin à accepter le mythe de sa nature socialiste. Cette
illusion retarde la rupture complète et résolue avec le fascisme, parce qu'elle
entrave la lutte principale contre les causes, les conditions et les
circonstances qui — en Russie comme en Allemagne ou en Italie — ont conduit au
même système d'État et de gouvernement. Ainsi le mythe russe se transforme en
arme idéologique de la contre-révolution. Personne ne peut servir deux maîtres.
Un État totalitaire non plus. Si le fascisme sert les intérêts du capitalisme
et de l'impérialisme, il ne peut pas satisfaire les besoins des travailleurs.
Si, en dépit de cela, deux classes opposées en apparence soutiennent le même
système d'État, il est évident que quelque chose ne va pas et qu'une des deux
classes se trompe. Personne ne peut, en réduisant le problème à une simple
question de forme, prétendre qu'il soit sans importance et que, quoique les
formes politiques soient identiques, leurs contenus puissent varier
considérablement. Ceci reviendrait à une automystification. Pour un marxiste,
les choses ne se passent pas ainsi, la forme et le contenu sont indissociables.
Donc, si l'État soviétique sert de modèle au fascisme, il doit avoir avec lui
des caractéristiques structurelles et fonctionnelles communes. Pour déterminer
lesquelles, il nous faut revenir à l'analyse du « système soviétique », tel
qu'il fut instauré par léninisme, qui est l'application des principes
bolcheviques aux conditions russes. Et si l'on peut établir une identité entre
le bolchevisme et le fascisme, alors le prolétariat ne peut pas à la fois
combattre le fascisme et soutenir le « système soviétique » russe. Au
contraire, le combat contre le fascisme doit commencer par le combat contre le
bolchevisme. II. Dès le début Lénine concevait le bolchevisme comme un phénomène
purement russe. Au cours de ses nombreuses années d’activité politique, il ne
tenta jamais de hisser le système bolchevique au niveau des formes de lutte
utilisées dans les autres pays. C’était un social-démocrate, pour qui Bebel et
Kautsky restaient les leaders géniaux de la classe ouvrière, et il ignorait
l’aile gauche du mouvement socialiste allemand qui s’opposait précisément aux
héros de Lénine et à tous les opportunistes. Ignorant cette gauche, il resta
donc isolé, entouré par un petit groupe d’émigrés russes, et il demeura sous
l’influence de Kautsky alors même que la « gauche » allemande, dirigée par Rosa
Luxemburg, était déjà engagée dans la lutte ouverte contre le kautskysme. La
Russie était la seule préoccupation de Lénine. Son objectif était de mettre fin
au système féodal tsariste et de conquérir le maximum d'influence politique
pour son parti social-démocrate dans le cadre de la société bourgeoise.
Cependant, la force de la Révolution de 1917 mena Lénine bien au-delà de ses
objectifs présumés et le parti bolchevique accéda au pouvoir sur toute la
Russie. Cependant, le parti bolchevique savait qu’il ne pouvait rester au
pouvoir et faire avancer le processus de socialisation qu’à la condition
d’arriver à déclencher la révolution prolétarienne mondiale. Mais son activité
dans ce domaine eut des résultats plutôt malheureux. En contribuant à renvoyer
les ouvriers allemands dans les partis, les syndicats, le parlement, et à
détruire le mouvement des conseils allemands, les bolcheviks prêtèrent main forte
à l’écrasement de la révolution européenne naissante. Le parti bolchevique,
formé de révolutionnaires professionnels et de larges masses arriérées, restait
isolé. Il ne pouvait pas développer un véritable système soviétique pendant les
années de guerre civile, d’interventions étrangères, de déclin économique,
d’échecs dans les tentatives de socialisation, et de mise sur pied d’une Armée
Rouge improvisée. Quoique les soviets, développés par les mencheviks, soient
étrangers au schéma bolchevique, c’est pourtant grâce à eux que les bolcheviks
arrivèrent au pouvoir. Une fois la stabilisation du pouvoir assurée et le
processus de reconstruction économique entamé, le parti bolchevique ne savait
plus comment coordonner le système des soviets, qui n’était pas le sien, avec
ses propres activités et ses décisions. Toutefois, réaliser le socialisme était
aussi le désir des bolcheviks, et cela nécessitait l’intervention du
prolétariat mondial. Pour Lénine, il était essentiel de gagner les prolétaires
du monde aux méthodes bolcheviques. Il était donc très gênant de constater que
les ouvriers des autres pays, en dépit du grand triomphe obtenu par le
bolchevisme, montraient peu d’inclination pour sa théorie et sa pratique, mais
étaient plutôt attirés par le mouvement des conseils, qui apparaissaient alors
dans plusieurs pays et particulièrement en Allemagne. Ce mouvement des conseils
ne pouvait plus être d’aucune utilité à Lénine en Russie. Dans les autres pays
européens, le mouvement des conseils manifestait une tendance marquée à
s’opposer aux soulèvements de type bolchevique. En dépit de l’énorme propagande
entretenue par Moscou dans tous les pays, l’agitation menée par ce qu’on
appelle l’ultra[1]gauche
pour une révolution fondée sur le mouvement des conseils éveilla, ainsi que
Lénine lui-même l’a souligné, un écho bien plus large que ne le firent tous les
propagandistes envoyés par le parti bolchevique. Le parti communiste allemand,
suivant l’exemple du bolchevisme, restait un petit groupe hystérique et
bruyant, formé principalement d’éléments prolétarisés de la bourgeoisie, alors
que le mouvement des conseils attirait à lui les éléments les plus déterminés
de la classe ouvrière. Pour faire face à cette situation, il fallait renforcer
la propagande bolchevique, il fallait attaquer « l’ultragauche » et renverser
son influence en faveur du bolchevisme. Puisque le système des soviets avait
échoué en Russie, comment la « concurrence » radicale osait-elle essayer de
prouver au monde que là où le bolchevisme lui-même avait échoué en Russie, on
pouvait réussir ailleurs en se passant de lui ? Pour se défendre, Lénine
écrivit son pamphlet Le gauchisme, maladie infantile du communisme, dicté par
la peur de perdre le pouvoir et par l’indignation devant le succès des
hérétiques. De toutes les déclarations programmatiques du bolchevisme, c’est
celle qui révèle le mieux son caractère réel. C’est le bolchevisme mis à nu. En
ce qui concerne le contenu du pamphlet, nous ne nous intéressons pas ici à ce
qu’il dit sur la Révolution russe, l’histoire du bolchevisme, la polémique
entre le bolchevisme et les autres courants du mouvement ouvrier, ou les
circonstances qui ont permis la victoire bolchevique. Notre seul propos sera
d’analyser les arguments principaux qui, à l’époque de la controverse entre
Lénine et « l’ultragauche », illustraient les différences décisives entre les
deux adversaires. III. Le parti bolchevique, originellement section
social-démocrate russe de la IIe Internationale, se constitua non en Russie,
mais dans l’émigration. Après la scission de Londres en 1903, l’aile
bolchevique de la social-démocratie russe se réduisait à une secte
confidentielle. Les « masses » qui l’appuyaient n’existaient que dans le
cerveau de ses chefs. Toutefois, cette petite avant-garde était une organisation
strictement disciplinée, toujours prête pour les luttes militantes et soumise à
des purges continuelles pour maintenir son intégrité. Le Parti était considéré
comme l’académie militaire des révolutionnaires professionnels. Ses principes
pédagogiques marquants étaient l’autorité indiscutée du chef, un centralisme
rigide, une discipline de fer, le conformisme, le militarisme et le sacrifice
de la personnalité aux intérêts du Parti. Ce que Lénine développait en réalité,
c’était une élite d’intellectuels, un noyau qui, jeté dans la révolution,
s’emparerait de la direction et se chargerait du pouvoir. Il est inutile de
chercher à déterminer logiquement et abstraitement si une telle préparation à
la révolution est juste ou erronée. Le problème doit se résoudre
dialectiquement. Il faut soulever d’abord d’autres questions : quelle sorte de
révolution était en gestation ? quel en était le but ? Le Parti de Lénine
travaillait, dans le cadre de la révolution bourgeoise tardive en Russie, au
renversement du régime féodal tsariste. Dans ce type de révolution, plus la
volonté du parti dirigeant est centralisée et orientée vers un seul but, plus
aussi le processus de formation de l’Etat bourgeois a des chances de succès,
plus aussi la position du prolétariat dans le cadre du nouvel Etat sera
prometteuse. Toutefois, ce qu’on peut considérer comme une heureuse solution
des problèmes révolutionnaires dans une révolution bourgeoise ne peut pas
passer en même temps pour la solution des problèmes de la révolution prolétarienne.
La différence structurelle fondamentale entre la société bourgeoise et la
nouvelle société socialiste exclut une telle ambivalence. Selon la méthode
révolutionnaire de Lénine, les chefs sont le cerveau des masses. Possédant
l’éducation révolutionnaire appropriée, ils sont à même d’apprécier les
situations et de commander les forces combattantes. Ils sont des
révolutionnaires professionnels, les généraux de la grande armée civile. Cette
distinction entre le cerveau et le corps, entre les intellectuels et les
masses, les officiers et les simples soldats, correspond à la dualité de la
société, de classe, à l’ordre social bourgeois. Une classe est dressée à
commander, l’autre à obéir. C’est de cette vieille formule de classe que sortit
la conception léniniste du Parti. Son organisation n’est qu’une simple réplique
de la réalité bourgeoise. Sa révolution est objectivement déterminée par les
mêmes forces qui créent l’ordre social bourgeois, abstraction faite des buts
subjectifs qui accompagnent ce processus. Quiconque cherche à établir un régime
bourgeois, trouvera dans le principe de la séparation entre le chef et les
masses, entre l’avant-garde et la classe ouvrière, la préparation stratégique à
une telle révolution. Plus la direction est intelligente, instruite et
supérieure, plus les masses sont disciplinées et obéissantes, et plus aussi une
telle révolution a de chances de réussir. En cherchant à accomplir la
révolution bourgeoise en Russie, le parti de Lénine était donc tout à fait
adapté à son objectif. Quand, toutefois, la révolution russe changea de nature,
quand ses caractéristiques prolétariennes devinrent évidentes, les méthodes
tactiques et stratégiques de Lénine perdirent leur valeur. S’il l’emporta en
fin de compte, ce ne fut pas à cause de son avant-garde, mais bien du mouvement
des soviets, qu’il n’avait pas du tout inclus dans ses plans révolutionnaires.
Et quand Lénine une fois le triomphe de la révolution assuré par les soviets,
décida une fois de plus de s'en passer, avec eux tout caractère prolétarien
disparut de la révolution russe. Le caractère bourgeois de la révolution occupa
à nouveau la scène, trouvant son aboutissement naturel dans le stalinisme. En
dépit de son souci de la dialectique marxiste, Lénine était incapable de
concevoir dialectiquement l’évolution historique des processus sociaux. Sa
pensée restait mécaniste, suivant des schémas rigides. Pour lui, il n’existait
qu’un seul parti révolutionnaire – le sien ; qu’une seule révolution – la
révolution russe ; qu’une seule méthode – le bolchevisme. Et ce qui avait
réussi en Russie devait réussir aussi en Allemagne, en France, en Amérique, en
Chine et en Australie. Ce qui était correct pour la révolution bourgeoise
russe, jetait aussi pour la révolution prolétarienne mondiale. L’application
monotone d’une formule découverte une fois pour toutes, où n’entraient en
considération ni l’époque ni les circonstances, ni les niveaux de
développement, ni les réalités culturelles, ni les idées ni les hommes. Avec
Lénine, c’était l’avènement du machinisme en politique [Staline proclamait
Lénine « le génial mécanicien de la locomotive de l’histoire ». On trouve de
multiples exemples de cette conception mécaniste dans la prose bolchevique, et
ce dans tous les domaines] : il était le « technicien », « l’inventeur » de la
révolution, le représentant de la volonté toute-puissante du chef. Toutes les
caractéristiques fondamentales du fascisme existaient dans sa doctrine, sa
stratégie, sa « planification sociale » et son art de manier les hommes. Lénine
ne pouvait pas saisir la profonde signification révolutionnaire du rejet par la
gauche de la politique traditionnelle de parti. Il ne pouvait pas comprendre la
véritable importance du mouvement des soviets pour l'orientation socialiste de
la société. Il ignorait les conditions requises pour la libération des
ouvriers. Autorité, direction, force, exercées d’un côté, organisation,
encadrement, subordination de l’autre – telle était sa manière de raisonner.
Discipline et dictature sont les mots qui reviennent le plus souvent dans ses
écrits. On comprend donc aisément pourquoi il ne pouvait ni accepter ni
apprécier les idées et les actions de « l’ultragauche », qui refusait sa
stratégie et réclamait ce qui, de toute évidence, était indispensable à la
lutte révolutionnaire pour le socialisme – à savoir que les ouvriers prennent
une fois pour toutes leur sort en main. IV. La prise en mains par les ouvriers
de leur propre libération – problème central du socialisme –, tel était l'objet
fondamental de toutes les polémiques entre les ultragauches et les bolcheviks.
Le désaccord sur la question du parti trouvait son parallèle dans le désaccord
sur les syndicats. L’ultragauche estimait qu’il n’y avait désormais plus de
place pour les révolutionnaires au sein des syndicats, qu’il était au contraire
nécessaire pour eux de construire leurs propres cadres organisationnels à
l’intérieur des usines, des lieux de travail communs [Sur la politique des « ultragauches
» vis-à-vis des syndicats et du parlement, voir : Réponse à Lénine de H.
Gorter, Librairie Ouvrière, 1930 et Serge Bricianer, Pannekoek et les conseils
ouvriers, E.D.I, Paris, 1969]. Pourtant, grâce à leur autorité usurpée, les
bolcheviks avaient réussi dès les premières semaines de la révolution allemande
à convaincre les ouvriers de retourner dans les syndicats capitalistes
réactionnaires. Pour attaquer les ultragauches, pour les dénoncer comme
contre-révolutionnaires, Lénine utilise une fois de plus dans son pamphlet ses
formules mécanistes. Son argumentation contre la position de la gauche ne se
réfère pas aux syndicats allemands, mais aux expériences syndicales des
bolcheviks en Russie. Il est généralement admis qu’à leurs débuts les syndicats
jouèrent un rôle important dans la lutte de classe prolétarienne. Les syndicats
en Russie étaient tout jeunes et ils justifiaient l’enthousiasme de Lénine.
Toutefois, la situation était différente dans les autres pays. D’utiles et
progressistes qu’ils étaient à leurs débuts, les syndicats s’étaient
transformés dans les vieux pays capitalistes en obstacles à la libération des
ouvriers. Ils étaient devenus des instruments de la contre-révolution, et la
gauche allemande avait tiré les conclusions de cette évolution. Lénine lui-même
se vit obligé de constater qu’avec le temps s’était constituée une couche «
d'aristocratie ouvrière exclusivement corporatiste, arrogante, suppôt de
l’impérialisme, petite[1]bourgeoise,
corrompue et dégénérée » C’est cette guilde de la corruption, cette direction
de gangsters qui est aujourd’hui à la tête du mouvement syndicaliste dans le
monde et vit sur le dos des travailleurs. C’était à ce mouvement syndical que
se référait l’ultragauche lorsqu'elle demandait aux ouvriers de le déserter.
Lénine, cependant, avançait démagogiquement l’exemple du jeune mouvement syndical
russe qui, lui, ne partageait pas les caractéristiques des vieux syndicats des
autres pays. A partir d’une expérience spécifique, correspondant à une période
donnée et à des circonstances particulières, il estimait possible de tirer des
conclusions applicables à l’échelle mondiale. D’après son argumentation, le
révolutionnaire doit toujours être là où se trouvent les masses. Mais où
sont-elles réellement ? Dans les bureaux du syndicat ? Aux réunions d’adhérents
? Aux rencontres secrètes entre dirigeants syndicaux et représentants du
Capital ? Non, les masses sont dans les usines, sur leurs lieux de travail, et
c’est là qu’il est nécessaire de rendre efficace leur coopération et de
renforcer leur solidarité. L’organisation d'usine, le système des conseils,
telle est l’organisation authentique de la révolution, qui doit remplacer tous
les partis et tous les syndicats. Dans les organisations d’usine, il n’y a pas
de place pour les professionnels de la direction; il n’y a plus de séparation
entre chefs et subordonnés, de distinction entre intellectuels et simples
militants. C’est un cadre qui décourage les manifestations d’égoïsme, l’esprit
de rivalité, la corruption et le philistinisme. Là, les ouvriers doivent
prendre en main leurs propres affaires. Mais pour Lénine, il en allait
autrement. Il voulait maintenir les syndicats, les transformer de l'intérieur,
remplacer les permanents social-démocrate par des permanents bolcheviques,
substituer une bonne à une mauvaise bureaucratie. La mauvaise s'épanouit dans
la social-démocratie, la bonne dans le bolchevisme. Entre temps, vingt ans
d'expérience ont démontré l'inanité d'une telle conception. Suivant les
conseils de Lénine, les communistes ont essayé toutes les méthodes possibles
pour réformer les syndicats. Le résultat fut nul. Nulle également leur
tentative pour constituer leurs propres syndicats. La concurrence syndicale
entre social-démocrate et bolcheviks était une concurrence dans la corruption.
Dans ce processus même, les énergies révolutionnaires des ouvriers se sont
consumées. Au lieu de concentrer leurs forces pour lutter contre le fascisme,
les ouvriers ont fait les frais d'une expérience absurde et vaine au profit de
diverses bureaucraties. Les masses ont perdu confiance en elles-mêmes et en «
leurs » organisations. Elles se sont senties trompées. Les méthodes propres au
fascisme : dicter chaque pas aux ouvriers, empêcher l'éveil de l'initiative,
saboter tout embryon de conscience de classe, démoraliser les masses par des
défaites répétées, et les rendre impuissantes, toutes ces méthodes avaient déjà
été éprouvées au cours des vingt années de travail accomplies dans les
syndicats selon les principes bolcheviques. La victoire du fascisme fut
d'autant plus facile que les dirigeants ouvriers dans les syndicats et les
partis avaient déjà modelé pour lui le matériau humain capable de se couler
dans son moule. V. Sur la question du parlementarisme également, Lénine
apparaît comme le défenseur d’une illusion politique dépassée. Les ultragauches
combattaient le parlementarisme sous toutes ses formes. Ils refusaient de
participer aux élections et ne respectaient pas les décisions parlementaires.
Lénine, toutefois, consacrait beaucoup d’énergie aux activités parlementaires
et y accordait une grande importance. L’ultragauche déclarait le
parlementarisme historiquement dépassé, même comme simple tribune d'agitation,
et n’y voyait qu’une perpétuelle source de corruption tant pour les
parlementaires que pour les ouvriers. Le parlementarisme endormait la
conscience révolutionnaire et la détermination des masses, en entretenant
l’illusion de réformes légales. Dans les moments critiques, le parlement se
transformait en arme de la contre-révolution. Il fallait le détruire ou bien,
au pire, le saboter. Il fallait combattre la tradition parlementaire dans la
mesure où elle jouait encore un rôle dans la prise de conscience prolétarienne.
Pour prouver le contraire, Lénine créa une astucieuse distinction entre
institutions dépassées historiquement et institutions dépassées politiquement.
Assurément, arguait-il, le parlementarisme est dépassé historiquement, mais non
pas politiquement, et c'est un fait avec lequel il faut compter. Il faut
participer au parlement parce qu’il joue encore un rôle politique. Quel
argument ! Le capitalisme, lui aussi, n’est dépassé qu’historiquement. Selon la
logique de Lénine, il n'est donc pas possible de le combattre d'une manière
révolutionnaire. Il conviendrait plutôt de trouver un compromis.
L'opportunisme, le marchandage, le maquignonnage politique – telles seraient
les conséquences de la tactique de Lénine. La monarchie, elle aussi, joue
encore un rôle politique. D'après Lénine, les ouvriers n'auraient pas le droit
de la supprimer mais devraient élaborer une solution de compromis. Il en irait de
même pour l’Eglise à laquelle de plus, appartiennent de larges couches du
peuple. Un révolutionnaire, insistait Lénine, doit être là où sont les masses.
La cohérence l’obligerait donc à dire : « Entrez dans l’Eglise, c’est votre
devoir révolutionnaire. » Et enfin, il y a le fascisme. Un jour viendra où le
fascisme lui aussi, sera un anachronisme historique mais non politique. Que
faire alors ? Accepter l'évidence et conclure un compromis avec le fascisme. La
position de Lénine sur la question du parlementarisme n'est qu'une preuve
supplémentaire de son incapacité à comprendre les nécessités et les
caractéristiques fondamentales de la révolution prolétarienne. Sa révolution
est entièrement bourgeoise ; c'est une lutte pour conquérir la majorité, pour
s'assurer les positions gouvernementales et mettre la main sur l'appareil
législatif. Il estimait réellement important de gagner autant de votes que
possible lors des campagnes électorales, d'avoir une puissante fraction
bolchevique dans les parlements, de contribuer à déterminer la forme et le
contenu de la législation, de participer à la direction politique. Il ne
remarquait pas du tout que de nos jours le parlementarisme n’est qu’un simple
bluff, un trompe-l’œil, et que le véritable pouvoir de la société bourgeoise se
situe dans des sphères tout à fait différentes ; que, malgré toutes les
défaites parlementaires possibles, la bourgeoisie détiendrait encore des moyens
suffisants d’imposer sa volonté et ses intérêts dans les secteurs non
parlementaires. Lénine ne voyait pas les effets démoralisants du
parlementarisme sur les masses, il ne remarquait pas l’effet débilitant de la
corruption parlementaire sur la morale publique. Les politiciens parlementaires
corrompus craignaient pour leur revenu. Il y eut une époque, dans l'Allemagne
préfasciste, où les réactionnaires pouvaient faire passer au parlement
n’importe quelle loi en menaçant simplement de provoquer sa dissolution. Quoi
de plus terrible pour les parlementaires qu’une telle menace qui impliquait la
fin de leurs revenus faciles ! Pour éviter cela, ils étaient prêts à tout. Et
en va-t-il autrement aujourd’hui en Allemagne, en Russie, en Italie ? Les
pantins parlementaires n'ont aucune opinion, aucune volonté, ils ne sont rien
de plus que les serviteurs de leurs maîtres fascistes. Il n’y a aucun doute que
le parlementarisme est entièrement dégénéré et corrompu. Mais pourquoi le
prolétariat n’a-t-il pas mis un terme à la détérioration d’un instrument
politique qu’il avait autrefois utilisé à ses fins ? Supprimer le
parlementarisme par un acte d’héroïsme révolutionnaire aurait été beaucoup plus
utile et instructif pour la prise de conscience prolétarienne que ne l’est la
misérable comédie à laquelle a abouti le parlementarisme dans la société
fasciste. Mais une telle attitude était foncièrement étrangère à Lénine. Le
souci de Lénine n’était pas de libérer les ouvriers de leur esclavage mental et
physique. Il n’était pas préoccupé par la fausse conscience des masses ni par
leur auto-aliénation en tant qu’êtres humains. Le problème, pour lui, se
ramenait à un problème de pouvoir. Comme un bourgeois, il pensait en termes de
gains et pertes, de plus et de moins, de crédit et de débit ; et toutes ses
évaluations d’homme d’affaires ne concernent que des phénomènes externes :
nombres d'adhérents, nombre de votes, sièges au parlement, postes de direction.
Son matérialisme est un matérialisme bourgeois, raisonnant sur des mécanismes
et non sur des êtres humains. Lénine n'est pas capable de penser réellement en
termes socio-historiques. Pour lui, le parlement est le parlement : un concept
abstrait dans le vide, revêtant la même signification dans tous les pays, à
toutes les époques. Certes, il reconnaît que le parlementarisme traverse
diverses phases évolutives, et il le signale dans son argumentation, mais il
n’applique cette constatation ni dans sa théorie ni dans sa pratique. Dans ses
polémiques en faveur du parlement, il brandit l’exemple des premiers parlements
de la période ascendante du capitalisme, pour ne pas rester à court
d’arguments. Et s’il attaque les parlements dégénérés, c’est du point de vue
des parlements de création récente, pourtant dépasses depuis longtemps. En
bref, il décide que la politique est l’art du possible, alors que pour les
ouvriers la politique est l’art de la révolution. VI. Il reste à analyser la
position de Lénine sur la question des compromis. Pendant la Guerre mondiale,
la social-démocratie allemande se vendit à la bourgeoisie. Cependant, bien
malgré elle, elle hérita de la révolution allemande. Cela fut possible dans une
large mesure grâce à la Russie qui eut sa part de responsabilité dans
l’élimination du mouvement allemand des conseils. Le pouvoir qui était tombé
dans les bras de la social-démocratie fut gaspillé en pure perte. La
social-démocratie se contenta de renouer avec sa vieille politique de
collaboration de classes, satisfaite de partager le pouvoir avec la bourgeoisie
sur le dos des travailleurs pendant la période de reconstruction du
capitalisme. Les ouvriers radicaux allemands opposèrent à cette trahison le
slogan : « Pas de compromis avec la contre-révolution. » Il s’agissait là d’un
cas concret, d’une situation spécifique, qui appelait une décision tranchée.
Lénine, incapable de reconnaître les enjeux véritables, fit de cette question
concrète un problème abstrait. Avec l’infaillibilité d’un cardinal, il tenta de
convaincre les ultragauches que les compromis avec les adversaires politiques
sont, en toutes circonstances, un devoir révolutionnaire. D’après Lénine, les ultragauches
auraient du être prêts à signer le Traité de Versailles. Pourtant le parti
communiste, toujours en accord avec Lénine, conclut un compromis avec les
hitlériens et protesta avec eux contre ce même traité. Le «
national-bolchevisme », prôné en 1919 en Allemagne par l’oppositionnel de
gauche Laufenberg, fut critiqué par Lénine comme une « absurdité criante »
[Laufenberg, 1872-1932, un des organisateurs de l’opposition ultra[1]gauche
à Hambourg. Laufenberg et Wolffheim avaient prôné dès octobre 1918 « la thèse
de la nécessaire transformation de la révolution en guerre populaire
révolutionnaire contre les impérialistes de l’Entente, en alliance avec la
Russie soviétique ». Cf. Pierre Broué, Révolution en Allemagne, Ed. de Minuit,
1971, p. 317]. Mais Radek et le parti communiste, suivant toujours les
principes de Lénine, conclurent un compromis avec le nationalisme allemand,
protestèrent contre l’occupation du bassin de la Ruhr et célébrèrent le héros
national Schlageter [Le nazi Schlageter avait été fusillé par les troupes
françaises lors de l’occupation de la Ruhr en 1923. Il donna son nom à la
campagne menée par le K.P.D. pour attirer les éléments nationalistes
petits-bourgeois influencés par la propagande fasciste. C’est dans cette
optique que Radek prononça un discours fameux, dans lequel il déclarait
notamment : « La cause du peuple devenue la cause de la nation, celle-ci à son
tour devient la cause du peuple. » in Ossip Flechtheim, Le parti communiste
allemand sous la république de Weimar, Maspéro, 1972. p. 118]. La S.D.N. était,
pour reprendre les termes de Lénine, « une bande de voleurs capitalistes et de
bandits » que les ouvriers devaient combattre avec la dernière énergie.
Pourtant, Staline, suivant la tactique de Lénine, élabora un compromis avec ces
mêmes bandits et l’U.R.S.S. entra à la S.D.N. Le concept de « peuples » (Volk)
est pour Lénine une concession criminelle faite à l’idéologie
contre-révolutionnaire de la petite[1]bourgeoise.
Cela n’empêcha pas les léninistes Staline et Dimitrov de réaliser un compromis
avec la petite bourgeoisie pour lancer le mouvement loufoque des « Fronts
populaires ». Aux yeux de Lénine, l’impérialisme était le plus grand ennemi du
prolétariat mondial, et contre lui il fallait mobiliser toutes les forces. Mais
Staline, en parfait léniniste, une fois de plus, est très occupé à mijoter une
alliance avec l’impérialisme hitlérien. Est-il besoin d’exemples
supplémentaires ? L’expérience historique nous apprend que tous les compromis
conclus entre la révolution et la contre-révolution ne peuvent profiter qu’à
cette dernière. Toute politique de compromis est une politique de banqueroute
pour le mouvement révolutionnaire. Ce qui avait débuté comme un simple
compromis avec la social-démocratie allemande, a abouti à Hitler. Ce que Lénine
justifiait comme un compromis nécessaire a abouti à Staline. En diagnostiquant
comme « maladie infantile du communisme » le refus révolutionnaire des
compromis, Lénine souffrait de la maladie sénile de l’opportunisme, du
pseudo-communisme. VII. Analysée d’un point de vue critique, la description du
bolchevisme tracée dans le pamphlet de Lénine présente les principales
caractéristiques suivantes : 1. Le bolchevisme est une doctrine nationaliste.
Doctrine conçue à l’origine essentiellement pour résoudre un problème national,
elle se vit plus tard élevée au rang d’une théorie et d’une pratique de portée
internationale, et d’une doctrine générale. Son caractère nationaliste est
aussi mis en évidence par son soutien aux luttes d’indépendance nationale
menées par les peuples assujettis. 2. Le bolchevisme est un système
autoritaire. Le sommet de la pyramide sociale est le centre de décision
déterminant. L’autorité est incarnée dans la personne toute-puissante. Dans le
mythe du leader, l’idéal bourgeois de la personnalité trouve sa plus parfaite
expression. 3. Organisationnellement, le bolchevisme est hautement centralisé.
Le comité central détient la responsabilité de toute initiative, instruction ou
ordre. Les dirigeants de l’organisation jouent le rôle de la bourgeoisie.
L’unique rôle des ouvriers est d’obéir aux ordres. 4. Le bolchevisme est une
conception activiste du pouvoir. Concerné exclusivement par la conquête du
pouvoir politique, il ne se différencie pas des formes de domination
bourgeoises traditionnelles. Au sein même de l’organisation, les membres ne
jouissent pas de l’autodétermination. L’armée sert au Parti de modèle
d’organisation. 5. Le bolchevisme est une dictature. Utilisant la force brutale
et des méthodes terroristes, il oriente toutes ses fonctions vers l’élimination
des institutions et des courants d’opinion non bolcheviques. Sa « dictature du
prolétariat » est la dictature d’une bureaucratie ou d’une seule personne. 6.
Le bolchevisme est une méthode mécaniste. L'ordre social qu’il vise est fondé sur
la coordination automatique, la conformité obtenue par la technique et le
totalitarisme le plus efficace. L’économie centralement « planifiée » réduit
sciemment les questions socio-économiques à des problèmes
technico-organisationnels. 7. La structure sociale du bolchevisme est de nature
bourgeoise. Le bolchevisme n’abolit nullement le système du salariat et il
refuse l'appropriation par le prolétariat des produits de son travail. Ce
faisant, il reste fondamentalement dans le cadre des relations de classes
bourgeoises, et perpétue le capitalisme. 8. Le bolchevisme n’est un élément
révolutionnaire que dans le cadre de la révolution bourgeoise. Incapable de
réaliser le système des soviets, il est par-là même incapable de transformer
radicalement la structure de la société bourgeoise et de son économie. Ce n’est
pas le socialisme qu’instaure le bolchevisme, mais le capitalisme d’Etat. 9. Le
bolchevisme n’est pas une étape de transition qui déboucherait ultérieurement
sur la société socialiste. Dans le système des soviets, sans la révolution
radicale et totale des hommes et des choses, il ne peut remplir l’exigence
socialiste primordiale, qui est de mettre fin à l’aliénation humaine engendrée
par le capitalisme. Il représente la dernière étape de la société bourgeoise,
et non le premier pas vers une nouvelle société. Ces neuf points fondent une
opposition irréconciliable entre le bolchevisme et le socialisme. Ils
illustrent avec toute la clarté nécessaire le caractère bourgeois du mouvement
bolchevique et sa proche parenté avec le fascisme. Nationalisme, autoritarisme,
centralisme, direction du chef, politique de pouvoir, règne de la terreur,
dynamiques mécanistes, incapacité à socialiser – tous ces traits fondamentaux
du fascisme existaient et existent dans le bolchevisme. Le fascisme n’est
qu’une simple copie du bolchevisme. Pour cette raison, la lutte contre le
fascisme doit commencer par la lutte contre le bolchevisme.
"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
lundi 12 avril 2021
OTTO RÜHLE : LA LUTTE CONTRE LE FASCISME COMMENCE PAR LA LUTTE CONTRE LE BOLCHÉVISME (1939)
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