n. f. (Il aurait,
selon Diez le sens de lisière, de liste, bande, bordure) Le bord d’un objet,
d'une chose, voilà sa lisière ; ainsi l'on parle de la lisière d'un champ,
d'une forêt, d'une étoffe. Et, par extension, ce terme désigne, au moral, la
partie soit initiale soit terminale du système philosophique, social,
religieux, politique ou autre ; dans le même sens, il s'applique au monde des
sentiments, des désirs, des passions, des habitudes de l'activité réfléchie :
on dira d'un homme qu'il est à la lisière de la sagesse ou de la folie ou du
crime. Mais ce vocable peut encore désigner les frontières que codes et
décalogues prétendent tracer entre le bien et le mal, entre ce qui est permis
et ce qui ne l'est pas. Singulière prétention qu'ont les autorités sociales et
religieuses ; une duperie de mots au demeurant. « Parce que les dirigeants
rêvaient de prestige ou de rapine, n'a-t-on pas vu récemment des millions
d'hommes s'entretuer, au nom de l'honneur national et de la liberté? Dans la
bouche des autorités qui commandent aux consciences, les ambitions de la Haute
Banque ne se transforment-elles pas chaque jour en devoir moral? Une savante
alchimie du langage suffit à rendre vertueuse une action coupable et mauvaise
une action généreuse : houille, fer, pétrole, acquièrent un prix surnaturel et
qui meurt pour leur conquête reçoit la couronne des héros ou des saints ; mais
c'est un affreux gredin celui qui sème, parmi les hommes, des idées de
fraternité. Comme le changement de couleur des verres de lunette modifie
l'aspect d'un objet, les louanges ou le blâme dont on les couvre, font varier
pour nous la physionomie d'un sentiment et d'une action » (Le Règne de
l'Envie). Tracer des lisières artificielles, qu'il est interdit de franchir,
s'avère le travail préféré des moralistes officiels, des législateurs, et aussi
des éducateurs que les pouvoirs publics chargent de préparer des générations
obéissantes et aveugles. Cette triste besogne, Stephen Mac Say en donne un
véridique et saisissant tableau dans La Laïque contre l'Enfant. « Il n'existe
pas, en dépit des tirades démocratiques, d'atelier laïque où se ferait
l'apprentissage de la liberté, mais des prisons dont les geôliers n'ont point
la licence de laisser grandes ouvertes les portes et se permettent tout juste
le risque d'allonger d'un « oubli » la promenade. Et si les instituteurs
abandonnent à l'entrée le fouet du dompteur et veulent, en grands frères,
éveiller un à un ces petits êtres, le désordre de la cage aura tôt fait de les
dénoncer à la vindicte des chefs... L'esprit ne peut se mouvoir que dans le
cadre fermé, exclusif, de cette salle de classe, milieu factice et claustral
qui comprime, refoule vers les sources, sous la pesée écrasante de son silence,
toute la vie bouillonnante qui entre... Enchaîner sous prétexte de délivrance
les instituteurs seront, qu'ils le veuillent ou non, les complices de ce
paradoxe criminel. Ils ne feraient pas impunément l'expérience de rendre cet essaim
vibrant à la vibrance du dehors. Et sont les programmes enjoignant, dans leur
détail même, les matières, stipulant les haltes permises, les insistances
nécessaires et ne souffrant pas qu'on porte atteinte au déroulement préconçu.
Et l'emploi du temps les secourt, fige la dernière élasticité, qui prescrit
jusque dans les heures de chaque jour la science obligée du répertoire immuable.
Les instituteurs n'auront guère entamé le code du savoir parce qu'ils auront
osé l'omission d'un passage plus nocif ou bousculé l'ordre du spectacle. Et ce
petit jeu de passe-passe et d'interversion n'ira pas loin d'ailleurs. Car toute
une hiérarchie de chefs est là qui surveille leurs évolutions. Ce sont d'abord
les directeurs dont ils ont à subir le contrôle immédiat et que, d'ordinaire,
l'âge et l'intérêt ne prédisposent guère à tolérer qu’on sorte de l’ornière.
Ensuite les inspecteurs primaires, les « commis-voyageurs en pédagogie », aux
apparitions espacées quelquefois mais dont la visite possible est toujours une
menace : les inspecteurs « chargés, disent les textes officiels, de renseigner
l’inspecteur d'Académie sur la façon dont les programmes, les règlements sont
appliqués et dont les divers enseignements sont dirigés ». Ils assistent à la
classe, questionnent les enfants - leurs interrogations portent sur l'ensemble
du programme. Et comme il leur faut un moyen de contrôle rapide, ils tablent sur
la quantité et se prononcent sur des apparences. C'est en effet sur les
réponses obtenues, sur l'aspect de l'école et l'attitude du maître qu'ils
étayent leurs rapports. Gare aux négligences, aux lacunes voulues, découvertes
ou soupçonnées, qu'au besoin même révélera l'élève! De l'impression
qu'emportent les inspecteurs dépend le jugement des hauts dignitaires.
L'avancement en est influencé, les récompenses en découlent... comme aussi le
blâme et la mise à l'index ». Pour étayer la vérité de ce qu'affirme Stephen
Mac Say, la « Fraternité Universitaire » pourrait sortir des dossiers
effroyables, relatant le martyre des éducateurs laïques qui voulurent faire
vibrer leur classe à l'ambiance des préoccupations les plus hautes de la
conscience humaine. En tous domaines, dans celui de la pensée comme de
l'activité sociale, ce ne sont que lisières, dressées intentionnellement par la
société afin de domestiquer les individus. Ne soyons pas étonnés que les
pouvoirs publics pourchassent tout esprit d’indépendance, même et surtout chez
les membres de l'enseignement... Mais nous ne pouvons, quant à nous, accepter
qu'on légitime les lisières qui retiennent les hommes en tutelle, de l'enfance
au tombeau : « Emile n'aura ni bourrelets, ni lisières » disait J.-J. Rousseau.
Mais l'éducation générale et les mœurs les tiennent prêts pour l'enfant dès sa
naissance. Il reprend avec eux le sentier de la tradition, de l'esclavage et de
l'impuissance. Des lisières sans nombre canalisent sa vie vers l'obédience et
l'esprit de groupe. Et tout se ligue autour de lui, tout conspire ensuite pour
l'y maintenir... Ecartons du jeune âge les lisières, ouvrons-lui les voies
fécondes de l'expérience et de la liberté, c'est la pressante besogne de ceux
que l’individualité soucie...
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