Le marxisme, pour nos érudits bourgeois, ne représente pas seulement une difficulté théorique et pratique au premier degré, mais en outre une difficulté théorique au second degré, une difficulté » épistémologique ». Il ne se laisse ranger dans aucun des tiroirs habituels du système des sciences bourgeoises ; et même si l’on ouvrait spécialement pour lui et ses proches compagnons un nouveau tiroir, appelé sociologie, on ne parviendrait pas à l’y faire tenir tranquille, et il ne cesserait d’aller se promener dans tous les autres. » « Economie », « philosophie », « histoire », « théorie du Droit et de « l’Etat », aucune de ces rubriques n’est capable de l’emprisonner, mais aucune non plus ne se sentirait à l’abri de ses incursions si l’on voulait l’enfermer dans une autre. Il lui manque en effet cette caractéristique que Karl Marx célébrait un jour comme « la racine de la morale et de la probité allemandes propres aux classes comme aux individus » : cet « égoïsme distingué qui revendique sa propre étroitesse d’esprit et en accepte volontiers le reproche ». Indépendamment de tout autre trait, l’on reconnaît qu’il est totalement étranger au « caractère allemand », ne serait-ce qu’à cette inconsistance bien velche qu’il oppose à toute tentative de classification, narguant même ainsi les plus éminents dignitaires de la république des lettres bourgeoises.
La raison de cette difficulté
insurmontable pour l’épistémologie bourgeoise, c’est simplement que le marxisme
ne peut être considéré comme une « science », même si l’on donne à ce terme la
plus large signification bourgeoise, comprenant jusqu’à la philosophie la plus
spéculative. Jusqu’à présent, l’on a appelé le socialisme et le communisme marxistes
socialisme « scientifique », pour l’opposer aux systèmes « critico-utopistes »
d’un Saint[1]Simon,
d’un Fourier, d’un Owen, etc.; et l’on a ainsi, pendant des années apporté un
soulagement indicible à l’honnête conscience petite bourgeoise de nombreux
sociaux-démocrates allemands ; mais ce beau rêve s’écroule pour peu que l’on
constate qu’au sens convenable et bourgeois du mot précisément, le marxisme n’a
jamais été une « science », et qu’il ne peut l’être, aussi longtemps qu’il,
reste fidèle à lui-même. Il n’est ni une « économie », ni une « philosophie »,
ni une « histoire », ni une quelconque autre « science humaine »
(Geisteswessenschaft) ou combinaison de ces sciences – ceci dit en se plaçant
au point de vue de « l’esprit scientifique » bourgeois. Bien plus, le principal
ouvrage économique de Marx est du début jusqu’à la fin une « critique » de
l’économie politique, comme le dit son sous-titre, et comme le confirme tout
son contenu; et il faut comprendre par-là une critique de l’économie politique
traditionnelle, prétendument « impartiale », en réalité purement « bourgeoise
», c’est-à-dire déterminée et entravée par des préjugés bourgeois; ceci
implique également que cette critique de l’économie bourgeoise résulte
manifestement du point de vue nouveau de la classe qui, seule parmi toutes les
classes existantes, n’a aucun intérêt au maintien des préjugés bourgeois, et
que ses conditions d’existence poussent au contraire de plus en plus à leur
destruction définitive, pratique et théorique. Et ce que l’on affirme de
l’économie marxiste n’est pas moins valable pour tous les autres éléments du
système de pensée marxiste, c’est-à-dire pour les doctrines que le marxisme
professe sur des questions que l’épistémologie bourgeoise classe
traditionnellement dans la philosophie, l’histoire ou une quelconque « science
humaine « . Dans ces parties de sa doctrine comme dans les autres, l’activité
de Marx ne se veut pas celle d’un » Hercule bâtisseur d’empires ». L’érudition
bourgeoise et semi – socialiste commet une erreur totale, quand elle présuppose
que le marxisme voulait établir une nouvelle « philosophie » a la place de
l’ancienne philosophie (bourgeoise), une nouvelle « historiographie » à la
place de l’ancienne historiographie (bourgeoise), une nouvelle « théorie du
Droit et de l’Etat » à la place de l’ancienne théorie (bourgeoise) du Droit et
de l’Etat, ou encore une nouvelle « sociologie » à la place de cet édifice
inachevé que l’épistémologie bourgeoise présente aujourd’hui comme » la »
science sociologique. Tout cela, la théorie marxiste n’y tend pas plus que ne
tend le mouvement politique et social du marxisme (dont elle représente
l’expression théorique) à remplacer l’ancien système des Etats bourgeois et les
membres qui le composent par de nouveaux « Etats » ou par un nouveau « système
d’Etats ». Ce que Karl Marx se propose, c’est la « critique » de la philosophie
bourgeoise, la « critique » de l’historiographie bourgeoise, la « critique » de
toutes les sciences humaines bourgeoises, en un mot la « critique » de
l’idéologie bourgeoise dans son ensemble, – et pour entreprendre cette critique
de « l’idéologie » comme celle de « l’économie » bourgeoises, il se place au
point de vue de la classe prolétarienne.
Tandis que la science et la
philosophie bourgeoises pourchassent le fantôme décevant de « l’objectivité »,
le marxisme renonce ainsi d’emblée, et dans toutes ses parties, à cette
illusion. Il ne peut pas être une science « pure » ou une philosophie « pure »,
mais bien critiquer « l’impureté » de toute science ou philosophie bourgeoise
connue, en démasquant impitoyablement ses « présupposés » dissimulés. Et cette
critique, à son tour, ne veut pas du tout être » pure » critique au sens
bourgeois du terme. Elle n’est pas entreprise pour elle-même de façon « objective
»; elle entretient au contraire la relation la plus étroite avec la lutte
pratique que mène la classe ouvrière pour sa libération, lutte dont elle sent
et se veut la simple expression théorique. Et partant, de même qu’elle se
distingue de toute science ou philosophie bourgeoise non-critique (dogmatique,
métaphysique ou spéculative), elle se distingue aussi radicalement de tout ce
que l’on appelait « critique » dans la science et la philosophie bourgeoises
traditionnelles, et dont la forme théorique la plus achevée se trouve dans la
philosophie critique de Kant.
Quel est donc ce point de vue
nouveau et particulier où s’est placé le marxisme, dans sa qualité «
d’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes qui existe
» M pour entreprendre et mener à bien sa « critique » de l’économie et de
l’idéologie de la bourgeoisie ? Pour le comprendre, il est nécessaire de se
faire une idée claire et distincte de la conception marxiste spécifique de
l’existence sociale, conception que ses partisans et ses adversaires désignent
habituellement comme « la conception matérialiste de l’histoire », selon une
expression qui ne convient pas exactement à toutes les tendances qu’elle
représente. Et c’est ici qu’il faut poser la question préalable : quelle relation
y a-t-il, dans le système d’ensemble du marxisme, entre les deux parties de sa
doctrine que nous avons distinguées, c’est-à-dire entre la critique de
l’économie et ce que nous avons appelé la critique de l’idéologie ? Remarquons
tout de suite qu’elles forment ensemble un tout indécomposable. Il est tout à
fait impossible de refuser les « théories économiques » du marxisme tout en
prenant une position de » marxiste « sur les questions politiques, juridiques,
historiques, sociologiques ou sur les autres questions extra-économiques. Et
l’inverse est tout aussi impossible, bien que des économistes bourgeois s’y
soient souvent essayés, qui ne pouvaient plus se dérober à la vérité des »
théories économiques » du marxisme : l’on ne peut se déclarer d’accord avec »
la critique de l’économie politique » de Marx, et vouloir en même temps refuser
les conséquences qui en découlent pour les problèmes politiques, juridiques,
etc.
La « critique de l’économie
politique » et la « critique de l’idéologie » de la classe bourgeoise
constituent donc, dans le système marxiste, un ensemble indivisible, dont
aucune partie ne peut être séparée des autres et posée pour elle-même. Leur
signification à l’intérieur de ce système est cependant très différente. On
s’en rend compte en considérant, entre autres choses, le traitement particulier
que Marx a réservé à chacune de ces parties dans celles de ces œuvres qui nous
sont parvenues. Karl Marx, qui dans sa période de jeunesse s’était lui-même
placé à un point de vue philosophique que l’on devrait qualifier de purement «
idéologique », selon sa propre terminologie ultérieure, n’est parvenu à s’en
libérer que par un long et difficile travail de réflexion. Entre la période de
jeunesse et la période de maturité de son activité créatrice se place un long
travail « d’édification personnelle ». Grâce à quoi il s’est si radicalement
libéré de toute idéologie qu’il n’a plus accordé, dans ses périodes
ultérieures, que des remarques occasionnelles à la « critique de l’idéologie »,
son intérêt se portant de plus en plus sur la « critique de l’économie
politique « . Il a ainsi accompli son œuvre en commençant par la « critique de
l’idéologie « , où il a découvert son nouveau point de vue matérialiste, et en
appliquant ensuite celui-ci d’une manière extrêmement féconde dans tous les
domaines, quand l’occasion s’en présentait, ne l’exploitant cependant jusqu’à
ses dernières conséquences que dans le domaine qu’il jugeait le plus important
: celui de l’économie politique. Ces divers stades du développement de Marx
sont parfaitement marqués dans ses ouvrages. La seconde et plus importante
période de sa production commence avec la « Critique de la philosophie du Droit
de Hegel » (1843-44), inspirée par la critique de la religion qu’avait faite
Feuerbach, et quelques années plus tard, Marx compose encore, avec le concours
de son ami Engels, « deux forts volumes in-octavo », consacrés à l’ensemble de
la philosophie post-hégélienne en Allemagne. Cependant, il renonce déjà à
publier ce second ouvrage et d’une façon générale, entré dès lors dans sa
période de maturité, il n’accorde plus grande valeur à l’exécution d’une
critique détaillée de l’idéologie. Au lieu de cela, il consacre désormais
toutes ses forces à l’investigation critique du domaine économique, dans lequel
il a découvert le pivot réel de tous les mouvements socio-historiques. Et ici,
il mène sa tâche « critique » jusqu’à son terme. Il a critiqué l’économie
politique traditionnelle de la classe bourgeoise d’une manière non seulement
négative, mais aussi positive, en opposant à « l’économie politique de la
propriété », « l’économie politique de la classe ouvrière », pour reprendre une
de ses expressions favorites. Dans l’économie politique de la classe possédante
bourgeoise, la propriété privée domine (même théoriquement), toute la richesse
sociale, le travail mort accumulé dans le passé domine le travail vivant du
présent. Inversement, dans l’économie politique du prolétariat, ainsi que dans
son « expression théorique », le système économique du marxisme, la « société »
(Sozietät) domine son produit, c’est-à-dire que le travail vivant domine
l’accumulation du travail mort ou « capital ». Là se trouve selon Marx le pivot
autour duquel doit s’articuler le bouleversement prochain du monde ; c’est donc
là aussi que doit se centrer, sur le plan théorique, une confrontation «
radicale », c’est-à-dire « prenant les choses à la racine » (Marx), entre la
science et la philosophie bourgeoises et les idées nouvelles que forge la
classe ouvrière en avançant vers sa libération. Si l’on saisit tout cela en
profondeur, on comprend aisément tous les autres bouleversements, c’est-à-dire
ceux qui s’opèrent dans tous les domaines idéologiques. Quand s’approche
l’heure de l’action historique, toute critique « idéologique » du passé ne peut
apparaître que comme une forme primaire de la connaissance à laquelle est lié
finalement, dans sa réalisation pratique, le renversement du monde historique.
C’est seulement en considérant rétrospectivement le développement historique de
la conscience révolutionnaire de notre époque, que nous pouvons dire que « la
critique de la religion a été la condition préalable de toute critique ». Si
nous regardons devant nous, nous voyons au contraire que la lutte contre la
religion n’est que médiatement lutte contre le monde dont la religion est «
l’arôme spirituel ». Si nous voulons en arriver à l’action historique réelle,
il s’agit donc de transformer la « critique du ciel » en une « critique de la
terre ». Et ce n’est un premier pas dans cette voie que de transformer la «
critique de la religion » en une « critique du Droit « , la « critique de la
théologie », en une « critique de la politique ». En tout cela, nous ne
saisissons toujours que « l’autre face » de l’être humain, nous ne saisissons
pas encore sa « réalité » véritable, ni « la question proprement terrestre dans
sa grandeur naturelle ». Il nous faut pour cela chercher l’adversaire sur le
terrain de toutes ses activités réelles en même temps que de toutes ses
illusions : l’économie, la production matérielle. Toute critique de la
religion, de la philosophie, de l’histoire, de la politique et du Droit doit
donc reposer en dernière analyse sur la critique la plus « radicale » de toutes
: celle de l’économie politique [Les citations des phrases précédentes sont
empruntées à l’article « Débats sur la loi réprimant les vois de bois », à la
Correspondance Marx-Ruge-Feuerbach-Bakounine, et à la Critique de la
philosophie du Droit de Hegel (Nachlass, t. 1, Œuvres philosophiques, Ed.
Costes, t. I et t. V).].
Dans le système critique du
marxisme, « l’économie politique » occupe donc une position fondamentale (les
bourgeois diraient qu’elle est la « science fondamentale » du marxisme !); par
conséquent, il n’est nullement besoin, pour fonder théoriquement le marxisme,
de faire une critique détaillée de la science juridique et politique, de
l’historiographie et des autres « idéologies » bourgeoises, qui débouchent sur
une nouvelle science marxiste du Droit et de l’Etat. Les épigones de Marx, qui
se rangent eux-mêmes parmi les « marxistes orthodoxes », s’égarent
complètement, quand ils ressentent, comme Renner en Autriche ou Cunow en
Allemagne, l’irrépressible besoin de « compléter » l’économie politique du
marxisme par une doctrine sociale ou une sociologie marxiste fabriquée de
toutes pièces. Le système marxiste se passe aussi bien de ce complément que
d’une « philologie » ou d’une « mathématique » marxistes. Le contenu des
systèmes mathématiques est, lui aussi, conditionné historiquement, socialement,
économiquement, et pratiquement – et il est significatif ici que cela soulève
aujourd’hui beaucoup moins de discussions que tant d’autres domaines,
incomparablement plus terrestres, du savoir humain ; il ne fait aucun doute
qu’avant, pendant et surtout après ce renversement imminent du monde
socio-historique, les mathématiques connaîtront elles aussi’ un bouleversement
» plus ou moins rapide ». La valeur de la conception matérialiste de l’histoire
et de la société s’étend donc jusqu’aux mathématiques. Il serait cependant
ridicule que, s’appuyant sur sa connaissance approfondie des réalités
économiques, historiques et sociales, qui déterminent aussi » en dernière
instance » le développement passé et futur de la science mathématique, un «
marxiste » prétendît pour sa part être en mesure d’opposer une nouvelle
mathématique « marxiste » aux systèmes que les mathématiciens ont
laborieusement édifiés au cours des siècles. C’est bien pourtant ce que Renner
et Cunow ont tenté de faire, avec des moyens tout à fait insuffisants, dans
certains autres domaines scientifiques (dans le domaine pareillement séculaire
de la « science juridique », et dans celui d’une science « bourgeoise »
récente, la « sociologie » !). C’est aussi ce que tentent d’innombrables
pseudo-marxistes, qui s’imaginent, Par la répétition monotone de leur
profession de foi marxiste, ajouter quelque chose de neuf aux résultats
positifs de la recherche historique ou de la philosophie ou de toute autre
science de la nature ou de l’esprit. Jamais un Karl Marx et un Friedrich Engels
n’ont nourri des idées aussi insensées et délirantes, eux qui, dans plus d’un
domaine scientifique, maîtrisaient les connaissances de leur temps d’une façon
vraiment encyclopédique. Ils laissaient cela aux Dühring et consorts d’hier et
de toujours. A l’égard de toutes les sciences qui excédaient leur spécialité
économique et les recherches philosophiques et sociales qui la touchent de
près, ils se limitaient strictement quant à eux, à une critique radicale, non
pas de leurs résultats positifs, mais du point de vue bourgeois qui irradie
jusque dans ces sphères » spirituelles ». C’est précisément dans la mise à jour
de ces radiations les plus ténues qu’ils font preuve d’un génie sans équivalent
chez aucun autre savant, et que l’on ne rencontre que chez certains poètes.
Pour atteindre ce but, il leur était indispensable de pénétrer avant dans les
méthodes et l’objet des sciences considérées ; et il est évident que de tels
cerveaux ne pouvaient manquer à cette occasion de faire certaines découvertes
positives, même dans les domaines aussi éloignés de leur spécialité
sociologico-économique. Tel n’était pourtant pas le but poursuivi. Ce but était
uniquement de pourchasser le point de vue bourgeois, contre lequel ils
luttaient, de ses bases économiques jusque dans ses ramifications «
idéologiques » les plus fines, et d’engager avec lui, dans ses derniers
réduits, le combat de la critique.
Cet examen nous a permis de
reconnaître, en même temps que l’unité interne du système de pensée de Marx, la
signification particulière que chacun de ses éléments reçoit au sein de
l’ensemble. C’est par la critique de l’idéologie traditionnelle que Karl Marx a
élaboré son point de vue « matérialiste », qui lui a montré dans le facteur
économique ou dans « l’économie politique » le facteur fondamental et
déterminant de l’existence sociale et historique de l’homme. Il s’est ensuite
attaché, dans ce domaine fondamental, à développer jusque dans ses dernières
conséquences la critique des idées bourgeoises traditionnelles. Dans sa
dernière période, le combat qu’il menait contre l’idéologie bourgeoise s’est
poursuivi lui aussi, pour l’essentiel, dans ce domaine ; car c’est là, dans le
fondement dernier de la conception bourgeoise de la société, que s’enracinent
toutes les idéologies bourgeoises. En revanche, il ne s’est plus dès lors livré
à l’examen critique de l’idéologie dans les autres sphères de l’existence
sociale et historique qu’occasionnellement, dans quelques rares écrits de forme
extrêmement condensée et achevée, mais de portée réduite en apparence. Cette
cohérence interne du système de pensée de Marx montre aussi indirectement tout
ce qu’il y a d’absurde à se plaindre, comme on le fait d’une façon aussi
émouvante que fréquente, que Marx n’ait pas donné, comme pour son » économie
politique » un exposé détaillé, dans un ouvrage spécial, de ses conceptions
philosophiques, c’est-à-dire du point de vue et de la méthode de sa nouvelle
conception (matérialiste » de la société et de l’histoire. En fait, Karl Marx
nous a présenté avec toute la précision désirable, en action, pourrait-on dire,
ses idées « matérialistes » et toutes leurs conséquences dans ses ouvrages, et
surtout dans son œuvre principale Le Capital ; et il nous a ainsi révélé
l’essence de sa conception beaucoup plus clairement que n’aurait pu le faire un
exposé théorique. En particulier la signification du Capital n’est pas du tout
limitée au domaine de « l’économique » exclusivement. Karl Marx n’y a pas
seulement critiqué à fond l’économie politique de la classe bourgeoise, mais en
même temps toutes les autres idéologies bourgeoises qui dérivent de cette
idéologie économique fondamentale. En montrant comment la philosophie et la
science bourgeoises étaient conditionnées par l’idéologie économique, il a en même
temps frappé au cœur leur principe idéologique de la façon la plus décisive.
Face à « l’économie politique » de la bourgeoisie, il ne s’est pas contenté
d’une critique purement négative ; sans jamais abandonner totalement le,
terrain de la critique purement négative; sans jamais abandonner totalement le
terrain de la critique, il a en outre opposé à cette économie un système
complet : l’économie politique de la classe ouvrière; de la même façon, en même
temps qu’il réfutait le principe « idéologique » de la philosophie et de la
science bourgeoises, il leur opposait le nouveau point de vue et la nouvelle
méthode de la conception « matérialiste » de la classe ouvrière sur l’histoire
et la société, conception qu’il avait élaborée avec le concours de son ami Friedrich
Engels. En ce sens, on trouve dans le système théorique de Karl Marx une «
science », la science nouvelle de l’économie marxiste, comme aussi une «
philosophie », la nouvelle conception matérialiste, qui affirme la liaison de
tous les phénomènes historiques et sociaux; or, ceci semble contredire ce que
nous affirmions au début; la contradiction n’est pourtant qu’apparente, et nous
ne pouvions pas l’empêcher d’apparaître, car tout ne peut être dit en une fois.
C’est qu’en réalité, quand nous parlons, dans la doctrine marxiste, de son «
économie » ou de sa « philosophie », il ne s’agit plus d’une science ou d’une
philosophie dans le sens bourgeois traditionnel de ces mots. Certes, la «
doctrine économique du marxisme », ainsi que son principe général, » la
conception matérialiste de l’histoire », retiennent encore, pour une part,
quelque chose d’analogue à la science et à la philosophie bourgeoises. Elles ne
peuvent mener à bien la réfutation et le dépassement de celles-ci sans rester
elles-mêmes, par un certain côté, science et philosophie. Mais par un autre
côté, elles se situent déjà bien au-delà de l’horizon de la science et de la
philosophie bourgeoise. Il en va ici comme pour l’Etat : lorsque le combat
politique et social du prolétariat lui aura permis de conquérir et de renverser
l’Etat bourgeois, le régime conservera encore, par un certain côté, le
caractère d’un « Etat » (au sens actuel du mot), et par un autre côté, n’étant
qu’une transition vers la société communiste future, sans classes et par suite
sans Etat, il ne sera plus tout à fait un « Etat », mais déjà quelque chose de
supérieur.
Cette comparaison, ainsi
d’ailleurs que tout notre exposé sur l’essence de la doctrine de Marx, seront
probablement peu éclairants au premier abord pour celui qui n’a pas pénétré
plus avant dans cette doctrine. L’on nous demande de présenter la « conception
matérialiste de l’histoire », et nos premières déclarations se tiennent déjà
tout entières sur le terrain de cette nouvelle conception marxiste, et par conséquent
la présupposent. Nous tenons cependant que cette voie, pour impraticable
qu’elle paraisse d’abord, est la seule qui conduise à une compréhension
véritable du point de vue nouveau et particulier de Karl Marx. Ainsi Hegel,
dans sa Phénoménologie de l’Esprit, demande à la conscience de l’individu de se
fier d’emblée à lui et à sa méthode « dialectique », même si cette méthode de
pensée lui parait d’abord une tentative analogue à celle de « marcher sur la
tête » ; pareillement, celui qui veut arriver à une compréhension véritable de
la méthode de Marx, de la « dialectique matérialiste », doit lui accorder
pendant un temps une confiance immédiate, pour autant qu’il est en mesure de le
faire. Aucun maître-nageur ne peut apprendre à nager à quelqu’un qui refuse
d’entrer dans l’eau avant de savoir nager. Karl Marx lui-même, dans le Capital
et les autres ouvrages de sa maturité, agit toujours de telle sorte que le
point de vue matérialiste que ces ouvrages doivent servir à développer et à
approfondir s’y trouve déjà sous-entendu. C’est le cas pour la Critique de
l’économie politique, mais aussi bien pour sa critique de toute science et de
toute philosophie bourgeoise, ce que nous avons appelé la « critique de
l’idéologie » au sens marxien du terme. Et dans tous les écrits de Marx, on
trouve en tout et pour tout un seul passage où il se soit efforcé de
circonscrire explicitement et complètement le point de vue particulier qui fut
le sien depuis le milieu des années 1840. Ce passage, dont chaque mot doit être
lu, relu et soigneusement pesé, si l’on veut assimiler vraiment la
signification de ces quelques phrases extrêmement condensées, se trouve dans
l’Avant-Propos de la Critique de l’économie politique de 1859. Avec l’énergique
clarté qui caractérise son style, Marx nous donne ici, sur la marche de ses
études d’économie politique, quelques courtes « indications » qui se rapportent
d’abord, à sa spécialité universitaire et à sa brève activité de journaliste.
Celle-ci le mit dans « l’obligation embarrassante » de dire son mot sur » ce
qu’on appelle terrible déchirement intérieur, à rompre avec le point de vue
qu’il avait soutenu jusqu’alors et qui, pour l’essentiel, était celui de
l’idéalisme hégélien. Son journal fut interdit par la censure quelques mois
après qu’il en fut devenu le, rédacteur, et il saisit » avec empressement »
cette occasion pour quitter la scène publique et » se retirer dans son cabinet
d’études » afin d’y résoudre ses doutes.
« Pour résoudre les doutes qui
m’assaillent, j’entrepris un premier travail, une révision critique de la
philosophie du droit de Hegel. J’en publiai l’introduction dans les Deutsch –
Französische Jahrbücher, publiés à Paris en 1844. Mes recherches aboutirent au
résultat que voici : « Les rapports juridiques, pas plus que les formes de
l’Etat, ne peuvent s’expliquer ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution
générale de l’esprit humain ; bien plutôt, ils prennent leurs racines dans les
conditions matérielles de la vie que Hegel, à l’exemple des Anglais et des
Français du XVIIIe siècle, comprend dans leur ensemble sous le nom de « société
civile »; et c’est dans l’économie politique qu’il convient de chercher
l’anatomie de la société civile. J’avais commencé l’étude de cette science à
Paris et je la continuais à Bruxelles, où j’avais émigré par suite d’un arrêté
d’expulsion signé de M. Guizot. Voici, en peu de mots, le résultat général
auquel j’arrivai et qui, une fois obtenu, me servit de fil conducteur dans mes
études. « Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des
rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports
de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces
productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure
économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice
juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la
conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en
général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce
n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au
contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. A un certain
degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société
entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les
rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui
n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des
forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors
commence une ère de révolution sociale. Le changement dans les fondations
économiques s’accompagne d’un bouleversement- plus ou moins rapide dans tout
cet énorme édifice. Quand on considère ces bouleversements, il faut toujours
distinguer deux ordres de choses. Il y a le bouleversement matériel des
conditions de production économique. On doit le constater dans l’esprit de
rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques,
religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans
lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu’au
bout. On ne juge pas une époque de révolution d’après la conscience qu’elle a
d’elle-même. Cette conscience s’expliquera plutôt par les contrariétés de la
vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives sociales et
les rapports de production. Jamais une société n’expire, avant que ne soient
développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour
contenir; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place,
avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans
le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se propose
jamais que les tâches qu’elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on
verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa
réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se créer. Réduits à leurs
grandes lignes, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois
moderne apparaissent comme des époques progressives de la formation économique
de la société. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme
antagonique du procès social de la production. Il n’est pas question ici d’un
antagonisme individuel ; nous l’entendons bien plutôt comme le produit des
conditions sociales de l’existence des individus; mais les forces productives
qui se développent au sein de la société bourgeoise créent dans le même temps
les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système
social c’est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt ».
Ces quelques phrases
renferment, exprimés avec toute la clarté et la précision désirables, le tracé
et les éléments de ce qu’il convient d’entendre par « conception matérialiste
de la société et de l’histoire ». Mais on ne tente en aucune façon d’étayer ces
assertions sur une quelconque démonstration ; on ne signale pas non plus
l’essentiel des conséquences théoriques et pratiques qu’elles entraînent, pour
permettre au lecteur qui n’aurait pas lu les principales œuvres de Marx de
saisir leur signification ; enfin, aucune précaution n’est prise pour éviter
les méprises que ces phrases, dans leur fond comme dans leur forme, favorisent
dans une certaine mesure. Car pour l’objectif immédiat que Marx se proposait
dans ces courtes « indications », de tels compléments seraient superflus. Il
montre au lecteur de quel » fil conducteur » il s’est servi dans ses recherches
économiques et sociales. Et Marx n’avait évidemment qu’un seul moyen de
démontrer théoriquement que sa méthode était « adéquate » : c’était de
l’appliquer à un domaine donné de la recherche scientifique, en particulier à
l’examen des faits « d’économie politique ». Friedrich Engels, dans un
semblable propos, citait le proverbe anglais : the proof the pudding is in the
eating [Cf. Engels, Introduction de l’édition anglaise de Socialisme utopique
et socialisme scientifique, 1892 / Ed. Sociales, p. 20]. Ce n’est pas une
discussion théorique plus ou moins confuse qui peut montrer si une méthode
scientifique est correcte ou non ; seule peut en décider la mise à l’épreuve «
pratique », pour ainsi dire, de cette méthode. Comme Marx le souligne expressément,
l’on ne doit pas chercher dans ces phrases, telles qu’elles se présentent,
autre chose qu’un » fil conducteur » pour l’étude des données empiriques
c’est-à-dire historiques) de l’existence sociale de l’homme. Par la suite, Marx
s’en est pris plus d’une fois à ceux qui voulaient à tort y voir davantage.
Mais, naturellement, il y a derrière ces phrases plus que ce qu’elles expriment
immédiatement. Nous n’en saisissons pas tout le sens si nous n’y voyons que
l’énoncé hypothétique d’un « principe heuristique ». Elles contiennent
l’essentiel de ce que Marx a déjà dit et dira plus tard, et l’on y trouve même
ce qui mérite, plus qu’aucune des prétendues « philosophies » que l’époque
bourgeoise moderne a produites, le titre de « vision philosophique » du monde.
En effet, la séparation très tranchée entre la théorie et la praxis qui
caractérise justement cette époque, et que la philosophie de l’Antiquité et du
Moyen Age n’avait pas connue, se voit ici, pour la première fois de nos jours,
complètement surmontée; après qu’Hegel l’eut préparé en élaborant sa méthode «
dialectique ». Nous avons cité plus haut quelques mots d’un célèbre passage du
Manifeste communiste qui concerne la signification des « conceptions théoriques
» dans le système communiste marxiste : » les conceptions théoriques des
communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou
découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu’exprimer, en
termes généraux, les conditions réelles d’une lutte de classe qui existe, d’un
mouvement historique qui se déroule sous nos yeux ». C’est là l’exacte
antithèse de l’idéologie bourgeoise; celle-ci pose les principes et les idéaux
théoriques dans leur autonomie, essences idéales qui ont valeur en soi, face à
la réalité commune, terrestre et matérielles, de sorte que le monde peut être
réformé grâce à l’idée qui lui reste extérieure. Ces paroles de Marx trouvent
leur justification la plus précise et la plus détaillée dans les XI Thèses sur
Feuerbach, écrites en 1845 pour son « édification personnelle », et que
Friedrich Engels fit connaître par la suite dans un appendice à l’un de ses
propres écrits philosophiques (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie
classique allemande, 1888). Ces XI Thèses du jeune Marx contiennent bien plus
que le « germe génial de la nouvelle conception du monde » qui y est déposé
selon les termes d’Engels. On y trouve, exprimée dans une audacieuse rigueur et
dans une lumineuse clarté, toute la conception philosophique fondamentale du
marxisme. Sous ces onze coups savamment dirigés, nous voyons s’effriter peu à
peu tous les détails qui soutenaient la philosophie bourgeoise. Marx ne
s’arrête pas un instant au dualisme ordinaire de la pensée et de l’être, de la
volonté et de l’action, dualisme qui caractérise encore aujourd’hui la
philosophie vulgaire de l’époque bourgeoise. Il entreprend immédiatement la
critique des deux grands groupes de systèmes philosophiques qui avaient déjà
réalisé, au sein du monde bourgeois, un dépassement apparent de ce dualisme :
le système du « matérialisme » culminant chez Feuerbach d’une part et le
système de « l’idéalisme » de Kant-Fichte-Hegel d’autre part. Tous deux se
trouvent démasqués dans leur caractère trompeur ; à leur place surgit le
nouveau matérialisme qui dissipe d’un seul coup tous les mystères de la
théorie, en replaçant l’homme, être à la fois pensant et agissant, dans le
monde lui-même, et en saisissant alors l’objectivité du monde tout entier comme
le « produit » de « l’activité » de « l’homme socialisé » (vergeseffschafteten).
Ce tournant philosophique décisif s’exprime de la façon la plus concise et la
plus significative dans la Thèse VIII : « Toute vie sociale est essentiellement
pratique. Tous les mystères qui entraînent la théorie au mysticisme trouvent leur
solution rationnelle dans la pratique humaine et dans l’intelligence de cette
pratique ».
Si nous voulons comprendre
tout ce qu’il y a de vraiment nouveau dans cette conception de Marx, nous
devons donc prendre conscience de ce qui la distingue d’une part, de «
l’idéalisme », d’autre part du « matérialisme » qui la précèdent. Alors que «
l’idéalisme », même dans la philosophie hégélienne de l’identité, retient
toujours de façon très visible « l’au-delà » comme moment principal, le «
matérialisme » de Marx se place, lui, sur le terrain d’un « en-deçà »
pleinement achevé : non seulement tous les « idéaux » éthico-pratiques, mais
aussi bien toutes les « vérités » théoriques sont pour Marx de nature
strictement terrestre. Que les dieux éternels prennent soin des vérités divines
et éternelles. Toutes les vérités auxquelles nous, personnes terrestres, avons
jamais eu et aurons jamais affaire, sont de cette même nature terrestre; elles
sont par suite soumises, sans aucun privilège, à la « caducité » ainsi qu’à toutes
les autres prétendues « insuffisances » des phénomènes terrestres. Mais,
d’autre part, et contrairement à ce qu’imaginait le plus souvent l’ancien «
matérialisme », rien dans le monde de l’homme n’est un être mort, un jeu
aveugle de forces inconscientes et de matière déplacée. Les « vérités » pas
plus que le reste. Toutes les « vérités » humaines sont bien plutôt, comme
l’homme lui-même qui les pense, un produit, et un produit humain, à la
différence ce que l’on appelle les purs « produits de la nature » (qui, en tant
que « naturels », ne peuvent être des « produits » au sens propre !). Elles
sont donc, en termes plus précis, un produit social, engendré, en même temps
que d’autres produits de l’activité humaine, par les efforts collectifs et la
division du travail, dans les conditions naturelles et sociales de production
que renferme une époque donnée de l’histoire de la nature et de l’histoire
humaine.
Nous tenons maintenant la clef
de toute la » conception matérialiste de la société » de Karl Marx. Tous les
phénomènes du monde réel où se déroule notre existence d’êtres pensants et
d’êtres agissants, ou d’êtres à la fois pensants et agissants, se divisent en
deux groupes principaux : d’un côté, nous appartenons, nous et tout ce qui
existe, à un monde que nous pouvons considérer comme « la nature », un monde «
non-humain », totalement indépendant de notre pensée, de notre volonté et de
notre action. D’un autre côté, en tant qu’êtres capables de pensée, de volonté
et d’action, nous sommes aussi dans un mode sur lequel nous exerçons une
activité pratique, et dont nous éprouvons les effets pratiques, partant, un
monde que nous pouvons considérer essentiellement comme notre produit, et dont
nous sommes, tout autant, le produit. Toutefois, ces deux mondes, le monde
naturel et le monde de la pratique historique et sociale, n’existent point
séparément, ils n’en forment en réalité qu’un seul : leur unité vient de ce
qu’ils sont tous deux enveloppés dans l’existence passive – active des êtres
humains, qui reproduisent et développent continuellement, parleur activité
collective et leur pensée, dans le cadre de la division du travail leur réalité
dans son ensemble. Mais le lien de ces deux mondes ne peut résider autre part
que dans l’économie, plus exactement dans la « production matérielle ». Marx le
dit expressément dans une « Introduction générale » à son économie critique
[Cf. cette « Introduction » qui nous donne l’aperçu le plus profond sur les
prémisses des recherches de Marx, parue pour la première fois dans la Neue
Zeit, XXI, t. 1, p. 710 (cf. Marx, Edition de la Pléiade, p. 235).] « ébauchée
» en 1857, toujours pour son édification personnelle : la vie théorique et
sociale de l’homme se constitue, se renouvelle et se développe sous
l’interaction de multiples facteurs, et parmi tous ceux-ci, le procès de
production matérielle est le facteur qui les « relie » tous les uns aux autres
et les organise en une unité réelle.
Ludwig Woltmann, anthropologue
politique, philosophe kantien et socialiste révisionniste, distingue, dans son
ouvrage consacré au Matérialisme historique [P. Michels Verlag, Düsseldorf,
1900. Parmi les travaux de langue allemande sur les fondements philosophiques
du marxisme, celui-ci est de loin le meilleur à ce jour, en dépit de la
position erronée que nous critiquons.], six aspects différents du matérialisme,
qui doivent tous, selon lui, être considérés comme des parties intégrantes du «
marxisme comme vision du monde ». Il déclare (p. 6) : « Le marxisme, comme
vision du monde » représente, dans ses traits généraux, le système le plus
achevé du matérialisme. Il comprend : 1. Le matérialisme dialectique, qui
examine les principes gnoséologiques généraux régissant les relations de l’être
et de la pensée. 2. Le matérialisme philosophique, qui résout les problèmes de
la relation entre l’esprit et la matière, dans le sens pratique de la science
moderne. 3. Le matérialisme biologique de l’évolutionnisme naturaliste dérivé
de Darwin. 4. Le matérialisme géographique ; il montre que l’histoire
culturelle de l’homme est sous la dépendance de la configuration géographique
et du milieu physique où la société évolue. 5. Le matérialisme économique, qui
met à jour l’influence des rapports économiques, des forces productives et de
l’état de la technique sur le développement social et intellectuel. Il
constitue, avec le matérialisme géographique, la conception matérialisme de
l’histoire, au sens restreint. 6. Le matérialisme éthique, qui signifie la
rupture radicale avec toutes les représentations religieuses de l’au-delà, et
replace dans la réalité terrestre toutes les fins et toutes les énergies de la
vie et de l’histoire » [Il est surprenant que Woltmann, dans le paragraphe 1,
présente le simple « examen » des relations de l’être et de la pensée comme
étant déjà un « matérialisme » (le matérialisme dialectique 1). Il aurait dû
dire à peu près : le matérialisme dialectique (ou la dialectique matérialiste),
qui, contrairement à l’idéalisme dialectique ou la dialectique idéaliste) de
Hegel, conçoit la pensée et l’être comme les moments d’une unité dans laquelle
ce n’est pas la pensée qui détermine l’être, mais l’être qui détermine la
pensée. Si Woltmann évite ici de prendre une position précise, cela tient à son
attitude gnoséologique kantienne que nous discutons.].
On peut tout à fait accorder à
Woltmann que le marxisme entretient une certaine relation, plus ou moins
immédiate, avec tous ces aspects du matérialisme. Mais il ne les contient pas
tous en tant qu’éléments nécessaires de son essence. La « conception matérialiste
de la société et de l’histoire » de Marx ne renferme effectivement que les deux
derniers aspects du matérialisme distingués par Woltmann. Le matérialisme de
Marx est bien un matérialiste « éthique », dans le sens où Woltmann prend ce
moi. Il n’a donc rien de commun avec cette attitude éthique dans laquelle «
l’intérêt privé se considère comme le but final du monde », et que Marx
stigmatisait dans un écrit de jeunesse (« La loi sur les vols des bois »,
Œuvres philosophiques,Ed. Costes, t. V, p. 184) du nom de « matérialisme
dépravé ». Cette sorte de « matérialisme » éthique, le marxisme l’abandonne aux
représentants de la conception bourgeoise du monde et de cette morale
mercantile que glorifiait encore tout récemment un organe capitaliste, dans les
termes suivants : « Le commerçant qui, pris d’une fausse timidité devant le
gain excessif né d’une heureuse spéculation, en abandonnerait volontairement
une partie, affaiblirait par là même sa propre force de résistance à des pertes
futures, et sa façon d’agir serait économiquement absurde sans être morale le
moins du monde » (Deutsche Bergwerkszeitung, éditorial du 23-3-1922).
A l’opposé de ce «
matérialisme éthique » de la classe capitaliste, le « matérialisme éthique » de
la classe ouvrière signifie essentiellement, comme le signale Woltmann, la
rupture radicale avec toutes les représentations de l’au-delà ; et sous ce
terme, il ne faut pas seulement comprendre les représentations proprement,
expressément et consciemment « religieuses », mais également, et Woltmann,
kantien, ne l’a pas suffisamment reconnu, toutes les représentations qui les
ont remplacées dans la philosophie des lumières et plus tard dans la
philosophie idéaliste critique : par exemple, l’idée d’une pure législation de
la raison, s’exprimant dans l’impératif catégorique.
Finalement, l’on trouvera ici
encore bien davantage, comme nous le verrons de plus près, si l’on consomme
vraiment cette rupture « radicale » avec « toutes » les représentations de l’au[1]delà,
et si l’on se tourne « complètement » vers la réalité terrestre ; outre les
idées et les idéaux éthiques, pratiques, de la religion et de la morale
bourgeoise dualiste, appartiennent également à l’au-delà les vérités de la
connaissance théorique, aussi longtemps que l’on croit à l’existence de vérités
« en soi », « éternelles », impérissables et immuables, que la science et la
philosophie auraient pour mission de rechercher et qui, une fois découvertes,
resteraient acquises sous une forme définitive. Tout cela n’est qu’un rêve, et
pas même un beau rêve, car une idée immuable, invariable, ne serait plus
susceptible d’aucun développement. De telles idées n’ont d’intérêt que pour une
classe rassasiée, qui se sent à son aise et se voit confirmée dans la situation
présente. Elles ne valent rien pour une classe qui lutte et s’efforce de
progresser, et que la situation atteinte laisse nécessairement insatisfaite.
En second lieu, le
matérialisme marxiste est bien un « matérialisme économique ». Le lien entre
l’évolution naturelle et l’évolution de la société humaine, c’est pour lui le
processus économique conçu comme « production matérielle », grâce auquel les
hommes reproduisent et développent continuellement leurs moyens d’existence, et
partant leur existence même ainsi que tout son contenu. Au regard de cette «
réalité » d’importance primordiale, tous les autres phénomènes de l’existence
historique, sociale et pratique, qui comprend également l’existence «
spirituelle », apparaissent comme ayant, non certes une moindre réalité, mais
une moindre influence sur le développement de l’ensemble. Dans l’édifice de la
vie sociale, ils ne forment, pour reprendre une image de Marx, que la
superstructure, tandis que la base de cet édifice est formée par « la structure
économique » propre à la société considérée. Cependant, l’anthropologue
Woltmann, se plaçant au point de vue des « sciences de la nature », et non des
« sciences sociales », n’a pas raison d’ajouter que « le matérialisme
géographique et le matérialisme économique » constituent seulement « ensemble »
la « conception matérialiste de l’histoire au sens restreint ». Si l’on veut
distinguer un sens « étroit » d’un sens « large », c’est certainement d’après
Marx lui-même qu’il faut définir son propre matérialisme au sens étroit, au
regard de ce qui n’est plus un « matérialisme » qu’au sens large, c’est-à-dire
qu’il faut distinguer le matérialisme marxiste, conception matérialiste de
l’existence « socio[1]historique
», du matérialisme « naturaliste » que Marx et Engels dénonçaient [Cf. dans le
dernier chapitre de l’introduction générale à la Critique de l’Economie
politique, le paragraphe 4 qui est caractéristique (Edition de la Pléiade, p.
264). Dans le Capital, Marx parle de façon plus précise de l’insuffisance du «
matérialisme abstrait des sciences naturelles » qui ne fait aucun cas du «
développement historique »; à cette méthode, il oppose « la seule méthode
matérialiste, par conséquent scientifique », celle qui ne se contente pas de
ramener, par analyse, les formes et le contenu des phénomènes « sociaux » et «
spirituels » de l’existence historique à leur » noyau terrestre », mais qui
montre aussi, par une voie inverse, leur développement à partir des «
conditions réelles » de la vie » (Le Capital, Edition de la Pléiade, p. 915).].
Le facteur géographique, comme le facteur biologique et tous les autres
facteurs « naturels » qui peuvent influer sur le développement historique de la
société restent donc en-dehors de la « conception matérialiste de l’histoire au
sens étroit ». Cette vérité, obscurcie par Woltmann et bien d’autres qui ont
parlé de la Conception matérialiste de l’histoire de Marx, doit s’imposer à
quiconque se donne la peine de pénétrer librement dans les écrits de Marx. Tout
comme Hegel. Herder, et bon nombre d’autres philosophes, historiens, poètes et
sociologues des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, Karl Marx tient pour capitale
l’influence des facteurs naturels, physiques ou autres sur le développement de
la société. Celle-ci n’est évidemment pas à ses yeux quelque chose d’extérieur
ou de supérieur à la « nature » ; par exemple, à la fin de l’Introduction
générale à la Critique de l’économie politique, nous trouvons, dans
l’énumération des points qu’il se propose de traiter plus tard, la
reconnaissance explicite de ce sens large du concept de nature : « ici le mot
nature désigne tout ce qui est objectif, y compris la société » (Ed. de la
Pléiade, p. 266). Et il remarque expressément : « Naturellement, le point de
départ, ce sont les facteurs naturels ; subjectivement et objectivement.
Peuplades, races, etc. » (p. 265). Il a ensuite indiqué, en de nombreux
passages, très éclairants, du Capital, ces déterminations « naturelles » du
développement économique et social. La correspondance avec Engels atteste la
valeur que Marx attachait à ces données des « sciences de la nature », qui
fondent et complètent son matérialisme socio-historique Voici par exemple, pour
ne citer qu’un mot très court, sa remarque très significative sur la «
sélection naturelle » de Darwin, dans la lettre du 19 décembre 1860 : « Malgré sa
lourdeur tout anglaise, ce livre contient tous les éléments d’histoire
naturelle susceptibles de fonder nos idées ». Cependant, rien de tout cela ne
nous autorise à considérer la conception matérialiste de l’histoire et de la
société comme la simple et directe application des principes de la recherche
scientifique au cours des événements historiques et sociaux ; ce serait là
commettre une méprise grossière sur les idées et les intentions de Marx et
aussi d’Engels, pour autant que, sur ce point encore, nous tenions pour acquise
leur concordance de vues. Les fondateurs du communisme matérialiste, formés à
l’école de Hegel, ne pouvaient donner dans des opinions aussi superficielles.
L’ensemble des conditions naturelles, dans leur état considéré et dans « l’histoire
naturelle » de leur évolution, exerce selon eux une influence médiate de la
première importance sur le développement historique de la société, mais cette
influence demeure malgré tout médiate. Les facteurs naturels, tels que le
climat, la race, les richesses naturelles et d’autres encore, n’interviennent
pas directement dans le développement historico-social ; ils conditionnent
seulement, selon chaque région, le degré de développement atteint par « les
forces matérielles de production », auquel correspondent à leur tour des
rapports sociaux déterminés : les « rapports matériels de production ». Seuls
ceux-ci constituent, en tant que « structure économique de la société », la «
base réelle » qui conditionne l’ensemble de la vie sociale, y compris ses fonctions
« spirituelles ». Mais Marx sépare toujours très soigneusement ces divers
éléments. Lors même qu’une de ses remarques semble d’abord porter sur la vie
naturelle de l’homme dans ses rapports avec la nature, à y mieux regarder, il
s’agit dans tous les cas de la vie historique et sociale; celle-ci se déroule,
sur cette base naturelle qui la conditionne et qu’elle influence en retour, en
suivant ses propres lois socio-historiques, et non pas les simples « lois
naturelles » comme telles. Un passage du premier livre du Capital, où il est
encore question de Darwin, illustre particulièrement cet attachement
indéfectible de Marx à son point de vue social et à son objet social. Le voici
: « Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle,
c’est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux considérés
comme moyens de production pour leur vie. L’histoire des organes productifs de
l’homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle
pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile de mener
cette entreprise à bonne fin, puisque, comme dit Vico, l’histoire de l’homme se
distingue de l’histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non
celle-ci ? La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis[1]à-vis
de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et par conséquent,
l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui
en découlent » (Edit. de la Pléiade, 1. p. 915). – Ainsi, même la « technologie
», c’est-à-dire l’étude de la nature, non pas en elle-même, mais telle qu’elle
s’offre à l’activité humaine comme son objet et son matériau, en élucidant le
procès de production naturelle de la vie humaine, met à nu « également » le procès
de production de la vie sociale. Toutefois, comme le dit encore plus
explicitement l’introduction générale de 1857, déjà mentionnée : « l’économie
politique » n’est pas assimilée pour autant à la « technologie », elle reste
toujours la science d’un « sujet social » [Le terme « Subjekt » est pris ici
dans le sens du français « sujet », c’est-à-dire dans le sens du terme allemand
« Objekt », et non dans le sens actuel de l’allemand « Subjekt ».]
En dernière analyse, les
méprises de Woltman et, semble-t-il, presque toutes celles que l’on a commises
jusqu’ici, concernant l’essence de la conception matérialiste de l’histoire et
de la société de Marx, ont une seule et unique raison : une mise en pratique
encore insuffisante du principe de « l’immanence » (« Diesseitigkeit »). Tout
le « matérialisme » de Marx, pour en donner la formule la plus ramassée, c’est
précisément l’application, jusque dans ses dernières conséquences, de ce
principe à l’existence socio-historique de l’homme. Et si le terme de « matérialisme
», par ailleurs excessivement équivoque, mérite encore de désigner la
conception marxiste, c’est uniquement parce qu’il exprime, de la façon la plus
claire, ce caractère « absolument » immanent de la pensée de Marx. Il exprime
cette signification unique et fondamentale du marxisme autant qu’il est
possible de le faire en un seul mot.
Comme nous l’avons vu, tout
matérialisme s’enracine dans la critique de la religion. La social-démocratie
allemande, en considérant dans ses programmes la religion comme une « affaire
privée », au lieu d’astreindre ses partisans à manifester explicitement leur »
irréligiosité », entrait déjà en conflit ouvert avec ce principe marxiste
fondamental. Pour le dialecticien matérialiste, la religion, pas plus qu’aucune
autre idéologie, ne peut être en aucun cas une « affaire privée ». Si nous ne
reculons pas devant un paradoxe, nous pouvons au contraire présenter les choses
de la façon suivante : l’irréligiosité, la critique de la religion en général,
et non pas la critique, déjà réalisée du point de vue bourgeois démocratique,
de telle ou telle religion dans ses prétentions exclusives à la domination,
revêtent pour le révolutionnaire matérialiste la même signification que la
religion pour le croyant lui-même. Il s’agit ici d’un « problème matérialiste
de transition » semblable à celui que nous avons élucidé plus haut à propos de
» l’Etat », de la « science » et de la « philosophie ». Pour autant qu’il
s’agit d’un processus intellectuel qui se déroule dans le cerveau humain,
précédant, accompagnant et suivant le renversement des conditions sociales de
production, qui fonde tout le reste, l’entreprise de critiquer, de combattre et
de vaincre la religion conserve inévitablement, surtout dans ce dernier
caractère, la forme d’une « religion » par un certain côté. En ce sens, quand
on caractérise le socialisme ou le communisme comme la « religion de l’ici-bas
» (Diesseitigkeit), cette formule, simple façon de parler le plus souvent,
revêt en réalité, encore et peut-être surtout au stade actuel, une
signification profonde. La « religion de l’ici-bas », première étape, encore
très insuffisante, sur la voie d’une conscience pleinement terrestre
(diesseitigen) du monde dans la société communiste, correspond en fait à l’Etat
de la « dictature révolutionnaire du prolétariat », dans la période de
transformation révolutionnaire de la société capitaliste en société communiste.
Une irréligiosité radicale, un
athéisme actif, se présentent donc comme la condition préliminaire naturelle
d’une pensée et d’une activité pleinement terrestre au sens du matérialisme
marxien. Cependant, cette pleine immanence ne résulte pas encore de la simple
victoire sur les représentations religieuses de l’au-delà. Il reste un »
au-delà » au sein même de » l’ici-bas », tant que l’on croit à la valeur
intemporelle et partant supra – terrestre de quelconques » idées » théoriques
ou pratiques. Et lors même que la pensée a franchi cette étape, il peut encore
arriver qu’il lui manque cette immanence spécifique et finalement seule réelle
qui, selon Marx, ne réside pas ailleurs que dans la » praxis » humaine (Thèses
sur Feuerbach). L’accomplissement véritable de « l’immanence » dans la
conception matérialiste de l’histoire et de la société de Karl Marx n’est donc
possible que par le dépassement de ce dernier » au-delà » qui, résidu intact de
l’époque dualiste bourgeoise, limite encore le matérialisme simplement «
naturaliste » ou « contemplatif » (anschauenden). Le nouveau matérialisme
marxiste parvient à l’accomplissement définitif et capital de son immanence, en
opposant la réalité de « l’existence pratique, sociale et historique de l’homme
» à la réalité considérée comme pure « nature », au sens étroit de ce terme.
Comme en témoignent encore le livre de Woltmann et cent autres, et surtout
l’évolution historique des partis socialistes ou semi-socialistes d’Europe et
d’Amérique dans leurs diverses tendances, le matérialisme essentiellement
naturaliste et intuitif est totalement incapable d’apporter, selon son point de
vue, une solution « matérialiste » au problème de la révolution sociale :
l’idée d’une révolution qui doit s’accomplir dans le monde réel grâce à une
activité humaine réelle, n’a plus pour lui aucune « objectivité » matérielle.
Un tel matérialisme, pour qui l’objectivité de l’activité humaine pratique
reste, en dernière analyse, un » au-delà » immatériel, ne peut par suite
adopter que deux attitudes à l’égard de réalités « matérielles pratiques »
telles que la révolution : ou bien il abandonne, comme le dit Marx dans la première
des Thèses sur Feuerbach, « le développement de l’aspect actif à l’idéalisme »
; c’est la voie qu’ont choisie et choisissent encore tous les marxistes –
kantiens, révisionnistes et réformistes. Ou bien il prend la voie qui fut celle
de la plupart des sociaux-démocrates allemands jusqu’à la guerre, et qui est
devenue aujourd’hui, après le passage de la social-démocratie au réformisme
ouvert, la position caractéristique des « marxistes centristes » : il considère
le déclin de la société capitaliste et l’avènement de la société
socialiste-communiste comme une nécessité économique, « s’accomplissant de soi
», tôt ou tard, selon la nécessité des lois naturelles. Cette voie a toutes
chances de conduire ensuite à des phénomènes » extra-économiques » qui semblent
tomber du ciel et rester proprement inexplicables tels la guerre mondiale
1914-1918, qui resta d’abord inexploitée pour la libération du prolétariat.
Bien au contraire, comme Karl Marx et Friedrich Engels l’ont sans cesse répété
dans toutes leurs œuvres et à toutes leurs périodes, en dépit de toute théorie
des « deux âmes » (Zweiseelentheorie), seule peut conduire de la société
capitaliste à la société communiste une révolution que doit accomplir
l’activité humaine pratique; et cette révolution ne doit pas être conçue comme
une mutation « intemporelle », mais plutôt comme une longue période de luttes
révolutionnaires, où la dictature révolutionnaire du prolétariat doit réaliser
la transition de la société capitaliste à la société communiste (Marx, Gloses Marginales
au Programme du Parti Ouvrier Allemand, 1875). Car, selon le principe général
que Marx avait formulé trente ans plus tôt, avec une concision toute classique,
dans la Thèse II sur Feuerbach, première ébauche de sa nouvelle conception
matérialiste : « La coïncidence du changement du milieu et de l’activité
humaine ne peut être conçue et comprise rationnellement qu’en tant que praxis
révolutionnaire ».
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