IV l’opportunisme au sein de la III internationale
Ainsi, dès aujourd’hui, des
communistes entrent au parlement, pour devenir des chefs. On soutient syndicats
et partis « ouvriers » en vue d’en tirer un bénéfice électoral. Le communisme
se trouve mis au service des partis, non les partis au service du communisme.
La révolution d’Europe occidentale devant être une révolution lente, on va se
remettre à passer des compromis parlementaires pourris avec les social-patriotes
et les bourgeois. On réprimera la liberté d’expression; on exclura de bons
militants. Bref, ce sera le retour aux pratiques de la Deuxième Internationale.
L’opportunisme est la peste du
mouvement ouvrier, la mort de la révolution, il est la source de tous les maux,
le réformisme, la guerre, la défaite, la fin de la révolution en Hongrie et en
Allemagne. L’opportunisme a causé notre perte. Et le voici à l’œuvre, au sein
de la Troisième Internationale
Et s’il est un exemple qui montre
à quel point l’usage du parlementarisme en temps de révolution peut être
exécrable, en Europe de l’Ouest, c’est bien celui-là. Voyez-vous, camarade
l’opportunisme parlementaire, le compromis avec les social-patriotes et les
Indépendants, voilà ce dont nous ne voulons pas entendre parler, et voilà ce à
quoi vous ouvrez la voie !
Et, camarade, quel est d’ores et
déjà, en Allemagne, le sort des comités d’entreprise ? Vous avez – vous-même,
l’Exécutif et l’internationale – exhorté les communistes à y participer, aux
côtés de toutes les autres tendances, afin d’obtenir la direction des
syndicats. Et qu’est-il arrivé ? Exactement le contraire. Le Conseil central
des comités d’entreprise est déjà devenu à peu de chose près un instrument des
syndicats. Le syndicat est une pieuvre qui étouffe toute créature vivante
passant à sa portée
Uniquement pour de misérables
raisons d’opportunisme. Parce que procédant à la manière des syndicats, autant
que des partis politiques, il vise à rallier les masses à n’importe quel prix –
qu’elles soient communistes ou non.
Camarade, votre mouvement des
bolcheviks a lui aussi été naguère une petite chose de rien du tout. Et du fait
qu’il était, qu’il restait petit et entendait le rester un assez long temps, il
demeurait pur. Et c’est de ce fait, de ce seul fait, qu’il est devenu une
force. C’est ce que nous voulons faire, nous aussi.
Par conséquent, celui qui ici, en
Europe de l‘Ouest, songe, comme vous le faites, à conclure des compromis, des
alliances avec les éléments bourgeois et petits-bourgeois, bref, celui qui opte
pour l’opportunisme ici, en Europe de l’Ouest, celui-là colle non pas à la
réalité mais à des illusions, celui-là dévoie le prolétariat, celui-là (je
reprends le terme que vous avez employé contre le Bureau d’Amsterdam), celui-là
trahit le prolétariat.
Car, tout en voulant sauver la
Russie, la révolution russe, vous rassemblez avec cette tactique des éléments
qui ne sont pas communistes. Vous les mêlez à nous, les vrais communistes,
alors que nous ne disposons pas même d’un noyau à toute épreuve ! Et c’est avec
ce ramassis de syndicats momifiés, avec une masse de gens qui ne sont
communistes que pour une moitié, un quart, un huitième ou même pas du tout, à
laquelle il manque un noyau valable, que vous voudriez combattre le capital le
plus hautement organisé du monde, et qui s’est rallié toutes les classes non
prolétariennes! Rien d’étonnant si le ramassis vole en éclats et si la grande
masse choisit le sauve-qui-peut dès qu’on en vient aux coups.
Mais les exemples de l’Allemagne,
de la Hongrie, de la Bavière, de l’Autriche, de la Pologne et des pays
balkaniques nous enseignent que la crise et la misère ne suffisent pas. La plus
terrible des crises économiques bat son plein, et pourtant il n’y a pas de
révolution. Un autre facteur se trouve donc nécessairement à l’origine d’une
révolution, un facteur dont l’absence fait qu’elle ne se réalise pas ou bien
qu’elle échoue. Ce facteur, c’est celui de l’esprit, la mentalité des masses.
Par quel moyen ? Au moyen des
syndicats (officiels et anarcho-syndicalistes) et des partis social-démocrates.
En les amenant à se battre uniquement pour des améliorations immédiates, le
capital a transformé syndicats et partis ouvriers en piliers de la société et
de l’Etat, en puissances contre-révolutionnaires. Il a fait d’eux les agents de
sa propre conservation. Mais comme ils réunissent des ouvriers, presque la
majorité de la classe travailleuse et que la révolution est inconcevable sans
la participation de ces ouvriers, il faut pour qu’elle réussisse, d’abord
casser les reins à ces organisations-là. Comment y arriver ? En transformant
leur mentalité, c’est-à-dire en faisant en sorte que leurs militants de base
acquièrent la plus grande indépendance d’esprit possible. Le seul moyen
d’obtenir ce résultat, c’est de remplacer les syndicats par des organisations
d’usine et des unions ouvrières, et de mettre fin au parlementarisme de partis
ouvriers. Voilà justement ce que votre tactique empêche.
Je vais mettre un point final à
cet exposé en le condensant à l’aide de quelques formules tranchées, afin que
les ouvriers en aient eux-mêmes une vision globale. Il en résulte premièrement
un tableau clair, je crois, tant des causes de notre tactique que cette
tactique elle-même : le capital financier domine l’Europe occidentale.
Maintenant un prolétariat gigantesque dans l’esclavage matériel et idéologique
le plus profond, il unifie derrière lui toutes les classes bourgeoises et
petites-bourgeoises. D’où la nécessité pour ces masses énormes d’accéder à
l’activité autonome. Ce qui n’est possible que grâce aux organisations d’usine
et à l’abolition du parlementarisme – en temps de révolution. Deuxièmement, je
ferai ressortir en quelques phrases, aussi clairement que possible, la
différence existant entre votre tactique et celle de la Troisième
internationale, d’une part, et la tactique « gauchiste », d’autre part, afin
que dans le cas hautement probable où votre tactique entraînerait les pires
défaites, les ouvriers ne se démoralisent pas et s’aperçoivent qu’il en existe
encore une autre : Pour l’internationale, la révolution ouest-européenne se
déroulera conformément aux lois et à la tactique de la révolution russe.Pour la
Gauche, la révolution ouest-européenne a des lois qui lui sont propres et s’y
conformera. Pour l’internationale, la révolution ouest-européenne sera en
mesure de conclure des compromis et des alliances avec des partis
petits-paysans et petits-bourgeois, voire même avec des partis
grands-bourgeois. Pour la Gauche, c’est impossible. Selon l’Internationale, il
y aura en Europe de l’Ouest, pendant la révolution, des « scissions » et des
schismes entre les partis bourgeois, petits-bourgeois et petits-paysans. Selon
la Gauche, partis bourgeois et partis petits-bourgeois formeront, jusque vers
la fin de la révolution, un front uni. La Troisième Internationale sous-estime
la puissance du capital ouest-européen et nordaméricain. La Gauche conçoit sa
tactique en fonction de cette puissance énorme. La Troisième Internationale ne
voit nullement dans le capital financier, le grand capital, le pouvoir capable
d’unifier toutes les classes bourgeoises. La Gauche élabore sa tactique par
rapport à ce pouvoir-là. La Troisième internationale, n’admettant pas que le
prolétariat d’Europe occidentale se trouve réduit à ses propres forces, ne
cherche pas à développer spirituellement ce prolétariat – lequel continue
pourtant, dans tous les domaines, à vivre sous l’emprise de l’idéologie
bourgeoise – et adopte une tactique qui laisse persister l’assujettissement aux
idées de la bourgeoisie. La Gauche adopte une tactique visant en premier lieu à
émanciper l’esprit du prolétariat. La Troisième Internationale ne voyant ni la
nécessité d’émanciper les esprits, ni l’union de tous les partis bourgeois et
petits-bourgeois, fonde sa tactique sur des compromis et des « scissions »,
laisse subsister les syndicats et cherche à se les gagner. La Gauche, visant en
premier lieu l’émancipation des esprits et convaincue de l’unité des formations
bourgeoises, considère qu’il faut en finir avec les syndicats et que le
prolétariat a besoin d’armes meilleures. Pour les mêmes raisons, la Troisième
Internationale ne s’attaque pas au parlementarisme. La Gauche, pour les mêmes
raisons, abolit le parlementarisme. La Troisième Internationale laisse
l’esclavage idéologique dans l’état où il était à l’époque de la Deuxième. La
Gauche entend l’extirper des esprits. Elle prend le mai à la racine. La
Troisième Internationale, n’admettant pas la nécessité première, en Europe
occidentale, d’émanciper les esprits, et pas plus l’unité de toutes les
formations bourgeoises en temps de révolution, elle cherche à regrouper les
masses en tant que masses, donc sans se demander si elles sont véritablement
communistes, ni orienter sa tactique de façon qu’elles le deviennent. La Gauche
veut former dans tous les pays des partis rassemblant uniquement des
communistes et conçoit sa tactique en conséquence. C’est par l’exemple de ces
partis, petits pour commencer, qu’elle entend transformer en communistes la
majorité des prolétaires, autrement dit les masses La Troisième Internationale
considère donc les masses en Europe occidentale comme un moyen. La Gauche les
considère comme un but. Du fait de toute cette tactique (parfaitement justifiée
en Russie), la Troisième Internationale pratique une politique des chefs. La
Gauche, par contre, pratique une politique des masses. Du fait de toute cette
tactique, la Troisième internationale mène à sa perte non seulement la
révolution ouest-européenne, mais encore et surtout la révolution russe. La
Gauche, par contre, conduit grâce à sa tactique le prolétariat mondial à la
victoire. Afin de permettre aux ouvriers de mieux comprendre notre tactique, je
vais résumer aussi mon exposé sous la forme de courtes thèses, à lire bien
entendu à la lumière de l’ensemble. 1. La tactique de la révolution
ouest-européenne doit être absolument différente de la tactique de la
révolution russe. 2. Car chez nous le prolétariat est seul. 3. Il lui faut donc
faire la révolution à lui tout seul, contre toutes les autres classes. 4.
L’importance des masses prolétariennes est donc proportionnellement plus
grande, et celle des chefs plus petite, qu’en Russie. 5. Le prolétariat doit
disposer pour faire la révolution des armes les meilleures de toutes. 6. Les
syndicats étant des armes inefficaces, il faut les remplacer ou les transformer
au moyen d’organisations d’usine, appelées à s’unifier. 7. Le prolétariat se
trouvant contraint de faire la révolution seul et sans aide, il a besoin de la
plus haute évolution des esprits et des cœurs. C’est pourquoi il vaut mieux ne
pas recourir au parlementarisme en temps de révolution. Salutations
fraternelles.
Herman GORTER
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