Evolution,
révolution ou éducation
« Evolutionnistes en
toutes choses, nous sommes également révolutionnaires en tout, sachant que l’histoire
même n’est que la série des accomplissement succédant à celles des
préparations. La grande évolution intellectuelle qui émancipe les esprits a
pour conséquence logique l’émancipation, en fait, des individus dans tous leurs
rapports avec les autres individus. On peut dire ainsi que l’évolution et la révolution
sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la
révolution et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions
futures… »
Si l’on se réfère à cette
pensée d’Elysée Reclus (Evolution, révolution et idéal anarchique) un choix
entre évolutionnisme et révolutionnarisme semble, de prime abord, inutile et
vide de sens. D’où vient alors ce dilemme paralysant, cette source de discordes
permanentes entre anarchistes, cette difficulté d’un choix indispensable entre
ces deux options, si celles-ci ne sont que formelles et non fondamentales comme
il le semble ?
Le problème parait mal posé et
compliqué à souhait. Est-ce manque de réflexion, replis sur un byzantinisme ridicule,
dû au scepticisme, facteur et non des moindres de notre disparition , ou manque
de données clairement exposées et trop rapidement élaborées, en face de
problèmes complexes et la vie précipitée de chacun d’entre nous ? Les deux
semblent être des causes importantes de notre égarement.
A mon avis, les notions de
propagande et d’éducation n’ont pas été suffisamment isolées, d’où la confusion
regrettable qui règne actuellement dans notre « mouvement », amenant
trop souvent des militants jeunes ou vieux à un découragement assez rapide
devant le peu de rendement de leur action. Formés trop souvent avec des
brochures de propagande, des articles d’actualité, dans des meetings publics à
argumentation plus ou moins grandiloquente et démagogique, ceux-ci acquièrent
un mode de pensée essentiellement subjectif, les amenant à prendre leurs désirs
pour des réalités, les incitant à confondre l’indispensable action quotidienne,
pleine de compromis, de demi-échecs et de demi mesures, avec des vues idéales,
ébauches de temps futurs, et souvent des plus hypothétiques. Ce manque d’éducation,
de formation spécifique, bien que non original – il sévit dans tout le
mouvement socialiste- est néanmoins une des caractéristiques de notre « mouvement »,
à tel point que certains d’entre nous, périodiquement, sont, de bonne foi,
amenés à des positions pour le moins contradictoires avec nos doctrines :
participation électorale, voire même gouvernementale, permanence syndicale
salariée, activité professionnelle inutile ou néfaste, confusion entre
syndicalisme et anarchisme, entre pacifisme, même intégral , et anarchisme etc…Ce
facteur me parait plus important et plus valable pour expliquer notre
disparition de la scène que le manque d’action perpétuellement invoqué ;
celui-étant seulement un effet et non une cause, bien qu’il soit irréfutable
que l’étude théorique ne suffit ni à créer ni à maintenir un tonus suffisant
dans un mouvement qui se veut dynamique et représentatif d’un courant de pensée
original et réaliste.
Il serait bon, si nous en
sommes convaincus, que nous mettions l’accent sur la formation de militants, le
besoin s’en fait d’ailleurs sentir depuis fort longtemps et est reconnu par
tous, que nous insistions sur la création d’écoles libertaires, la tenue plus
fréquente de soirées ou de weekend d’études
et de controverses, de contacts humains directs, genre camping international annuel,
sur l’édition d’ouvrages théoriques de base, de revues d’études, au lieu de
nous acharner à maintenir à notre seule satisfaction morale des journaux
squelettiques et ne s’adressant à aucun
public en particulier , bien que destinés à tous, brulots mensuels de semi-actualités,
feuilles de choux locales ou régionales, écrasées par la grande presse
quotidienne ou hebdomadaire, la radio, la télévision. Ceux-ci ne nous apportaient
rien au point de vue formation théorique, dévorent tout notre budget et ne nous
donnent en revanche à peu près aucune audience, aucune prise sur la société.
S’il est naturel qu’un budget
propagande soit prévu dans notre action,
il serait peut-être aussi sérieux et nécessaire que tout d’abord un budget
éducatif soit envisagé, devant assurer la formation indispensable de chacun de
nous.
Notre manière d’agir actuelle
me semble prendre les problèmes à l’envers : on ne construit pas sans
constructeurs qualifiés, on ne fait pas
de bonnes propagande sans militants valables et convaincus, et la conviction ne
s’acquiert ni dans des journaux d’actualité, ni en réunions publiques, ni dans
l’action quotidienne, toute matérielle et réformiste, mais dans l’étude et la
remise en question permanente de nos théories face à l’évolution des sociétés à
qui nous les proposons. Dans la mesure où nous saurons différencier ces deux
notions, éducation et propagande, où nous accorderons à chacune la part qui lui
est due, nous aurons fait progresser le problème. Si ces deux actions sont menés
l’une et l’autre avec mesure , réalisme et objectivité, un renouveau de
militants se fera jour ; moins d’étoiles filantes peut-être, mais plus d’animateurs
solides, tenaces et intransigeants sur l’essentiel, convaincus malgré leur peu
d’audience au départ que les solutions que nous préconisons pour un avenir pouvant
paraitre assez peu éloigné, solutions qui s’élaborent inconsciemment dans l’actuel
par lassitude des systèmes totalitaires en place : liberté maximum pour
tous, liberté d’ailleurs et il faut insister là-dessus, sanctionnée par la responsabilité
de chacun et les sacrifices qu’elle nécessite et qu’elle nécessitera toujours,
égalité économique, participation économique, participation active à la marche
de la société , organisation de la production, de la consommation, du travail
et des loisirs…etc obtiendront suffisamment de suffrages pour pouvoir s’affirmer
et s’imposer par leur logique même , tout au moins fragmentairement d’abord,
évitant ainsi le recours à la violence révolutionnaire jusqu’alors seule
envisagée : celle-ci pouvant paraitre plus radicales peut-être, mais à
notre sens inefficace et réservés à des refoulés inconscients et rétrogrades ,
privé du plus élémentaire respect du droit de la vie d’autrui , autoritaires s’ignorant
ou non, prêts à imposer par tous les moyens une nouvelle autorité, qui, aussi
belle serait-elle , ne serait jamais pour nous qu’une nous appelle raison de
nous y opposer de toutes nos forces, car « la dignité du citoyen peut
exiger de lui en telle conjecture qu’il dresse des barricades et qu’il défende
sa terre, sa ville ou sa liberté ; mais qu’il ne s’imagine pas résoudre la
moindre question par le hasard des balles. C’est dans les têtes et dans les cœurs
que les transformations ont à s’accomplir avant de se changer en phénomènes
historiques. »
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