A le sens de dégagé de la
contrainte, du dogme, de la discipline. Cette désignation s'est étendue à tout
sujet qui s'écarte des règles, les transgresse ou les répudie. De l'impatience
de tout frein à la facilité dissolue, du vagabondage de l'esprit à la fantaisie
butineuse des sens, l'appellation de libertin s'est davantage fixée de nos
jours dans la désignation de ce qui a trait à l'indépendance des mœurs en matière
sexuelle. Le mot Libertin a d'abord signifié affranchi de la discipline de la
foi, indépendant dans ses croyances. C'est le sens que lui dormaient le
protestant d'Aubigné, les catholiques Bossuet et Bourdaloue. Le qualificatif de
libertins a été donné à deux groupes de protestants bien différents : l'un
résidant dans les Pays-Bas, l'autre se trouvant à Genève. Les libertins des
Pays-Bas avaient à leur tête Antoine Pecques, Chopin et surtout le picard
Quintin, un tailleur d'habits. Ils niaient les anges, le paradis, l'enfer,
l'immortalité de l'âme, la révélation, la responsabilité individuelle. Puisque
les hommes ne sont responsables de rien, ils ne sauraient, en toute justice,
être blâmés ou punis, lorsqu'ils commettent le mal. La seule préoccupation de
l'homme doit être de faire de la terre un paradis terrestre en vivant sans
contrainte. On peut considérer les libertins de la Hollande et du Brabant comme
des précurseurs directs des libertaires actuels. Ils furent poursuivis avec une
rigueur extrême selon les ordres de l'altière et superstitieuse Marguerite
d'Autriche. Quintin fut brûlé à Tournai en 1530 Tout en demeurant attaché à la
Réforme, dans son esprit plutôt que dans sa lettre, les Libertins de Genève
combattaient le joug intolérable de Calvin qui, on le sait, s'exerçait à la
fois sur la religion et sur les mœurs. Un des libertins les plus fameux d'alors
fut Sébastien Castellion, originaire du Bugey, latiniste et humaniste
distingué, « très excellent personnage » au dire de Montaigne. Pédagogue de
grand mérite directeur du collège de Rive à Genève, Castellion eut le tort de
vouloir entreprendre une traduction du Nouveau Testament en français, puis de
différer d'opinion avec Calvin au point de vue théologique. Il dut se réfugier
à Bâle, où il édita Xénophon, Homère, finalement la Bible (1555), en français
et en latin. Dans son introduction, il soulevait la question de l'inspiration
des Ecritures, ce qui déchaîna contre lui l'ire de Calvin et de De Bèze.
Là-dessus survint, à Genève, le supplice ou médecin espagnol Michel Servet (à
qui on a attribué la découverte de la circulation du sang), coupable d'avoir
nié le dogme de la Trinité. Calvin se montra, en l'occurrence, cruelle et
cynique, raillant sa victime jusque sur le bûcher, ce que n'aurait pas fait un
Torquemada. Il y eut une protestation universelle contre supplice et il parut
simultanément à Lyon et à Bâle, en français et en latin, un « Traicté des
hèrectiques, à savoir si on les doit persécuter » s'appuyant sur toutes sortes
de citations, et qui démontrait précisément le contraire. Ce Traité était
précédé d'une magnifique préface, plaidoyer en faveur de la tolérance, dont la
paternité fut attribuée par Calvin et de Bèze à Castellion, cela va sans dire.
« C'est comme s'ils disaient, rétorquait Théodore de Bèze, qu'il ne faut punir
des meurtres de père et mère, vu que les hérétiques sont infiniment pires ».
L'Eglise Romaine n'a jamais été plus loin. Castellion, d'un côté, Calvin et De
Bèze, de l'autre, continuèrent ainsi à batailler jusqu'à ce que, à 48 ans, le
premier nommé eût succombé au surmenage et aux privations. « C'est un
précurseur de Bayle et de Voltaire, un précurseur qui ne leur a laissé rien à
dire sur le grand sujet de la tolérance religieuse et de la liberté de
conscience » (Jules Janin). Castellion avait pu mourir dans son lit. Mais à
Genève la vie était insupportable. Les dictatures d'un Robespierre ou d'un Lénine
paraissent jeux d'enfants auprès de celle de Calvin, alors que sa république
n'était menacée d'aucune attaque extérieure. Visites domiciliaires fréquentes,
interrogations officielles sur l'orthodoxie des habitants, lois somptuaires,
réglementation de la forme des vêtements et des chapeaux interdiction des
habits de soie et de velours aux genevois de basse condition, défense aux
hommes de porter des cheveux longs, aux femmes de se friser, que sais-je
encore? Et il y avait des châtiments prévus pour les écarts de conduite et de
langage. Les chefs des Libertins payèrent cher leur révolte contre
l'intolérance calviniste. Jacques Gruet, Jean Valentin Gentilis, Monnet,
Antoine d'Argillières furent condamnés à mort. Denis Billonnet fut marqué au
front d'un fer chaud, Du Bois dut faire amende honorable, en chemise, nu-pieds,
torche au poing ; Antoine Norbert eut la langue percée d'un fer chaud. Que
d'autres condamnés à l'amende, au bannissement, à l'emprisonnement. Un jour,
Clément Marot, venu à Genève pour fuir la persécution catholique qui sévissait
en France, se permit de jouer au tric-trac avec un sien ami, lequel fut cité
incontinent par devant le Consistoire, ce que voyant, le poète du « doux nenni
» s'en alla ailleurs planter sa tente. Au début du XVIIème siècle, on a dénommé
« libertins » ceux qui réclamaient au nom de l'indépendance de la pensée, le
droit à l'incrédulité, ainsi que les « épicuriens ». Libertins étaient le
philosophe Gassendi, le voyageur Bernier, les poètes Chapelle et Th. de Viau,
le littérateur Saint-Evremond et tous ceux que la libertine Ninon de Lenclos
réunissait dans son salon. Les libertins forment la transition entre les grands
sceptiques du XVIème siècle, les Montaigne et les Charron, et les philosophes
athées du XVIIIème. Fontenelle fut l'un des derniers libertins. Aujourd'hui on
applique le mot de « libertins » à celles et à ceux qui s'insoucient des règles
conventionnelles ou légales en fait de bonnes mœurs, qu'il s'agisse d'actes ou
décrits. Le libertin n’est pas un débauché, car la débauche est un abandon
inconscient, irraisonné, immesuré aux besoins, aux appétits, aux passions
sexuelles ou érotiques. Le libertin reste conscient de ce qu'il veut et ne
verse pas dans l'inconscience. Plusieurs des Encyclopédistes et de leurs amis furent
des libertins et non des débauchés. Le libertinage n'est pas non plus de la
prostitution, ce n'est pas pour de l'argent que la libertine ou le libertin est
à la recherche de plaisirs de l'ordre sexuel ; ni l'un ni l'autre ne sont des
professionnels de la volupté, des marchands et des acheteurs de jouissances
charnelles. Ce qu'étaient jadis les libertins par rapport au dogme religieux,
les libertins le sont aujourd'hui par rapport au dogme de la moralité : des
hérétiques ou des hétérodoxes. –
E. ARMAND
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