mercredi 7 avril 2021

LIBRE-PENSEE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Le mot composé libre-pensée, employé constamment, est assez récent : il ne se trouve pas dans Littré, qui contient trois grandes colonnes sur le mot libre. Cependant il y eut toujours des libres-penseurs, selon le sens qu'on attribue généralement à ce mot, mais on leur donnait des noms divers. On les appelait incrédules, incroyants, infidèles, païens, athées, même quand ils croyaient en un Dieu créateur. Au XVIIIème siècle, les libres-penseurs étaient dénommés philosophes, déistes, théistes, voltairiens, esprits forts, sceptiques. Le distingué historien anglais contemporain, John M. Robertson, dit que le mot libre-penseur est une traduction de l'anglais freethinker, qui avait été appliqué, vers 1667, à quelques membres de la Royal Society (académie des sciences de Londres). Mais le terme n'était pas employé dans le sens actuel du mot, car il existe une brochure publiée vers 1692, où il est question d'une secte nommée : Fraternité des libres-penseurs. C'était probablement un groupe de croyants non orthodoxes. La première fois qu'on trouve le mot dans l'acception d'incrédule, c'est dans une lettre de l'écrivain Molyneux au philosophe Locke, en 1695. L’auteur, parlant de Toland, dont un ouvrage sceptique avait été brûlé à Dublin par le bourreau, appelle cet auteur un candide libre-penseur. C'est en 1713 que le déiste Collins donna pour la première fois le mot libre comme synonyme de déiste dans son Discours sur la libre-pensée, à propos de la naissance et des progrès d'une secte nommée Libres-Penseurs. Une revue hebdomadaire non sceptique fut fondée en 1718, sous le nom de The Freethinker (Le libre-penseur), mais ce n'était qu'une publication d'avant-garde politique. Swift, le célèbre pasteur, auteur des Voyages de Gulliver, avait publié en 1714 ses Libres Pensées sur l'Etat actuel des affaires. Ce n'était pas un ouvrage antireligieux. Peu à peu la question religieuse devint le sujet des discussions, la libre-pensée fut une sorte de réaction contre certaines phrases des doctrines traditionnelles en religion, et bientôt ce fut un synonyme du mot déiste, à la façon de Voltaire. Un grand nombre de penseurs anglais repoussant les superstitions chrétiennes, comme Thomas Paine, auteur de l'Age de raison, mordante satire de la Bible, étaient des déistes convaincus. Ils croyaient en un Dieu créateur, mais cet esprit n'intervenait pas dans les affaires du monde. Paine avait conservé les idées de son jeune âge sans approfondir celles de création, de gouvernement du monde. Ses ennemis eurent tôt fait de l'appeler athée, ce qu'il n'était pas. Encore à présent, en Amérique, on parle sans cesse de Paine, l'un des fondateurs de la Constitution des Etats-Unis, et la majorité des citoyens ont une sorte de sainte horreur du célèbre publiciste, ancien membre de la Convention Nationale à Paris, parce qu'on l'accuse encore d'athéisme. Roosevelt l'a appelé un sale petit athée, trois expressions absolument fausses. Paine n'était pas petit, il était extrêmement soigneux de sa personne, et il n'était pas athée. C'était un libre-penseur resté déiste. En Angleterre, bien que le mot libre-penseur fût né dans ce pays, on appelait les non-croyants des athées, des païens, des infidèles, mot d'insulte qui est resté en usage jusqu'à ces dernières années. A présent, outre Freethinker, titre d'un journal qui ne cache pas ses idées matérialistes et athées, les libres-penseurs revendiquent surtout le titre de rationalistes, de sécularistes (c'est donc de ceux qui s'occupent du présent et ne pensent pas au ciel). Le célèbre physiologiste Huxley, propagateur ardent du transformisme, ne voulant pas être appelé athée, inventa le nom d'agnostic, du grec a-gnosco (je ne sais pas). Mais cette espèce de pyrrhonisme n'est pas éloignée de l'athéisme, car les athées n’affirment pas qu'il n'y a pas de Dieu, mais seulement qu'ils ne comprennent pas ce qu'est un Dieu, être ou esprit que nul n'a jamais pu définir clairement. Herbert Spencer, philosophe, dont les œuvres très célèbres en Russie, sont plus connues en Angleterre par leurs titres que par leur contenu, admet une philosophie de l'inconnaissable, qui n’est qu'une sorte d'athéisme ou d'agnosticisme, sauf l’affirmation d'inconnaissable, terme peu philosophique, puisque nul ne peut savoir ce que l'avenir réserve à la science. L'inconnu d'aujourd'hui sera peut-être admis demain par tous les savants. En Russie, jusqu'à la révolution, on les appelait aussi boussourmans (corruption de Musulmans), voltairiens, puis ce furent des nihilistes, comme le Bazarov de Tourgueniev, mais le nom de libre-penseur ne leur était pas donné. Encore à présent, le mot libre-penseur (svobodno mouislitel), n'est guère employé que par les littérateurs ; le peuple se sert plutôt du terme bezbojniki (les sans Dieu) pour appeler les libres-penseurs qui sont protégés par le gouvernement bolcheviste. Il paraît à Moscou un très beau journal caricaturiste, nommé Le Bezbojnik ou Stanka. Un autre journal hebdomadaire du même genre est l'organe de l'Union des athées, à l'établi, et est très répandu. Une revue mensuelle, L'anirelighios (l'Antireligieux) contient des articles très sérieux sur la philosophie, sur les sciences, sur les sectes si nombreuses dans le pays et dont quelques-unes sont franchement révolutionnaires, tandis que d'autres sont dégoutantes, comme les klilisti et les eunuchs. En Ukraine, depuis la révolution, la libre-pensée a fait de grands progrès. Les libres-penseurs y sont appelés Bezverniki (les sans religion), c'est le titre d'une magnifique revue illustrée, publiée à Kharkov. Tant que la Croatie fut soumise à la Hongrie, l'Eglise catholique était toute puissante ; mes étudiants à l'Académie de Susvak (prononcez Sonchack) étaient obligés d'aller à la messe, quoique la plupart me déclarassent qu'ils ne croyaient à rien. Même les professeurs croates étaient tenus d'assister aux cérémonies, ce dont ils se plaignaient car la plupart étaient libres-penseurs. Depuis que le pays fait partie de la Yougoslavie, royaume des Serbes, Croates et Slovènes, la politique absorbe tous les esprits et la libre-pensée est un peu mise de côté. Cependant une belle revue était publiée à Zagreb (capitale de la Croatie) sous le titre de Slobodna Missao (Libre-Pensée). Je ne sais si cette publication paraît encore. En Bohême, où le mouvement est très puissant, on appelait Hussites ceux qui rejetaient les dogmes catholiques. Un Congrès international de la Libre-Pensée a siégé à Prague et chaque année on célèbre, au pied de la statue de Hus, la commémoration de ce martyr. Le principal journal libre-penseur tchèque s'appelle Volna Myslenka (Libre-Pensée). Le président de la république Mazarik est libre-penseur. On publie aussi de très nombreux volumes libres-penseurs et des journaux comme Volna Skola (Ecole libre) Havlitchek, nom d'un des plus actifs journalistes libres-penseurs anciens. Les Allemands de Bohème très actifs aussi, publient un hebdomadaire Freie Gedanke (Libre-Pensée). Ils font de la propagande dans tous les districts allemands, malheureusement ils ont une tendance nettement marxiste. L'Allemagne est actuellement le pays où il y a le plus de libres-penseurs organisés, probablement plus d'un million. On y publie de nombreux journaux libres-penseurs, et des ouvrages qui sont souvent confisqués comme par exemple L'Eglise en caricature, dont, après un long procès, la justice vient enfin d'autoriser la vente. Des Congrès qui comptent plusieurs centaines de membres ont siégé dans certaines villes. Cependant anciennement les vrais libres-penseurs étaient rares. Les Allemands trop longtemps occupés de querelles entre les protestants et les catholiques romains, avaient peur du nom de libre-pensée, même lorsque Frédéric II se montra incroyant au christianisme. Au XVIIIème siècle les plus avancés étaient dénommés par le peuple Gottlos, sans Dieu, mais les athées étaient presque introuvables. Peu à peu on a appelé philosophes, Kantiens, Hégéliens, Schopenhaueriens, ceux qui se fondaient sur les principes de ces écrivains qui, eux, niaient les dogmes chrétiens, sans s'appeler libres-penseurs. A présent cela a bien changé. On se nomme sans crainte Freidenker ou même astheist. Un ancien moine Hans Ammon se proclame athée dans son journal Licht bringer (Le porteur de lumière). Avant la guerre, il y avait à Nuremberg un Atheist, journal plutôt anti[1]belliciste qui fut supprimé pendant les hostilités. Un autre nom appliqué à la libre[1]pensée est Geistesfreiheit, Il y a encore une société dénommée Freie-Religiöse Gesellschaft (libre société religieuse). Cette organisation a des pasteurs qui donnent des leçons de morale aux écoliers dont les parents ont déclaré qu'ils sortaient de l'Eglise. Pour donner ces leçons dans plusieurs Etats, il faut une autorisation du gouvernement. Le titre donné aux libres-penseurs qui sont sortis des églises est confessionslos (sans confession), mais ce sont des libres-penseurs, même s'ils ne font partie d'aucune organisation de libre-pensée. On les compte par centaines de mille. Donc Confessionslos est une définition de la libre-pensée en Allemagne. En Autriche, depuis la république, la libre-pensée ; les athées, les Confessionslos ont fait de grands progrès. L'Association de propagande libérale de Montevideo a publié plus d'une centaine de brochures, entre autres ma plaquette espagnole : Mythe ou réalité, Jésus est-il un personnage historique » (épuisée en français) et mes Curiosités du Culte des Saints (inédites en français). Ce sont des œuvrettes nettement libres-penseuses. En Argentine et dans d'autres républiques de l'Amérique du Sud, les libre-penseurs sont des libéraux. Comme avant toutes choses il faut s'entendre sur les mots qu'on emploie, il est nécessaire de commencer par citer les définitions qu'on a données ou qu'on donne encore de la Libre-Pensée. La libre-pensée est selon moi, la doctrine anarchiste appliquée aux croyances religieuses. Comme les libertaires n'admettent aucune autorité, ils ne sauraient admettre de dogme qui les oblige à croire quoi que ce soit. Ils n'admettent aucune affirmation a priori, ils ne peuvent croire que ce que la science expérimentale a démontré et encore ils pensent que ce qui passe pour vrai à présent, peut très bien être renversé par les progrès de la science, comme nous l'avons vu dernièrement à propos de l'unité de la matière donc, pour moi, la libre-pensée est la libre étude des sciences au moyen de la raison ; ainsi libre-pensée c'est le rationalisme appliqué aux superstitions religieuses. Le professeur Gabriel Séailles a donné, au Congrès de Genève en 1902, la définition suivante : « La libre-pensée peut se définir : le droit au libre examen. Elle exige que toute affirmation soit un appel de l'esprit à l'esprit, qu'elle se présente avec ses preuves, qu'elle se propose à la discussion, qu'aucun homme par suite ne prétende imposer sa vérité aux autres hommes au nom d'une autorité extérieure et supérieure à la raison. Est donc libre-penseur quiconque, quelles que puissent être, d'ailleurs, ses théories et ses croyances, ne fait appel pour les établir qu'à sa propre intelligence et les soumet au contrôle de l'intelligence des autres. La Libre-Pensée n'exclut ni l'hypothèse, ni l'erreur ; elle est même par excellence la liberté de l'erreur ; car refuser à l'homme le droit de se tromper, c'est se croire naïvement en possession de la vérité absolue, se déclarer infaillible, se conférer à soi-même sa petite papauté. La Libre-Pensée est une méthode, elle n'est pas une doctrine, car elle ne se donnerait pour une doctrine qu'en se niant au moment même où elle s'affirme. Séailles dit encore : « Libre-Pensée signifie libre examen, libre usage de la raison à ses risques et périls... La pratique des méthodes de la science nous interdit de faire repérer le connu sur l'inconnu. Nous ne pouvons plus prendre pour mobile de nos actes l'attente de sanctions futures. Nous refusons de rêver la justice dans une cité céleste, en nous résignant au mal ici-bas ; nous entendons la réaliser dans les rapports réels des hommes et nous ne comptons que sur notre effort pour y réussir ». Séailles, bien que non-anarchiste, montre que la Libre-pensée devrait être l'application de la morale anarchiste. En novembre 1902, au Congrès où l'on fonda à Paris, l'Association nationale des Libres-Penseurs de France, on nota la déclaration suivante : ... L'Association a pour but de protéger la liberté de penser contre toutes les religions et tous les dogmatismes quels qu'ils soient, et d'assurer la recherche libre de la vérité par les méthodes de la raison. Au même Congrès, Ferdinand Buisson, président de l'Association, a dit : « Un libre-penseur ne veut sous aucun prétexte se laisser imposer ni Dieu, ni Maître, il ne veut rien croire a priori ». Voici une autre définition, celle-ci par Jules Carrara, poète suisse, professeur à l'Ecole Normale de Lausanne et qui a perdu sa chaire à cause de ses idées libres-penseuses. « La Libre-Pensée, c'est avant tout, ce devrait être exclusivement, une méthode scientifique, un moyen de connaître, un moyen d'arriver à la Vérité, donc au Progrès, et par conséquent au Bonheur ». Vérité, Progrès, Bonheur, voilà les trois étapes que doit franchir l'humanité et que doit franchir d'abord chacun de ceux qui la composent. (Mais qu'est-ce que la Vérité? ajouterai-je? La Vérité absolue n'existe pas. Vérité pour l'un, fausseté pour l'autre, etc.). Carrara dit encore (dans Découvrir la Vérité), nous avons notre raison ... si ce moyen n'est pas infaillible, il est encore le meilleur de tous ; et le seul indispensable. A moins d'être complètement privé de raison, c'est-à est plus ou moins, doué de raison, capable de raisonner, raisonnable. La raison est de toutes nos facultés, la seule dont on peut dire qu'elle est par essence, commune à tous les hommes, indispensable à tous... La raison est la faculté maîtresse et modératrice des autres, le balancier que nul ne rejette sans perdre l'équilibre. Ayons donc confiance en notre raison et soyons rationalistes. Le rationalisme est la seule méthode scientifique la seule philosophie, la seule mentalité favorable à la découverte de la vérité. Un libre-penseur est un homme qui prend sa raison pour guide et pour juge, pour qui sa raison est comme un crible qui retient les vérités et laisse passer les erreurs, qui soumet au contrôle de sa raison toutes les apparences, toutes prépositions, tous les postulats, toutes les affirmations, toutes les prétentions, et qui n'en conserve que ce que sa raison lui a confirmé être vrai. Le rationalisme, ce n'est pas autre chose que la Libre exercice de cette faculté qui nous permet de comparer, de juger, de penser, de connaître, de savoir. Le rationalisme s'oppose à la révélation, il oppose la science à la croyance et la raison à la Foi La Libre-Pensée... empêche la stagnation, l'encroûtement, la coagulation, la paralysie des intelligences. Depuis une année, le journal La Libre-Pensée Internationale, de Lausanne, est rempli de discussions sur le sens et la portée du mot Libre-Pensée. Un membre de la Fédération romande, de libre-pensée, M. le professeur de chimie Pelet veut absolument que la Libre-Pensée soit une religion. Quoiqu'il ait été pendant bien des années membre actif de nos groupements, il prétend que la génération actuelle sent le besoin d'une religion, même sans dogme. Il a écrit un volume à ce sujet et il a jeté la zizanie parmi les libres-penseurs de la Suisse romande. Il n'a guère été approuvé que par des pasteurs libéraux, cependant il continue. Le principal sujet discuté au Congrès des libres-penseurs de la Suisse romande, à Neuchâtel, au mois de mai 1928 a été celui-ci : la libre pensée est-elle en train de devenir religieuse? La résolution suivante a été votée à l'unanimité moins trois voix : « Le congrès de la Fédération romande de la Libre-Pensée, réuni le dimanche 26 mai 1928, à la Maison du Peuple, à Neuchâtel, après avoir discuté sur la question « Libre Pensée et Religion », formule les déclarations et résolutions suivantes : 1. La Religion a été, dès son origine à nos jours, une attitude essentiellement mystique basée sur la croyance au surnaturel. 2. A la lumière de l'histoire, elle s'est révélée surtout comme un instrument de domination spirituelle et par là de soumission envers les puissances temporelles. 3. La Libre-Pensée est la force de libération qui s'est opposée à la puissance de domination de la Religion. Elle se place sur le terrain naturel et dès lors elle ne peut approuver l'attitude mystique. Elle est irréligieuse. 4. Cependant, la Libre-Pensée n'entend en aucune circonstance empêcher les individus d'adopter et de pratiquer les croyances qui leur plaisent. Mais elle se dresse contre les collectivités religieuses toutes les fois que celles-ci veulent employer leur force numérique, économique et traditionnelle pour défendre et perpétuer leur domination. Elle vise au contraire à la réalisation d'une Société où ni le fait de croire, ni le fait de ne pas croire, ne soient pour personne une cause de dommage ou de privilège. 5. La Libre-Pensée est idéaliste. Elle ne nie pas que la Religion puisse l'être à sa manière. Mais elle sait que cette tendance n'est pas caractéristique de la foi religieuse, puisque le fondement essentiel de la Religion est un absolu mystique. Il n'est donc pas nettement exact de dire que la Religion, ce soit l'idéal que l'homme se propose. D'ailleurs, la Libre-Pensée ne proclame aucun absolu. Son idéal n'est pas la vérité « absolue », ni la justice « absolue », ni la liberté « absolue ». Elle écarte ces notions métaphysiques qui se sont avérées comme trop commodes pour justifier précisément la renonciation à la poursuite d'un idéal natteingible. La Libre-Pensée, restant au contraire dans le domaine de l'action et des possibilités, veut d'avance anéantir tout prétexte à une telle renonciation, en proclamant pour maximes : Toujours plus de vérité, Toujours plus de justice, Toujours plus de liberté, pour réaliser toujours plus d'entente et d'amour entre les hommes. 6. Si la Libre-Pensée, en tant que doctrine, est irréligieuse, en tant qu'organisation, elle ne ferme cependant pas ses portes aux hommes de bonne volonté, quand même ceux-ci persisteraient à appeler religion l'idéal de la Libre-pensée ».

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