Le problème du libre arbitre
(ou de franc arbitre) est l'un des plus importants dans le domaine des sciences
humanitaires : de la philosophie générale, de la métaphysique, de la morale, de
là jurisprudence, de la psychologie, de la sociologie. Il est, en outre,
étroitement lié aux problèmes de la croyance et de la religion. Il joue, enfin,
un assez grand rôle dans certaines manifestations de la vie de tous les jours :
action éducatrice, réaction contre la criminalité, activité sociale, etc. A
certains points de vue, son importance est capitale. On pourrait dire qu'il se
trouve au centre ou, au moins, au carrefour décisif de tous les problèmes ayant
trait à l'existence, à l'évolution ou à l'activité humaines. Il n'est pas ici
une seule question plus ou moins considérable et vaste qui ne dépende, dans
telle ou telle mesure, de la solution - intime et instinctive ou théorique et
motivée - de celle du libre arbitre. Cependant, c'est un des problèmes les plus
obscurs, les plus difficiles, compliqués, embrouillés. On est loin d'avoir
trouvé sa solution définitive. Pis encore : son interprétation même, la façon
de la formuler ne sont point nettes ni uniformes. Ne pouvant pas nous occuper,
dans un bref article de dictionnaire, de tous les aspects de la question en
détail, - ce qui exigerait un ouvrage spécial -, nous nous bornerons à exposer
ici l'essentiel de la controverse, en tenant compte de la perspective
historique. Dans sa forme primitive, élémentaire, brutale, le problème du libre
arbitre se pose comme suit : L'homme a la sensation intime de pouvoir opter
librement pour telle ou telle action, prendre tel parti plutôt que tel autre.
Il a la conscience immédiate du libre choix. Sa volonté parait être
indépendante dans ses fonctions ; elle semble avoir la puissance de choisir, de
se déterminer, d'être juge suprême des actes de son porteur. (Ce ne sont que
les passions violentes et les actes inconscients qui lui échapperaient). S'il
en est ainsi, si cette liberté de la volonté n'est pas une simple illusion,
alors les actes humains ne sont nullement déterminés à l'avance, c'est-à dire,
ils se trouvent en dehors de toute causalité. Mais, d'autre part, l'homme, avec
sa volonté et ses actes, est soumis aux lois générales de la nature, à la
causalité universelle ainsi qu'aux conditions, aux lois et aux influences de
son hérédité, de sa constitution anatomique et physiologique, de l'ambiance
sociale, du milieu, de l'entourage, du passé historique, du niveau de culture,
etc., etc... qui, dans leur ensemble, déterminent en dernier lieu et à
l'avance, le caractère, le tempérament, toute la psychologie et, par
conséquent, le fonctionnement de la volonté et les actes mêmes de tout être
humain. Nul ne pourrait y échapper. Nul ne pourrait se placer, ou placer sa
volonté en marge de toutes ces déterminantes, de la causalité naturelle
générale qui ne peut pas être rompue. S'il en est ainsi, alors la liberté de
notre volonté n’est qu'une illusion explicable par l'ignorance de toutes les
causes qui mènent nécessairement, fatalement à tel ou tel acte de volonté. Dans
ce cas, toute décision, toute action humaines seraient absolument déterminées à
l'avance par une suite de causes étroitement enchaînées, irrésistibles, et le
libre arbitre n'existerait pas. Si la pensée humaine s'en tenait opiniâtrement,
dans cette controverse brutale, à l'un de ces deux pôles extrêmes du problème :
arbitre libre (ou indéterminisme) absolu - ou bien déterminisme absolu, alors
le problème serait insoluble. En effet : 1° L'argumentation détaillée de
chacune des deux thèses paraît à peu près également solide. Ici et là, on
trouve des arguments irréfutables ; 2° En se tenant aux extrémités, les deux thèses
s'excluent mutuellement, sont irréconciliables ; 3° L'adoption intégrale de
l'une d’elles mène, cependant, à une absurdité éclatante. Cette situation des
choses prédispose déjà elle-même à l'abandon des extrémités et à la recherche
de leur réconciliation possible devant se rapprocher plus ou moins de la
réalité, de la vérité. Comment donc ce problème fut-il traité à travers les
siècles? Quelle est sa situation actuelle ? Remarquons, tout d'abord, qu'il fut
l'objet des études approfondies d'un très grand nombre de penseurs et d'érudits
dans toutes les branches des sciences humanitaires et de l'activité humaines.
Cela se comprend aisément. Il est facile de voir, en effet, que là solution
d'une quantité de questions, non seulement purement philosophiques, mais aussi
psychologiques, morales, juridiques, pédagogiques, sociales et autres, -
questions ayant souvent une importance pratique immédiate -, dépend de la
solution du problème traité. Habituellement, on ne s'en rend pas compte, car on
s'intéresse peu, dans la vie quotidienne, aux sciences ou à la pensée
philosophique. On se contente d’avoir la conscience intuitive de pouvoir,
vouloir et choisir librement (à part les cas d'irresponsabilité), et on s'y
base. Et puis, il est bien connu qu'on a l'habitude d'accepter docilement, sans
réfléchir, de façon trop simpliste, les faits, institutions, coutumes, lois,
tels qu'ils se présentent. Mais aussitôt qu'on se donne la peine de regarder
les choses de plus près, de les approfondir quelque peu, on voit bien que telle
ou telle question est beaucoup plus compliquée, et que sa solution véritable
gît dans celle du problème d'arbitre libre. Si, par exemple, tous mes actes
étaient absolument prédéterminés par des forces et motifs se trouvant en dehors
de moi-même, si ma liberté de choix n'était qu'une illusion, alors ma
responsabilité morale, juridique, sociale, tomberait à zéro ; car je ne serais
au fond, dans ce cas, qu'un instrument aveugle des éléments que je ne pourrais
même pas connaître Si, au contraire, ma volonté avait la puissance absolue de
s'élever au-dessus de toute causalité, si mon choix était absolument libre,
alors ma responsabilité personnelle serait aussi absolue, entière, illimitée.
Si, enfin, ma volonté était relativement et partiellement indépendante ; si mes
actes n'étaient prédéterminés qu'en partie ; si mon choix était, ne serait-ce
que relativement libre, dans ce cas ma volonté, mon choix, tout mon « moi » et
ma responsabilité personnelle seraient engagés aussi partiellement,
relativement : notamment, dans la mesure de ma liberté de vouloir, de choisir,
d'agir. Il faudrait donc, dans ce cas, analyser et établir, autant que
possible, cette mesure : la proportion de ma responsabilité réelle. On voit
ainsi que l'un des problèmes les plus graves de la vie sociale de l'homme,
celui de sa responsabilité morale ou autre envers ses semblables, est
étroitement lié au problème de l'arbitre libre. On voit aussi que la solution
plus ou moins juste du problème de la responsabilité est extrêmement délicate
et compliquée sinon impossible. Le problème de l'efficacité de l'éducation, par
exemple, ainsi que le choix des méthodes éducatives, dépendent beaucoup de la
façon de concevoir la question du libre arbitre. Il en est de même avec
plusieurs autres problèmes. Les philosophes les plus anciens connaissaient déjà
la controverse traitée et s'en occupaient. Nous trouvons surtout son analyse assez
approfondie, bien qu'un peu naïve, chez plusieurs philosophes de l'antiquité,
tels que : Socrate (468-400 av. J.-C.), Platon (429-347 av. J.-C.), Aristote
(384-322 av. J.-C.), Epicure (341·270 av. J.-c.), Carnéade (219- 126 av.
J.-C.). Les penseurs antiques penchaient vers la reconnaissance du libre
arbitre absolu. L'idée de la causalité naturelle, telle que nous la concevons
aujourd'hui, leur était encore étrangère et ne les gênait pas beaucoup. La
philosophie scolastique du Moyen-âge s'occupe aussi du problème. En conformité
avec le caractère général de l'époque, elle se confond avec la pensée
religieuse. Car la religion, de même que plus tard la science laïque, s'est
trouvée en face des contradictions et difficultés logiques analogues, avec
cette différence qu'il s'agissait pour elle non pas de la prédétermination
naturelle, mais de la prédestination et de la prescience de Dieu. En effet, si
le libre arbitre existe, que reste-t-il de la prédestination divine? Si, au
contraire, le libre arbitre n'existe pas et que tout est prédestiné, comment
expliquer alors 1'apparition du mal, puisque Dieu est bon, et le monde l'œuvre
de sa bonté infinie? La pensée théologique moyenâgeuse et postérieure (Erigène,
env. 830-880 ; Abélard, 1079-1142) ; Thomas d'Aquin, 1226-1274 ; Bacon,
1214-1294 ; Bossuet, 1627-1704, et autres) déploya pas mal d'énergie pour
atténuer la contradiction flagrante et trouver un élément de réconciliation
entre les deux points extrêmes. Cet élément fut trouvé tant bien que mal. Il
constitue un des dogmes fondamentaux de la théologie chrétienne, en vigueur
jusqu'à nos jours. La prédestination existe. Mais le libre arbitre existe
aussi, le bon Dieu ayant doté l'homme d'une liberté relative de volonté, de
choix et d'action, sous condition toutefois d'obéissance à certains préceptes
du Père[1]Créateur.
Or, l'homme désobéit, c'est-à-dire, son libre arbitre, qui ne devait se mouvoir
que dans le sens du bien, se détacha de l'élément divin ; la possibilité du
mal, l'apparition du mal en fut le résultat. Cette formule donnait, il est
vrai, aux dominateurs de tous temps et de toute marque, religieux ou non, la
faculté de persécuter, de torturer, d'exterminer les hérétiques et les «
mauvais sujets », détachés de Dieu et du bien, engagés irrévocablement sur le
chemin du mal. Mais déjà Bossuet dut avouer dans son « Traité du libre arbitre
» qu'on n'aperçoit pas bien le lien qui doit unir les deux bouts désunis : la
prédestination divine et la liberté humaine. En ce qui concerne la pensée et la
science laïques dans leur essor des temps nouveaux, leurs représentants - les
philosophes et les savants des siècles derniers - se divisèrent, tout d'abord,
et pour une assez longue durée, en deux camps diamétralement opposés : celui
des partisans du libre arbitre ou « indéterministes », et celui des «
déterministes » irréconciliables. Mais avec le développement des sciences et
l'accumulation de l'expérience, le problème du libre arbitre abandonna les
hauteurs de la pure philosophie spéculative. Il devint l’objet des études très
variées et plus concrètes des psychologues, des moralistes, des juristes, etc.
Les résultats obtenus, les données acquises permirent, depuis quelques dizaines
d'années déjà, de rechercher la conciliation possible des deux thèses opposées.
Ces recherches aboutirent à des conclusions intéressantes. Généralement, il est
admis par la science moderne que : 1° l'homme comme tel, avec sa volonté, avec
son « caractère », avec sa personnalité tout entière, est un chaînon autonome
dans la chaîne causale aboutissant à tel ou tel autre acte humain ; et 2° bien
que la personnalité humaine, qui devient ainsi l'une des déterminantes libres
de l'action, soit elle-même déterminée par de nombreuses influences, - la
personnalité, c'est précisément l'homme lui-même - ; il ne peut, évidemment,
s'agir que de sa dépendance (ou indépendance) de quelque chose d'autre que
lui-même ; il serait un non-sens, de s'occuper de son indépendance de lui-même
; donc, si l'homme est un chaînon autonome dans la suite des motifs déterminant
l'acte, alors son sentiment de liberté n'est nullement une illusion. On admet
donc, de cette façon l'existence d'une causalité psychique spécifique qui
introduit dans la chaîne des causes générales un anneau « sui generis », un
facteur indépendant, dans une certaine mesure. Mais cette constatation est
encore loin de pouvoir éliminer toutes les difficultés du problème et amener sa
solution définitive. On pourrait, en effet, y faire cette objection : l'homme
ne saurait être effectivement libre que s’il avait la puissance de surmonter,
de rompre, quant à son existence ici-bas, au moins dans une certaine mesure, la
fatalité, la causalité psychique elle-même, déterminée, elle, par des forces et
facteurs en dehors de sa volonté. Cette dernière n'est, non plus, qu'un produit
de ces forces fatales, bien que l'homme ne s'en aperçoive pas. En réalité, il
n'est donc pas libre. Sa liberté n'est, au fond, qu'une illusion, car il ne
crée pas sa volonté, et sa volonté ne crée rien. En admettant même la causalité
psychique autonome (ce qui n'est pas encore absolument démontré ni accepté par
tous), on ne saurait considérer l'homme comme effectivement libre qu'à
condition qu'il puisse créer de nouvelles valeurs psychiques qui l'auraient
élevé au-dessus de ses qualités fatales. Ce n'est qu'alors qu'on pourrait
vraiment parler de son libre arbitre et de sa responsabilité, Or, cette
puissance créatrice, est-elle possible chez l'homme? C'est ainsi que l'on
s'approche d'un nouveau problème, infiniment intéressant et d'une importance
vraiment primordiale pour toutes les questions concernant l'homme. C'est le
problème de la création, de la capacité créatrice chez l'homme, de l'énergie
créatrice en général, de son essence et de son rôle dans l'évolution générale
et humaine. C'est là la véritable clef de toute la question. Or, c'est un
problème qui, non seulement n'est pas encore résolu, mais n'est même pas encore
dûment posé scientifiquement. Ainsi surgit une nouvelle difficulté théorique
considérable, sans parler d'une quantité de difficultés pratiques déjà
signalées : celle, par exemple, d'établir la proportion exacte où l'homme
pourrait porter une juste responsabilité vis-à-vis de ses semblables. En tout
cas, l'aspect théorique moderne du problème du libre arbitre n'est plus ni religieux,
ni celui, purement métaphysique, de savoir si c'est le libre arbitre absolu ou
la prédétermination absolue qui dirige la conduite des hommes ; c'est bien
celui, plus scientifique, d'établir en quel sens et dans quelle mesure les
actes humains peuvent être reconnus libres malgré l'existence d'une certaine
causalité fatale par rapport à sa conduite. Et quant à la vie pratique (qui,
souvent, devance les recherches et les résultats théoriques), elle se meut,
depuis assez longtemps déjà, dans le même sens que celui pris actuellement par
le problème abstrait du libre arbitre. Dans le domaine de la vie normale ainsi
que dans celui du droit ou de l'éducation, on s'efforce de trouver la mesure
dans laquelle la volonté, la responsabilité, l'influence de l'homme seraient
engagées. Naturellement, tous ces efforts, rendus difficiles par l'état actuel,
toujours assez primitif, des sciences humanitaires, enrayés et défigurés, de
plus, par la monstrueuse organisation sociale moderne, sont aujourd'hui encore
maladroits, peu efficaces, parfois déplacés. Mais en comparaison avec les
siècles lointains, c'est au progrès. Le chemin est bon. Il ne reste qu'à le
déblayer de toutes sortes d'obstacles et à le poursuivre activement. Remarquons
pour conclure que la voie sur laquelle le problème du libre arbitre semble
s'engager actuellement et définitivement, nous parait être, non seulement la
voie juste, menant vers le résultat définitif, mais aussi celle qui doit
intéresser tout particulièrement les anarchistes. Car ce sont eux qui
s'intéressent le plus aux questions de l'énergie créatrice. C'est précisément,
la notion de la puissance créatrice de l'homme : des masses, des groupements,
des individus, qui se trouve au centre de leur conception, qui en est l'âme
même. Et c'est, peut-être, à la pensée anarchiste qu'appartiendra un jour le
mérite d'avoir éclairé le mystère et trouvé ainsi la clef de tant de problèmes
passionnants. - VOLINE NOTA. – 1° La littérature se rapportant au problème du
libre arbitre est, depuis plus d'un siècle, tellement abondante et, surtout,
dispersée à travers toutes les branches des sciences humanitaires, qu'il est
impossible de la désigner ici utilement. Celui qui voudrait élargir et
approfondir ses connaissances dans ce domaine, n'aurait qu'à consulter les
divers traités de philosophie, de physiologie, ainsi que plusieurs œuvres de
moralistes, de juristes, etc... se rapportant au sujet traité ; 2° Voir aussi
les mots : Déterminisme, Fatalisme, Liberté, Volonté, et les ouvrages qui y
sont désignés.
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