mercredi 7 avril 2021

Libre-pensée suite Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 

METHODE SOCRATIQUE :

Procédés principaux. 1° Ignorance simulée, hypothèses admises comme vraies et leur fausseté mise à nu par l'absurdité de leurs conséquences (ironie socratique) ; 2° analyse des notions complexes, développement graduel des germes de vérité continus dans l'esprit humain ; induction. Tout notre enseignement philosophique jusqu'au XVIIème siècle découle des principes socratiques, malgré leur base arbitraire, peu scientifique, principes qui nous ont été transmis par Platon (dans ses nombreuses œuvres), et par Xénophon, etc. Socrate, accusé de corrompre la jeunesse, c'est-à-dire de parler contre les dieux adorés par le peuple, fut condamné à boire la ciguë. Ce fut un martyr de la libre-pensée. Quoique les anciens Grecs n'aient jamais été si intolérants que les chrétiens le furent plus tard, et surtout l'atroce religion de Jéhovah, qui fit exterminer tous les Cananéens et les autres peuplades qui n'adoraient pas le Dieu d’Israë1, on parle d'autres martyrs de la libre-pensée en Grèce. Diagoras de l'île de Mélos, surnommé l'Athée fut, dit-on, condamné à mort à cause de ses violentes diatribes contre la religion de ses concitoyens, mais on ne sait rien de certains sur sa mort. Diagoras avait été, croit-on, esclave, puis il fut disciple de Démocrite. On raconte que vers 412 avant notre ère, il s'enfuit d'Athènes par crainte de la ciguë parce qu'il raillait ouvertement et constamment les mystères religieux et leurs initiés. Il n'aurait pas péri victime de l'intolérance, puisqu'on lui doit les sages lois qu'il édita pour Mantinée. La mort de Socrate n'effraya pas les libres-penseurs de son temps. En effet, plusieurs écoles philosophiques continuèrent à faire abstraction des dogmes polythéistes... L'Ecole cyrénaïque, dont le principal protagoniste était Aristippe, de Cyrène (nord de l'Afrique) déclarait que le bien consistait dans la volupté et le mal dans la douleur. Comme au XVIIIème siècle l'enseignait Condillac, selon Aristippe les sens sont les seuls juges de ce qui est vrai, beau et utile. L'école cynique, ne professait rien de ce que nous appelons cynique (du grec kuon, chien). Le plus fameux représentant de cette école fut Diogène, sur qui l'on raconte maintes anecdotes plus ou moins apocryphes. Antisthène, Cratès, Hipparchie, enseignaient que le bien est dans la vertu et que celle-ci consiste à vivre selon la nature, sans que les sages s'inquiètent du qu'en dira-t-on ou d'observer les mœurs courantes. Le cynique jugeait toutes choses d'après ce qu'il considérait comme sa raison. Euclide, fondateur de l'école de Mégare, est plus connu comme mathématicien que comme philosophe. On lui attribue l'invention de la géométrie et son nom en Angleterre est devenu le synonyme de géométrie plane. Les élèves dans les écoles anglaises disent toujours : « J'apprends l'arithmétique, l'euclide, l'algèbre, etc. Cependant, comme philosophe libre-penseur il a eu une grande importance. Selon lui, la raison doit être le seul guide, son objet est l'universel, l'absolu qui seul existe ; le bien c'est la raison, le mal n'est qu'une apparence. Parmi les partisans de cette philosophie, il faut nommer Médème et Phédon ; celui-ci étant l'objet d'un des dialogues de Platon. La libre-pensée est par nature sceptique, puisqu'elle n'admet aucun dogme. Le représentant de ce doute universel fut Pyrrhon, fondateur du Pyrrhonisme. Selon lui toute prétendue science repose sur des hypothèses. La vertu seule est précieuse. La science elle-même ne conduit à aucun résultat positif. On a prétendu que l'essence même de la philosophie de Montaigne, de La Boétie, de Charron, venait du pyrrhonisme ce qui est très discutable. Le scepticisme eut de nombreux partisans, comme Enésidème, de Crête (contemporain de Cicéron), Agrippa (vers 70 avant notre ère), Sextus Empiricus (vers 230 après J.-C.). Les principaux arguments des sceptiques sont les suivants : 1° La raison ne pouvant se prouver à elle-même sa propre légitimité, toute affirmation est une hypothèse gratuite ; 2° La raison est condamnée par sa nature à des contradictions insolubles. Le vaste système de Platon a pour centre la théorie des idées. Ce disciple de Socrate a fondé l'école dite Académie qui attira des disciples de tout le monde hellénique. Platon est encore commenté, discuté ou attaqué par tous les philosophes modernes surtout parce qu'il croit en un Dieu unique qui a modelé la matière éternelle comme lui. Peut-on considérer Platon comme un libre-penseur? La croyance en un Dieu, croyance a priori me semble opposée à la libre-pensée ; bien que des déistes comme Voltaire, Paine, doivent nécessairement être regardés comme des libres-penseurs. Aristote, de Stagyre, en Thrace, de 384 à 322, a joui pendant des siècles d'une dictature intellectuelle sans exemple dans l'histoire. Attaquant vigoureusement dans sa base la théorie de son maître, Platon, il refuse aux idées une existence substantielle, il ne voit en elles qu'un élément distinct de la sensation, mais impuissant à procurer la connaissance sans cette dernière. Aristote a cherché un milieu entre l'idéalisme et le sensualisme. On est loin d'être d'accord sur ce point. Les œuvres d'Aristote, qui étaient restées presque inconnues en occident, jusque vers 1200 de notre ère furent enfin popularisées par des traductions de l'arabe. Les musulmans et les Juifs comme Maimonide, Averroès étaient devenus d’enthousiastes aristotéliciens, leur philosophie était presque exclusivement dérivée des œuvres du fondateur du Lycée ou école péripatéticienne (école d'Aristote). Les Maures d’Espagne introduisirent en Europe les idées du maître d'Alexandre le Grand et bientôt elles dominèrent tous les esprits au moyen-âge, à un tel point que l'Eglise catholique fit de nombreuses victimes parmi les hommes qui n'étaient point assez orthodoxes au point de vue aristotélicien. La renaissance des lettres et les œuvres des philosophes grecs qui furent apportées de Grèce dans les originaux, ébranla l'influence du péripatétisme, mais il y a encore des esprits qui s'attachent à l'aristotélisme. Sylla fut un des premiers Romains à apporter à Rome quelques-uns des écrits d'Aristote. Un des principaux mérites d'Aristote a été sa classification des sciences, de même qu'au XIXème siècle la réputation d'Auguste Comte est d'abord venue de sa classification des sciences. Cette classification d'Aristote s'appuie sur les trois principaux modes de développement de l'esprit humain ; savoir, agir, produire. Il classifie les sciences théoriques en physique, mathématique, métaphysique ; les pratiques en morale, économie, politique, artistique, poétique, rhétorique, logique. Bien que l'Eglise catholique ait pendant des siècles imposé l'aristotélisme, le philosophe lui-même, repoussant les religions de son temps doit être considéré comme un libre-penseur. Les deux principaux ouvrages d'Aristote qui nous restent sont l'Organon, ou logique en six traités, et la Métaphysique ou Philosophie première, en 14 livres. Bacon fondant sa philosophie sur l'étude a posteriori, a intitulé son œuvre le Novum Organon. Epicurisme. Epicure (337-270) est probablement le philosophe grec qui a été le plus calomnié par les écrivains modernes. Le mot épicurien est devenu le synonyme de goinfre. On a été jusqu’à appeler ses disciples « le troupeau des pourceaux d'Epicure », quoique la morale d'Epicure fût plutôt stoïque, Il recommandait à ses disciples la vertu, la tempérance qui seule pouvait conserver la santé. Il est vrai qu'il a dit que le but de l'homme devait être le bonheur, mais ce bonheur, il le mettait dans l'équilibre parfait de la vie, dans le repos, la méditation. On ne peut atteindre au bonheur que par la connaissance de soi-même et du monde. Sa philosophie est l'atomisme de Démocrite modifié. Sa logique admet deux éléments dans l'intelligence, les sensations et les anticipations, notions généralisées par l'entendement. La sensation est le critérium de la certitude. Epicure eut de nombreux disciples, et sa philosophie fut adoptée par la plupart des écrivains romains : Lucrèce, dans sa Natura rerum, Cassius, Pomponius Athicus, Lucullus, Crassus, Horace. Les Romains n'eurent pas de grands philosophes originaux, ils empruntaient aux Grecs leurs théories. Pourtant il faut citer Epictète, Marc Aurèle, Brutus, Caton d'Utique, Sénèque qu'on peut classer parmi les stoïciens. De la Grèce, la philosophie avait passé à Alexandrie d'Égypte. Le néo-platonisme d'Alexandrie avait la synthèse comme méthode, son but était d'associer dans un vaste éclectisme l'esprit oriental, mais déjà le christianisme faisait sentir sa funeste influence sur l'esprit humain. Aussi vit-on saint Cyril exciter ses partisans contre la grande savante libre-penseuse Hypatie, qu'on mit à mort, en lui enlevant ses vêtements et en déchirant son corps avec des coquilles d'huîtres en 415. L'édit de l'empereur Justinien, en 529 fermant les écoles de philosophie, fut le signal de la décadence de l'intelligence. En Europe, la libre-pensée est écrasée sous les persécutions. Quelques philosophes comme saint Erigène (vers 856) tentèrent d'appliquer au dogme chrétien les formes logiques de l'Organon d'Aristote, traduit par Boèce. L'obscurité s'étend partout, la religion étouffe toute activité d'indépendance de la pensée. La philosophie de la scolastique n'est plus que l'humble esclave de l'Eglise. Le bûcher, les tortures atroces menaçaient quiconque osait élever des doutes sur les dogmes catholiques. Ce fut une époque de cauchemar pour ceux qui ne pouvaient croire implicitement. Au lieu de la liberté grecque, le monde civilisé n'avait plus que l'esclavage du cerveau, le catholicisme faisait reculer la civilisation de presque mille ans. La réformation, sortie de la renaissance des lettres, osa secouer les chaînes de la pensée, mais pourtant Berthelier, le libertin, c'est-à-dire libre-penseur, fut mis à mort à Genève, où à présent s'élève sa statue. Servet, le célèbre médecin espagnol, qui avait osé nier la divinité de Jésus fut condamné par l'Eglise catholique ; fuyant Vienne (France) où on allait le brûler, il se réfugia à Genève, où Calvin fit exécuter la condamnation papale. A présent une statue de Servet orne une place d'Annemasse (Haute-Savoie), Genève n'ayant pas voulu accorder un emplacement pour y élever la statue, résultat d'une souscription internationale. La ville de Genève s'est contentée d'ériger un monolithe à l'endroit même où, à Chavapel, fut brûlé le martyr. A Paris une statue de Servet se trouve dans le square de la mairie du XIVème arrondissement. Le protestantisme ne croyait plus à certains dogmes catholiques ; par exemple à la transsubstantiation (l'hostie changée en corps et en sang de Jésus), aux indulgences, aux prières pour les morts etc., mais ayant la Bible comme fétiche, il était aussi loin de la liberté de la pensée que le catholicisme autoritaire. La renaissance des études grecques a produit, en Italie, le renouvellement de la libre-pensée. Toute une pléiade de penseurs ont, au péril de leur vie, exprimé leur amour de la liberté intellectuelle. Le chroniqueur Villani parle de nombreux épicuriens opposés à l'orthodoxie. Brunetto Latini, maître de Dante, dans son Tesoretto, fait de la nature le pouvoir universel, laissant la divinité de côté. Cecco d'Ascolo, professeur de philosophie et d'astrologie, à Bologne, périt sur le bûcher en 1327, parce qu'il avait écrit que Jésus avait vécu en poltron, en paresseux avec ses disciples. On peut considérer Dante, Boccace, Pétrarque, comme des libres-penseurs de leur temps, bien que l'Eglise ait biffé de leurs ouvrages tous les sentiments anticléricaux. Pulci, grand poète de la Renaissance, échappe à l'Inquisition malgré ses satires anticléricales ; mais, à sa mort, on refusa à son cadavre un enterrement en terre consacrée. Gabriele de Salo (en 1497) avait osé dire que Jésus avait trompé le monde par sa ruse, et que peut-être il était mort sur la croix à cause de ses crimes ; ce médecin bolonais fut protégé par ses patrons contre l'Inquisition. Georges de Novarra fût brûlé en 1500 pour avoir nié la divinité de Jésus. Parmi les écrivains libres-penseurs, il faut surtout mentionner Pomponace (1462-1525), dont on a dit qu'il avait réellement initié la philosophie de la Renaissance italienne. Il niait l'immortalité de l’âme, la réalité des miracles ; mais il prétendait se soumettre à l'Eglise, ce qui lui sauva la vie. Pendant que de nombreux italiens se distinguaient par leur scepticisme à l'égard des dogmes, la France, l'Espagne, la Scandinavie, pliées sous le joug de l'Eglise romaine, ne produisaient aucun esprit indépendant du moins aucun qui ait laissé un nom. En Bohême, Jean Hus, ayant osé parler librement, fut condamné par le concile de Constance et brûlé vif (1413) malgré le sauf-conduit de l'empereur Sigismond. Le disciple de Hus, Jérôme de Prague, un peu plus tard, eut le même sort que son maître. La guerre des Hussites qui s'en suivit et qui dura longtemps, fut un drame politique, qui détourna en Bohème et en Moravie, l’esprit public des questions de libre-pensée. Aux Pays-Bas, Koornhert (1522-1590), fut banni de Delft, à cause de ses ouvrages hétérodoxes. L'histoire des Pays-Bas, par Liewe van Aitzema, fut supprimée pour athéisme ; les Exercitationes Philosophicae de Gorlaens eurent le même sort. Un Kverbogh qui, en 1668, avait publié un dictionnaire de la langue hollandaise où se trouvaient des définitions libres-penseuses, dut fuir d'Amsterdam, fut poursuivi pour blasphème, condamné à 10 ans de prison et 10 ans de bannissement. Il mourut en prison. Nous voyons donc que même les pays qui avaient adopté la réforme n'étaient pas exempts d'intolérance quand un libre-penseur avait exprimé ses idées. A l'époque même où Calvin établissait son pouvoir à Genève et faisait de la Bible le guide infaillible de ses partisans et par là renonçait à toute liberté de penser véritable, il y avait en France un philosophe sceptique qui eut une énorme sur les esprits cultivés, je veux parler de Montaigne (Michel Eyquem de) (1533- 1592), dont les Essais sont encore le livre de chevet d'un grand nombre de penseurs. Ces Essais sont composés sans plan, ils forment un recueil de pensées et d'observations. Montaigne repousse toute doctrine imposée, toute théorie admise. Il veut penser par lui-même et doute de tout ce qu'il n'a pas reconnu comme vrai. On l'a appelé pyrrhoniste, mais il n'a pas dit, comme Pyrrhon, dit-on, : ce que je sais, c'est que je ne sais rien. Montaigne s'abstient de toute affirmation. Les Essais de Montaigne sont fréquemment réédités. Une traduction anglaise qui avait été supprimée par la censure comme athée, a reparu et eut un grand succès. L'ami de Montaigne, Etienne de La Boétie (1530-1563), a laissé un petit ouvrage, La Servitude volontaire, où l'on a voulu voir des prémisses de l'anarchie. Pierre Charron (1541-1603), autre ami de Montaigne, qui mourut dans ses bras, fut d'abord prédicateur catholique, mais dans son ouvrage le plus connu, Traité de la Sagesse, il est disciple de Montaigne et cherche à démontrer l'incertitude et l'impuissance de la raison, il condamne toutes les religions. Il choqua tout d'abord les croyants en disant que si l'homme a une âme, les animaux en ont une aussi. Le Traité de la Sagesse fut poursuivi pendant la vie de l'auteur et après sa mort. Un contemporain italien de Montaigne et Charron, Giordano Bruno, fut un des plus grands savants de son temps. On trouve dans ses œuvres l'idée du transformisme développée au XIXème siècle par Lamarck et Darwin. Né vers 1548, il entra dans l'ordre des Dominicains, mais ses doutes sur la religion et ses violentes attaques contre les moines le poussèrent à quitter l'Italie vers 1580. Il se rendit à Genève, espérant y trouver la liberté de pensée, mais il vit bientôt que la liberté y était aussi peu connue que dans les pays catholiques. Il alla à Paris où, à la Sorbonne, il attaqua l'aristotélisme à la mode, puis il partit pour l'Angleterre, où il défendit le système de Copernic contre les professeurs d'Oxford. Ensuite il parcourut l'Allemagne, excitant partout une grande opposition, car il attaquait les thèses mêmes du catholicisme ; il publia des ouvrages scientifiques, plutôt panthéistes. Ayant été invité par un ami à aller à Venise, où il lui promettait la liberté de ses opinions, il fut trahi par cet ami même, qui le livra au pape. Enfermé par l'inquisition de Rome, il gémit pendant sept ans dans les cachots, puis il fut brûlé vif le 17 février 1600. Cet audacieux penseur est devenu un héros pour la libre-pensée européenne, une statue lui fut érigée par souscription internationale à l’endroit même où fut allumé le bûcher où il périt. Un grand palazzo, (belle maison) de la société Giordano Bruno s'élevait à Rome vis-à-vis du Vatican. On allait le reconstruire pour en faire le point central des sociétés de libre-pensée, mais la prêtraille veillait. Le traître Mussolini, ce presque anarchiste, lorsqu’il était ouvrier à Lausanne, devenu le dictateur tout puissant et malfaisant, a fait démolir ce palazzo, sous le prétexte de faire passer une rue sur l'emplacement, mais la rue ne sera jamais faite. Les fonds de la Giordano Bruno ont été confisqués par le gouvernement fasciste. Les ouvrages de G. Bruno ont été traduits en allemands en plusieurs volumes. Le XVIIème siècle vit naître deux écoles de philosophie qui ont certainement des bases dans la libre-pensée, ce sont les écoles de Bacon en Angleterre et le cartésianisme ou école de Descartes en France. Les travaux de Bacon (François) (1561-1626) ont un double objet : 1° la réforme et le progrès des sciences : 2° la classification raisonnée des connaissances humaines. Selon lui les procédés que la science doit suivre se réduisent à trois : 1° prendre la nature sur le fait et enregistrer les purs phénomènes, sans chercher d'abord â les expliquer : 2° construire des tableaux où les phénomènes soient classés dans un ordre facile à saisir ; 3° s'élever à la connaissance des lois au moyen de l'induction, dont il analyse minutieusement les procédés. Les principes posés par Bacon, que l'activité intellectuelle ne s'exerce que sur un fond primitivement fourni par les sensations sont développés et appliqués à la psychologie et la morale par ses disciples immédiats (Hobbes, 1588-1679 ; Gassendi, 1592-1655 ; Locke, 1632-1704) et par l'école sensualiste du XVIIème siècle. Les idées libérales de Bacon n'influencèrent guère les événements de son temps. Les persécutions continuèrent. En 1619 le savant libre-penseur Lucilio Vanini, fut brûlé vif à Toulouse après qu'on lui eût arraché la langue avec des tenailles rougies au feu. (Une statue devait être érigée à Vanini à Lecce, sa ville natale, mais la guerre et le fascisme ont empêché l'érection de ce monument). Marie Tudor (Mary la sanglante comme on l'appelle en Angleterre), fit brûler ou décapiter des centaines de protestants ; sa sœur Elisabeth massacra des catholiques. Le fils de Marie Stuart, Jacques 1er d'Angleterre, fit brûler le dramaturge Kyd, le savant Barlholomew Legate (1611), et la même année Wightman. Après ce dernier autodafé, on ne brûla plus les libres-penseurs, on se contenta de les mettre en prison pendant de longues années. Une loi punit encore aujourd'hui d'emprisonnement les blasphémateurs. Il y a trois ou quatre ans, un orateur en plein air, Gott, fut condamné pour avoir employé des mots un peu violents contre la trinité. Il est mort en prison. Chaque année une pétition est présentée au Parlement par des personnages distingués en faveur de l'abrogation de cette loi, relique du moyen âge, mais le gouvernement s'oppose à cette mesure libérale. La philosophie de René Descartes (1590-1650\, opposée à la réforme de Bacon, a dominé toute philosophie depuis le milieu du XVIIème siècle jusque vers 1750 et encore à présent elle a de nombreux partisans. Descartes peut être dénommé libre-penseur pour la raison que dans le Discours sur la Méthode il fait abstraction - table rase - de toutes les idées préconçues, de tous les dogmes et ensuite il reconstruit par l'observation des faits internes, il fonde ainsi la psychologie, d'où il tire la logique, l'éthique ; mais, par une étrange aberration, venant peut-être de la peur des persécutions auxquelles il avait déjà été exposé en Hollande, il remonte jusqu'à Dieu, qui n'a absolument rien à faire avec la logique ou la psychologie. Cette théodicée lui fut probablement imposée par les mœurs de son temps. Parmi les représentants les plus autorisés de son école, nous verrons Malebranche (1638-1715), Arnauld, Nicole, Bossuet, Fénelon, etc., et au XIXème siècle, Royer-Collard, Gérando, Cousin et toute l'école éclectique. Spinoza qui fut disciple dé Descartes se sépara de son maître et construisit un système de panthéisme. Il était libre-penseur, fut banni de la synagogue à cause de cela. Au milieu du XVIIIème siècle, en Angleterre, le déisme prit une grande extension, malgré les persécutions du clergé protestant. Un garçon de 18 ans, Thomas Arken Testament les Fables d'Esdras, Jacob Ilive, qui avait nié toute révélation divine fut attaché trois fois au pilori (1753) et condamné aux travaux forcés pour trois ans ; un vieillard de 70 ans, Peter Annet qui s'était moqué des histoires du pentateuque (les cinq ouvrages attribués à Moïse), fut aussi attaché au pilori et envoyé aux travaux forcés pour une année. Cependant on peut s'étonner qu'il n'y ait pas eu plus d'ouvrages défendant le déisme ; on n'en compte guère qu'une cinquantaine, et pourtant la plupart des hommes remarquables de cette époque, étaient déistes, ils n'allaient pas jusqu'à douter de l'existence d'un Dieu, ce Dieu était le créateur rien de plus. Ils ne se demandaient pas où ce Dieu avait pris la substance de la création, celle-ci, d'après la genèse n'ayant été que la mise en ordre du chaos ; mais qu'était ce chaos? Etc. Voltaire qui fut le roi intellectuel du XVIIIème siècle était un déiste. Ayant dû fuir la France, il avait pendant son séjour en Angleterre étudié les écrits des déistes, il en absorba tout le suc et il expliqua dans un style impeccable bien supérieur à celui des Anglais les idées des déistes. La vie et les écrits de Voltaire sont trop connus pour qu'on ait besoin de les dépeindre ici. Son influence n'est pas diminuée, bien que ses tragédies, ses comédies, ses poèmes épiques ne soient plus lus, mais le nom de Voltaire a encore une force très grande. Il n'est pas de jour où je ne voie ce nom cité par les journaux américains, anglais, allemands, russes, tchèques, polonais, ukrainiens. Les cléricaux ont beau faire rage, inventer calomnies sur calomnies, Voltaire reste roi de la pensée antireligieuse. Son Dictionnaire philosophique, Candide, et d’autres contes sont traduits et lus dans toutes les langues et dans tous les pays. C'est la bête noire des cléricaux. Voici un paragraphe que j'ai lu aujourd'hui dans le journal anglais The Literary Guide : « Voltaire : Philosophe, dramaturge, historien ; le châtieur des hypocrites, l'exposeur des faussetés, l'ennemi acharné, infatigable de la superstition, le protecteur du travailleur, le vengeur de Colas et de Sirven, Voltaire qui le premier fit de la plume une puissance devant le nom de qui les papes et les potentats apprirent à ramper ; qui bannit Jéhovah du ciel et l'Enfer de l'autre monde, le génie qui a tant fait (pour l'humanité)... Voltaire et Napoléon sont symboliques comme Ahriman et Osmuzd, de la mythologie perse, ils sont comme les principes du conflit du bien et du mal, de la Raison et de la Force, principes toujours en guerre , guerre incessante, etc. » (La suite de l'article est un éloquent discours contre la guerre). On y trouve encore cette phrase : « j'espère, j'ai confiance qu'un jour viendra où hommes et femmes n'offriront plus un culte aux restes de Napoléon, et qu'ils trouveront en Voltaire leur instituteur et leur inspirateur ». Ainsi la haine des catholiques n'a pu ronger le piédestal sur lequel l'humanité moderne a érigé l'idéal du philosophe. Autour de Voltaire, nous voyons une foule d'hommes de talent, même de génie, aller plus loin que lui et se proclamer athées. La Mettrie, d'Argens, d'Holbach, l'abbé Meslier, Dumarsais, d'Alembert, Mably, Naigeon, Dupuis. Ces hommes dont les œuvres ont eu une influence colossale sur le progrès de la libre[1]pensée et de l'histoire mériteraient des notices spéciales dans notre Encyclopédie, mais l'espace manque. Rappelons seulement que l'Encyclopédie fondée et rédigée par Diderot et dont l'introduction par d'Alembert est devenue une œuvre classique, est constamment citée, quoique la partie scientifique ait été laissée en arrière par les découvertes modernes. C'est le sort inévitable de toutes les encyclopédies. Condorcet, grand savant, fondateur de la théorie du progrès, avocat du Droit des femmes, mérite notre admiration. Après la mort de Voltaire et des principaux encyclopédistes, la libre[1]pensée devint le mot d'ordre de presque tous les écrivains et les penseurs. Quand la Révolution éclata presque tous les leaders étaient imbus des idées de Voltaire et de ses disciples, ou de celles de J.-J. Rousseau qui, malgré ses palinodies, fut toujours plus ou moins libre-penseur. On fut étonné dès la Constituante de voir des évêques, des prêtres, comme Talleyrand ou l'abbé Grégoire renoncer à leur vocation et se proclamer libres-penseurs. Danton, Marat, Mirabeau, étaient des libres-penseurs convaincus. Marat, abominablement calomnié par la plupart des historiens était un grand savant et un homme intègre, Robespierre, l'incorruptible Maximilien, a fait du mal à la Révolution et au monde par ses idées théistes et la réintroduction de la religion en France ; mais quand on compare la vie et l'intégrité de Robespierre avec la vie et les actions de nos hommes d'Etat, on est forcé d'admirer cet homme malgré sa mauvaise influence contre la libre-pensée. Saint-Just, Lebas, Couthon étaient des héros aux idées plus avancées que leur leader. Hébert, le rédacteur du Père Duchesne, se servait du langage grossier de certaines couches populaires pour convertir ces hommes aux idées révolutionnaires et athées. Barras et les réactionnaires qui ont renversé le régime de Robespierre n'étaient pas libres[1]penseurs. C'étaient des arrivistes à la façon de nos parlementaires, de nos ministres, beaucoup étaient des hommes vicieux restés chrétiens. Nous avons oublié de parler d'hommes qui ont eu une grande importance comme Helvétius, dont les volumes : De l'Esprit, et Du Bonheur, sont franchement athées. Pendant la période révolutionnaire parurent des ouvrages importants pour la libre-pensée, par exemple Les Ruines des Empires, par Volney, publiées en 1791 ; elles ont été souvent rééditées. L'énorme ouvrage de Dupuis, Origine de tous les cultes, qui porta des coups formidables aux théories chrétiennes, date de 1795 ; Sylvain Maréchal, auteur du fameux dictionnaire des athées, publia en 1797, son Code d'une Société d'hommes sans dieu ; en 1798, les Libres-Pensées sur les Prêtres ; en 1799, les six volumes de son ouvrage athée Voyage de Pythagore. Le Dictionnaire des athées ne parut qu'en 1800. Il a été agrandi par le grand astronome athée Lalande. Parmi les plus grands savants de l'époque révolutionnaire et napoléonienne, nuls noms ne mériteraient plus d'être loués que ceux de Lamarck, fondateur du transformisme (1744-1829) et de Laplace (1749-1827). Celui-ci a dit : « Il n'est aucun besoin de l'hypothèse Dieu ». Tandis qu'au XVIIIème siècle en France, la libre-pensée prenait conscience de sa force ; en Angleterre, il y avait quelques esprits puissants, comme l'historien, philosophe et sceptique Hume (prononcer Youme, 1711- brisé les chaînes qui tenaient l'esprit humain attaché au christianisme et plus tard au déisme. Hume avait même influencé Voltaire dans sa jeunesse ; mais il n'y avait pas de mouvement libre-penseur prononcé en Grande-Bretagne. Un autre écrivain, Gibbon (prononcez Ghibene), 1737 historien, élevé à Lausanne, y subit l'influence de Voltaire et dans son énorme ouvrage Déclin et chute de Rome, il fouailla les crimes du christianisme et montra la futilité de cette religion. Gibbon est encore lu par tous les intellectuels de langue anglaise, son œuvre devenue classique et souvent réimprimée a actuellement une influence heureuse sur les universitaires. Robert Owen (prononcez Roberte Oenne), réformateur social né en 1771, ne se fit connaître par ses ouvrages qu'en 1810. Nous parlerons de lui parmi les libres-penseurs du XIXème siècle. Il en sera de même du très grand poète athée Shelley, né en 1792. En Allemagne, le protestantisme au nord et le catholicisme au sud avaient empêché tout progrès de la libre-pensée, mais Frédéric II de Prusse, voltairien dès sa jeunesse, voulut, une fois sur le trône, empêcher la libre-pensée de se répandre parmi le peuple, il fit supprimer des livres allemands à tendance sceptique, comme un ouvrage de Gébbhard attaquant les miracles de la Bible ; il fit emprisonner un jeune homme Rüdiger pour la même offense, mais quand il fut persuadé qu'il était assez fort pour résister à la poussée antireligieuse révolutionnaire il appela à sa cour des incrédules notoires comme La Mettrie, qui mourut à Berlin, le marquis d'Argens, Robinet (1735-1820). (I1 ne faut pas confondre ce Robinet avec le positiviste Robinet). Au XIXème siècle, cet écrivain peu connu était un ex-jésuite, qui en 1776, publia un ouvrage libre-penseur : De la Matière. Il y eut alors un réveil de l'esprit public, mais la plupart des écrivains restaient déistes, comme G. Schaie , Edelmann, Bœhrd, Basedow (1723-1790), réformateur de l'éducation : Reimans, Moses, Mendelssohn. Le plus grand poète dramatique allemand, Schiller (1759-1805), auteur des drames Les Brigands, Guillaume Tell, etc., et de l'Histoire de la Guerre de trente ans, était rationaliste, quoiqu'il n'ait pas laissé d'œuvre traitant spécialement le sujet de la religion et de l'anti-religion. Kant (1724-1804), célèbre philosophe qui effectua une révolution dans la philosophie allemande par ses œuvres : Critique de la Raison pure ; la Religion dans les limites de la Raison pure, était un rationaliste qui eut une très grande influence. Il y a bien des critiques qui le considèrent encore comme le représentant le plus remarquable de la philosophie en Allemagne, qu'il a laissé dans l'ombre Schelling, Fichte, Hegel et l'énorme liste de philosophes allemands dont la plupart sont des libres-penseurs timides. Gœthe, le plus grand poète allemand (1749-1832) était résolument rationaliste. Il a écrit que ce qu'il haïssait le plus c'était la croix (le christianisme) et les punaises. Dans une lettre à l'écrivain suisse Lavater, Gœthe a écrit : « Jamais rien ne pourra me convaincre, fût-ce une voix prétendue divine, que l'eau peut brûler, que le feu peut étancher la soif, qu'une femme peut concevoir sans l'aide d'un mâle, qu'un mort peut ressusciter, etc. ». En politique, en histoire, en roman, son influence a été immense. Il commence sa carrière dramatique par la pièce révolutionnaire Gœtz von Berlichingen, puis vinrent Egmont, où il décrit le noble caractère de la victime Egmont luttant contre la tyrannie catholique des Espagnols dans les Pays-Bas. Dans Faust, on voit le diable faire un pari avec Dieu, tous deux de tristes sires, Gœthe était un savant qui admirait les idées de l'évolution propagées par Geoffroy Saint-Hilaires, Lamarck, etc. Après Gœthe la libre-pensée eut de grands représentants en Allemagne, Buchner, Feuerbach, von Hartmann, Schopenhauer, Nietzche, Karl Marx, Engels et toute l'école socialiste de 1848. Les Allemands du Nord, moins fanatiques que les Bavarois et les habitants des bords du Rhin étaient plus indifférents, vraiment libres-penseurs, tandis qu'en Bavière le cléricalisme était et est encore tout puissant. Les rationalistes étaient pourtant groupés en plusieurs grandes associations qui n'ont cessé de lutter contre le clergé. Je donnerai avant de terminer un tableau succinct des organisations qui englobent les libres-penseurs et je parlerai de leur presse. En Autriche, sous l'empire, le cléricalisme était le maître. Il n'y avait aucune liberté pour les libres-penseurs excepté en Bohème, où la lutte contre le catholicisme se poursuit activement. Avant la guerre mondiale, il y avait à Prague trois journaux libres[1]penseurs, la Volna Myslenka (La Libre-Pensée), la Volna Skola (Ecole libre) et Havlicek, nom d'un grand écrivain tchèque libre-penseur. Mais peu après 1900, le gouvernement impérial interdit toute propagande, ferma les sociétés rationalistes et s'empara de leur argent. Il va sans dire que tous les libres[1]haïssaient le gouvernement autrichien. A peine la république fut-elle proclamée qu'un libre-penseur qui avait souffert pour ses idées. M. Massaryk, fut élu président de la république. Lors du Congrès international de la libre-pensée, M. Massaryk reçut favorablement les membres du Congrès. Depuis lors, il y a eu parmi les libres-penseurs une scission dont je ne comprends pas la portée. Un vieux lutteur Bartosek a été exclu parce qu'il voulait faire de la propagande communiste. Les libres-penseurs tchèques sont très actifs, leur propagande est prospère, ils publient de nombreux volumes. n France, les guerres de Napoléon, qui absorbaient toute l'énergie du pays empêchèrent les progrès de la libre-pensée parmi le peuple. La Restauration, le règne de Charles X et les mesures réactionnaires retardèrent aussi le mouvement. Mais déjà on voyait poindre une renaissance des idées sociales. Fourier (1772- 1837) créateur de la théorie phalanstérienne qui eut de nombreux et distingués disciples était libre-penseur, mais il croyait à la transmigration des âmes. On peut faire remonter à lui l'idée de la coopérative de production, tandis que celle de consommation peut-être attribuée à Robert Owen (dans son ouvrage Nouvelles vues sur la Société, Essais sur la Formation du Caractère 1810 écossais était un ennemi acharné du christianisme et un grand partisan de la réforme scolaire. On venait de tous les pays voir ses écoles et ses établissements où il avait su transformer la nature de ses ouvriers corrompus, en d'utiles travailleurs. Toutefois ses essais de communautés en Amérique (New-Harmony) et en Angleterre firent fiasco. Son fils Robert Dale Owen, mort en 1877, fut un des aides de son père à New-Harmony, et un libre-penseur convaincu dans ses nombreux écrits. Devenu citoyen américain, il fut chargé d'affaires à Naples. Pendant la guerre civile, il défendit l'affranchissement des esclaves. Après 15 ans d'efforts au Parlement de Washington, il réussit à faire accorder aux femmes de l'Indiana, le droit de posséder en leur nom. En France, Cabet, sous Louis-Philippe, était resté chrétien, mais avec une forte teinte d'idées communistes, qui le conduisirent à la fondation de la commune d'Icarie qui exista dans l'Iowa jusque vers 1900. Auguste Comte (1778-1857), fondateur du positivisme, théorie philosophique qui n'admet que les vérités prouvées par les sciences, développa ses idées philosophiques dans son grand ouvrage Cours de Philosophie positive (1830- 1842) qui renversa toutes les idées de philosophie a priori ; mais plus tard, déjà touché par la folie, il écrivit sa Politique positive, sorte de religion athée avec toute une hiérarchie calquée sur le catholicisme. La Philosophie de Comte eut surtout pour disciples Littré, Wyroubov, etc. L'organe de Littré et de Wyroubov Revue de Philosophie positive, parut de 1867 à 1883. A partir de 1848, le rationalisme a pris une extension remarquable. On peut dire que la philosophie de Littré, etc. s'est imposée. A part quelques esprits conservateurs, tous les savants, tous les écrivains remarquables ont abandonné les vieilles fables religieuses. Proudhon, le propagateur de l'anarchie, ne mâchait pas ses mots. Ses œuvres contiennent des attaques furibondes contre le christianisme. Tous ses partisans étaient des libres-penseurs ardents. Il fut suivi par Bakounine, Kropotkine, les Reclus, J. Grave, Malato, Séb. Faure qui dénonça, à travers le pays, en paroles ardentes, les « Crimes de Dieu », en un mot par tous les libertaires. Il y eut une autre école aussi négative que la philosophie de Proudhon, c'est celle du baron Colins, auteur d'énormes volumes indigestes, dont une vingtaine ont été publiés par ses disciples Hugontobler, A de Potter, Poulain, Frédéric Bordes, etc., et par leur organe La Philosophie de l'Avenir. Cet « avenir » n'a pas admis les théories de Colins, le fondateur du « socialisme rationnel ». Colins avait dit : « L'idée d'un dieu est aussi raisonnable que celle d'un bâton avec un seul bout ». Blanqui, le fameux révolutionnaire qui passa une grande partie de sa vie en prison, est l'auteur de la devise : « Ni Dieu, ni Maître », qui fut le titre d'un journal de ses partisans. Tous les blanquistes, ces jacobins modernes étaient aussi d'ardents libres-penseurs. La Commune de Paris en 1871 était dirigée par des Jacobins comme Félix Pyat, Vermorel, Delescluse, etc. qui tous auraient bien voulu anéantir la puissance de l'Eglise tout en installant une nouvelle forme d'Etat fédéraliste. La minorité plus socialiste que les chefs n'était pas moins opposée à la religion, toutefois on ne peut attribuer aux idées antireligieuses la mort de l'archevêque de Paris, du Président Bonjean, des fusillés de la rue Haxo. Ces fusillades étaient le résultat de haines politiques qui n'avaient rien à voir avec le mouvement rationaliste. Les massacres par les Versaillais, les torrents de sang versé par les valets de Thiers, de Galiffet, etc. n'arrêtèrent pas le progrès de la libre-pensée. Au contraire, les réfugiés qui avaient échappé aux hécatombes portèrent à l'étranger avec les idées d'affranchissement des peuples, l'idée de liberté de la pensée. Le rationalisme étouffé en France quelque temps reprit de plus belle. Malheureusement les chers socialistes, par esprit politique, pour ne pas offusquer les électeurs non encore débarrassés des vieilles superstitions, ont proclamé le principe que la religion était une affaire individuelle. Ils ont fermé les yeux sur les progrès énormes que fait le cléricalisme ; les écoles laïques créées avec tant de peine dans le dernier quart du XIXème siècle sont ébranlées par l'influence des femmes. Les maîtresses laïques sont mises à l'index dans certaines provinces, les écoles n'ont presque pas d'élèves, car les parents menacés par les partisans de l'Eglise craignent de perdre leur situation, leur gagne-pain. Les socialistes, aveugles volontaires, ne veulent pas voir qu'en abandonnant la libre-pensée, ils ouvrent la voie à la réaction la plus noire, ce qu'on voit en Italie, en Espagne et dans les départements où la libre-pensée n'a pas d'influence. Gare à la civilisation si le cléricalisme ou même le socialisme officiel viennent à être victorieux! Pourtant les recherches scientifiques à la Sorbonne et dans d'autres laboratoires font progresser la science et démontrent l'absurdité des théories théistes. Si quelques savants comme Pasteur, Lapparent, Branly, sont restés chrétiens, c'est que, absorbés par leurs recherches, ils n'ont jamais tenté d'aller plus loin, et de plus, les Branly et les Lapparent, professeurs dans les universités catholiques, auraient pu perdre leurs places s'ils avaient dit qu'ils étaient libres-penseurs : ils ont trahi leurs idées libres-penseuses par politique. Malheureusement nous avons vu de notre temps des palinodies honteuses : les Briand, les Millerand, etc. Après avoir prêché la grève générale ils ont fait arrêter ceux qui avaient mis en pratique leurs méthodes. Millerand fut le premier à envoyer une ambassade au Vatican. Nous voyons le résultat de ces honteuses manœuvres, le cléricalisme sera le maître de la situation. Déjà les Jésuites, les frères ignorantins, ont de longues processions d'élèves qu'ils abrutissent et dont ils feront les soutiens de l'Etat bourgeois et obscurantiste Au XXème siècle la situation a empiré. Les ouvriers occupés de leur gagne-pain, ne pensent plus à leur cerveau, ils élisent des députés, des sénateurs et ne voient pas les nuages noirs qui vont fondre sur la pensée humaine. En France, il n'y a presque plus de sections organisées de la Libre-Pensée. La presse se réduit à un ou deux petits journaux, comme le Libre-Penseur de Fran parait-il, mais son programme est strictement marxiste, donc assez éloigné de la lutte antireligieuse. La Fédération nationale des Libres-Penseurs de France (dont Lorulot est le propagandiste officiel) est influencée par les tendances libertaires de l'Idée Libre, organe qui consacre à la propagande rationaliste un effort suivi et des pages intéressantes. En Suisse, il y a une Fédération romande de la Libre-Pensée, dont l'organe est la Libre-Pensée internationale. Cette Fédération a quelques sections, mais elle ne fait guère de recrues. Les jeunes gens ne pensent plus qu'aux sports et ne lisent rien. Le journal anarchiste Le Réveil de Genève, et sa partie italienne Il Risveglio, sont de bons défenseurs de la libre-pensée. Dans la Suisse allemande ou alémanique, il y a une fédération assez active et un journal Der Freidenker, publié à Bale, et fort bien rédigé. Les libres-penseurs des deux langues assistent aux congrès internationaux. En Allemagne le mouvement montre une énergie très heureuse, mais entachée d'idées marxistes en politique. Les libres-penseurs organisés comptent au moins un million d'adhérents. Ils publient de nombreux journaux et d'intéressantes et savantes revues, comme Les Cahiers mensuels monistes, organe officiel de la Ligue moniste allemande, qui a des sections dans presque toutes les villes, lesquelles donnent un grand nombre de conférences scientifiques. Mais l'Association la plus nombreuse, c'est l'Union pour la Libre-Pensée et la crémation qui, en 1928, comptait 550.261 membres payants. Cette Union a publié, en 1928, une grosse brochure de 100 pages, in-8°, sur son activité, plaquette intitulée : Notre travail, Nos critiques, illustrée de nombreuses photographies, l'Hôtel de la direction des automobiles pour la distribution des journaux, les salles de réception, de fiches, de dépôt de livres, de séances, de la bibliothèque, de composition typographique, etc. La fortune accumulée est de près de 2 millions de marks or. Avec de telles ressources on peut publier force journaux, revues, livres ; on peut venir au secours des libres-penseurs malheureux, bâtir des crématoires, faire donner des conférences un peu partout. Il n'y a pas, en Europe, d'installations pareilles à celle des libres-penseurs à Berlin. Il y a à côté de l'Union des libres-penseurs prolétariens et autres, d'autres organisations, comme celles qui publient la revue scientifique Urania et le journal Der Atheist. Un ancien moine, Hans Ammon, devenu un éloquent propagandiste de la libre-pensée, publie un petit journal appelé Des Lichtbringen (le porte-lumière ou Lucifer). Sa propagande se fait sentir en Bavière, son pays natal, où il a été exposé à de dures persécutions. En Tchécoslovaquie paraît en allemand un bon journal allemand, le Freie Gedanke, où écrivent des hommes de talent comme le professeur Drews (auteur du Mythe de Jésus) et le professeur Hartwig de Bruno en Moravie. Ainsi l'Allemagne dame le pion à la libre-pensée des autres pays. L'Autriche qui, sous l'empire des Habsbourg, était soumise au joug de l'Eglise romaine, se relève à présent. Un journal Der Freidenker (qu'il ne faut pas confondre avec les journaux du même nom publiés à Berlin et en Suisse), paraît à Vienne et fait une propagande remarquable. Il en est de même de Der Atheist. Les anarchistes ont un organe excellent Erkenniniss und Befreinug, à tendances franchement libres-penseuses. Il publie de beaux ouvrages antimilitaristes, etc. La Ligue libre-penseuse d'Autriche s'occupe trop de politique, selon moi, et nuit ainsi à la cause de la libre-pensée. Néanmoins, l'activité des organisations de la libre[1]pensée en Allemagne et en Autriche est surtout dirigée vers le mouvement de Confessionslos (des sans confession ou mieux sans religion). En Allemagne, en Autriche et même à Zurich, en Suisse, quiconque cesse de vouloir appartenir à une Eglise, doit faire officiellement la déclaration de sa sortie de l'Eglise. Il y a déjà eu plus d'un million de ces renonciations à la religion. Il va sans dire que les autorités locales font tout ce qu'elles peuvent pour empêcher ce mouvement qui diminue les recettes du clergé. Grâce à ce mouvement, les enfants des Confessionslos ne sont plus forcés d'assister aux leçons de religion, excepté dans quelques Etats allemands. En Angleterre il y a trois grandes associations : l'Association de la Presse rationaliste, qui a pu, grâce aux legs généreux qu'elle a reçus, acheter une grande maison en plein district des libraires et y publier un grand nombre de livres libres[1]penseurs à bon marché, sans parler de son journal The Literary Guide. Son activité littéraire se fait sentir dans tous les pays où l'on parle anglais. The National Secular Society, fondée par le remarquable propagandiste libre-penseur, Foote, continue la publication du Freethinker (Le Libre-penseur), journal plus énergique que le Literary Guide. Son rédacteur en chef Chapman Cohen a publié de nombreux volumes comme Essais en libre-pensée dont trois tomes ont paru. Le Matérialisme réexposé, etc., etc. Le Freethinker organise dans toutes les grandes villes des conférences, des colloques entre croyants et rationalistes. La National Secular League avait, il y a quelques années, des roulottes où des propagandistes allaient par toute l'Angleterre, s'arrêtant sur les places publiques des villes et des villages pour faire des conférences contradictoire sur la religion. De très nombreux adhérents à la libre-pensée ont été gagnés de cette façon. L'Ethical Society (Société éthique) a des orateurs de choix qui s'adressent plutôt aux classes intellectuelles, aux instituteurs qu'au peuple même. Les Comtistes qui ont eu des écrivains de premier ordre comme Con etc., font moins parler d'eux depuis la mort de ces leaders. Il existe pourtant une église de l’humanité où l’on fait des discours sur la politique positiviste, etc. Mais ce groupement a peu d'influence. Aux Etats-Unis le mouvement libre-penseur est très énergique. Les organisations comme l'Association rationaliste américaine, l'A. A. A. A., association américaine pour l'avancement de l'athéisme, la ligue rationaliste de Washington, etc., etc., luttent avec force contre l'obscurantisme qui, dans certains Etats, a fait voter des lois interdisant sévèrement d'enseigner la théorie darwinienne de l'évolution. Dans l'Etat d'Arkansas, l’un de ceux qui possédaient le système de l'initiative emprunté à la Suisse, le peuple a voté une pareille loi défendant d'exposer les théories scientifiques modernes qui peuvent ébranler la foi à la création d'après la Bible. Le président des A. A. A. A. a été emprisonné en 1928, avant même le vote de la loi, pour avoir ouvert une boutique où l'on aurait vendu des ouvrages libres-penseurs. Auparavant un grand orateur, Ingersoll, a pu publier une attaque contre la création sous le titre Les Erreurs de Moise. On a élevé une statue à Ingersoll qui fut même candidat à la présidence des Etats-Unis. A présent on emprisonne un athée parce qu'athée! Un des plus remarquables journaux libres[1]penseurs qu'il y ait au monde est le Trussi Seeker, qui a célébré, il y a quelques années, le cinquantenaire de sa fondation. En Hollande, où pendant longtemps l'ex-pasteur Domela Nieuwenhuys rédigea le Dageraad (l'Aurore), le mouvement s'est un peu ralenti, mais il compte encore des représentants de valeur. Les Flamands publient à Anvers De Tribuun (la Tribune), un bon journal. En Belgique où est le bureau central de la Fédération internationale, il y a quatre journaux : La Pensée, La Raison, Le Penseur, et Le Matérialiste, organe de l'Association prolétarienne. –

 G. BROCHER

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