METHODE SOCRATIQUE :
Procédés principaux. 1°
Ignorance simulée, hypothèses admises comme vraies et leur fausseté mise à nu
par l'absurdité de leurs conséquences (ironie socratique) ; 2° analyse des
notions complexes, développement graduel des germes de vérité continus dans
l'esprit humain ; induction. Tout notre enseignement philosophique jusqu'au
XVIIème siècle découle des principes socratiques, malgré leur base arbitraire,
peu scientifique, principes qui nous ont été transmis par Platon (dans ses
nombreuses œuvres), et par Xénophon, etc. Socrate, accusé de corrompre la
jeunesse, c'est-à-dire de parler contre les dieux adorés par le peuple, fut
condamné à boire la ciguë. Ce fut un martyr de la libre-pensée. Quoique les
anciens Grecs n'aient jamais été si intolérants que les chrétiens le furent
plus tard, et surtout l'atroce religion de Jéhovah, qui fit exterminer tous les
Cananéens et les autres peuplades qui n'adoraient pas le Dieu d’Israë1, on
parle d'autres martyrs de la libre-pensée en Grèce. Diagoras de l'île de Mélos,
surnommé l'Athée fut, dit-on, condamné à mort à cause de ses violentes
diatribes contre la religion de ses concitoyens, mais on ne sait rien de
certains sur sa mort. Diagoras avait été, croit-on, esclave, puis il fut
disciple de Démocrite. On raconte que vers 412 avant notre ère, il s'enfuit
d'Athènes par crainte de la ciguë parce qu'il raillait ouvertement et
constamment les mystères religieux et leurs initiés. Il n'aurait pas péri
victime de l'intolérance, puisqu'on lui doit les sages lois qu'il édita pour
Mantinée. La mort de Socrate n'effraya pas les libres-penseurs de son temps. En
effet, plusieurs écoles philosophiques continuèrent à faire abstraction des
dogmes polythéistes... L'Ecole cyrénaïque, dont le principal protagoniste était
Aristippe, de Cyrène (nord de l'Afrique) déclarait que le bien consistait dans
la volupté et le mal dans la douleur. Comme au XVIIIème siècle l'enseignait
Condillac, selon Aristippe les sens sont les seuls juges de ce qui est vrai,
beau et utile. L'école cynique, ne professait rien de ce que nous appelons
cynique (du grec kuon, chien). Le plus fameux représentant de cette école fut
Diogène, sur qui l'on raconte maintes anecdotes plus ou moins apocryphes.
Antisthène, Cratès, Hipparchie, enseignaient que le bien est dans la vertu et
que celle-ci consiste à vivre selon la nature, sans que les sages s'inquiètent
du qu'en dira-t-on ou d'observer les mœurs courantes. Le cynique jugeait toutes
choses d'après ce qu'il considérait comme sa raison. Euclide, fondateur de
l'école de Mégare, est plus connu comme mathématicien que comme philosophe. On
lui attribue l'invention de la géométrie et son nom en Angleterre est devenu le
synonyme de géométrie plane. Les élèves dans les écoles anglaises disent
toujours : « J'apprends l'arithmétique, l'euclide, l'algèbre, etc. Cependant,
comme philosophe libre-penseur il a eu une grande importance. Selon lui, la
raison doit être le seul guide, son objet est l'universel, l'absolu qui seul
existe ; le bien c'est la raison, le mal n'est qu'une apparence. Parmi les
partisans de cette philosophie, il faut nommer Médème et Phédon ; celui-ci
étant l'objet d'un des dialogues de Platon. La libre-pensée est par nature
sceptique, puisqu'elle n'admet aucun dogme. Le représentant de ce doute
universel fut Pyrrhon, fondateur du Pyrrhonisme. Selon lui toute prétendue
science repose sur des hypothèses. La vertu seule est précieuse. La science
elle-même ne conduit à aucun résultat positif. On a prétendu que l'essence même
de la philosophie de Montaigne, de La Boétie, de Charron, venait du pyrrhonisme
ce qui est très discutable. Le scepticisme eut de nombreux partisans, comme
Enésidème, de Crête (contemporain de Cicéron), Agrippa (vers 70 avant notre
ère), Sextus Empiricus (vers 230 après J.-C.). Les principaux arguments des
sceptiques sont les suivants : 1° La raison ne pouvant se prouver à elle-même
sa propre légitimité, toute affirmation est une hypothèse gratuite ; 2° La
raison est condamnée par sa nature à des contradictions insolubles. Le vaste
système de Platon a pour centre la théorie des idées. Ce disciple de Socrate a
fondé l'école dite Académie qui attira des disciples de tout le monde hellénique.
Platon est encore commenté, discuté ou attaqué par tous les philosophes
modernes surtout parce qu'il croit en un Dieu unique qui a modelé la matière
éternelle comme lui. Peut-on considérer Platon comme un libre-penseur? La
croyance en un Dieu, croyance a priori me semble opposée à la libre-pensée ;
bien que des déistes comme Voltaire, Paine, doivent nécessairement être
regardés comme des libres-penseurs. Aristote, de Stagyre, en Thrace, de 384 à
322, a joui pendant des siècles d'une dictature intellectuelle sans exemple
dans l'histoire. Attaquant vigoureusement dans sa base la théorie de son
maître, Platon, il refuse aux idées une existence substantielle, il ne voit en
elles qu'un élément distinct de la sensation, mais impuissant à procurer la
connaissance sans cette dernière. Aristote a cherché un milieu entre
l'idéalisme et le sensualisme. On est loin d'être d'accord sur ce point. Les
œuvres d'Aristote, qui étaient restées presque inconnues en occident, jusque
vers 1200 de notre ère furent enfin popularisées par des traductions de
l'arabe. Les musulmans et les Juifs comme Maimonide, Averroès étaient devenus
d’enthousiastes aristotéliciens, leur philosophie était presque exclusivement
dérivée des œuvres du fondateur du Lycée ou école péripatéticienne (école
d'Aristote). Les Maures d’Espagne introduisirent en Europe les idées du maître
d'Alexandre le Grand et bientôt elles dominèrent tous les esprits au moyen-âge,
à un tel point que l'Eglise catholique fit de nombreuses victimes parmi les
hommes qui n'étaient point assez orthodoxes au point de vue aristotélicien. La
renaissance des lettres et les œuvres des philosophes grecs qui furent
apportées de Grèce dans les originaux, ébranla l'influence du péripatétisme,
mais il y a encore des esprits qui s'attachent à l'aristotélisme. Sylla fut un
des premiers Romains à apporter à Rome quelques-uns des écrits d'Aristote. Un
des principaux mérites d'Aristote a été sa classification des sciences, de même
qu'au XIXème siècle la réputation d'Auguste Comte est d'abord venue de sa
classification des sciences. Cette classification d'Aristote s'appuie sur les
trois principaux modes de développement de l'esprit humain ; savoir, agir,
produire. Il classifie les sciences théoriques en physique, mathématique,
métaphysique ; les pratiques en morale, économie, politique, artistique,
poétique, rhétorique, logique. Bien que l'Eglise catholique ait pendant des
siècles imposé l'aristotélisme, le philosophe lui-même, repoussant les
religions de son temps doit être considéré comme un libre-penseur. Les deux
principaux ouvrages d'Aristote qui nous restent sont l'Organon, ou logique en
six traités, et la Métaphysique ou Philosophie première, en 14 livres. Bacon
fondant sa philosophie sur l'étude a posteriori, a intitulé son œuvre le Novum
Organon. Epicurisme. Epicure (337-270) est probablement le philosophe grec qui
a été le plus calomnié par les écrivains modernes. Le mot épicurien est devenu
le synonyme de goinfre. On a été jusqu’à appeler ses disciples « le troupeau
des pourceaux d'Epicure », quoique la morale d'Epicure fût plutôt stoïque, Il
recommandait à ses disciples la vertu, la tempérance qui seule pouvait
conserver la santé. Il est vrai qu'il a dit que le but de l'homme devait être
le bonheur, mais ce bonheur, il le mettait dans l'équilibre parfait de la vie,
dans le repos, la méditation. On ne peut atteindre au bonheur que par la
connaissance de soi-même et du monde. Sa philosophie est l'atomisme de
Démocrite modifié. Sa logique admet deux éléments dans l'intelligence, les
sensations et les anticipations, notions généralisées par l'entendement. La
sensation est le critérium de la certitude. Epicure eut de nombreux disciples,
et sa philosophie fut adoptée par la plupart des écrivains romains : Lucrèce,
dans sa Natura rerum, Cassius, Pomponius Athicus, Lucullus, Crassus, Horace.
Les Romains n'eurent pas de grands philosophes originaux, ils empruntaient aux
Grecs leurs théories. Pourtant il faut citer Epictète, Marc Aurèle, Brutus,
Caton d'Utique, Sénèque qu'on peut classer parmi les stoïciens. De la Grèce, la
philosophie avait passé à Alexandrie d'Égypte. Le néo-platonisme d'Alexandrie
avait la synthèse comme méthode, son but était d'associer dans un vaste
éclectisme l'esprit oriental, mais déjà le christianisme faisait sentir sa
funeste influence sur l'esprit humain. Aussi vit-on saint Cyril exciter ses
partisans contre la grande savante libre-penseuse Hypatie, qu'on mit à mort, en
lui enlevant ses vêtements et en déchirant son corps avec des coquilles
d'huîtres en 415. L'édit de l'empereur Justinien, en 529 fermant les écoles de
philosophie, fut le signal de la décadence de l'intelligence. En Europe, la
libre-pensée est écrasée sous les persécutions. Quelques philosophes comme
saint Erigène (vers 856) tentèrent d'appliquer au dogme chrétien les formes
logiques de l'Organon d'Aristote, traduit par Boèce. L'obscurité s'étend
partout, la religion étouffe toute activité d'indépendance de la pensée. La
philosophie de la scolastique n'est plus que l'humble esclave de l'Eglise. Le
bûcher, les tortures atroces menaçaient quiconque osait élever des doutes sur
les dogmes catholiques. Ce fut une époque de cauchemar pour ceux qui ne
pouvaient croire implicitement. Au lieu de la liberté grecque, le monde
civilisé n'avait plus que l'esclavage du cerveau, le catholicisme faisait
reculer la civilisation de presque mille ans. La réformation, sortie de la
renaissance des lettres, osa secouer les chaînes de la pensée, mais pourtant
Berthelier, le libertin, c'est-à-dire libre-penseur, fut mis à mort à Genève,
où à présent s'élève sa statue. Servet, le célèbre médecin espagnol, qui avait
osé nier la divinité de Jésus fut condamné par l'Eglise catholique ; fuyant
Vienne (France) où on allait le brûler, il se réfugia à Genève, où Calvin fit
exécuter la condamnation papale. A présent une statue de Servet orne une place
d'Annemasse (Haute-Savoie), Genève n'ayant pas voulu accorder un emplacement
pour y élever la statue, résultat d'une souscription internationale. La ville
de Genève s'est contentée d'ériger un monolithe à l'endroit même où, à
Chavapel, fut brûlé le martyr. A Paris une statue de Servet se trouve dans le
square de la mairie du XIVème arrondissement. Le protestantisme ne croyait plus
à certains dogmes catholiques ; par exemple à la transsubstantiation (l'hostie
changée en corps et en sang de Jésus), aux indulgences, aux prières pour les
morts etc., mais ayant la Bible comme fétiche, il était aussi loin de la
liberté de la pensée que le catholicisme autoritaire. La renaissance des études
grecques a produit, en Italie, le renouvellement de la libre-pensée. Toute une
pléiade de penseurs ont, au péril de leur vie, exprimé leur amour de la liberté
intellectuelle. Le chroniqueur Villani parle de nombreux épicuriens opposés à
l'orthodoxie. Brunetto Latini, maître de Dante, dans son Tesoretto, fait de la
nature le pouvoir universel, laissant la divinité de côté. Cecco d'Ascolo,
professeur de philosophie et d'astrologie, à Bologne, périt sur le bûcher en
1327, parce qu'il avait écrit que Jésus avait vécu en poltron, en paresseux
avec ses disciples. On peut considérer Dante, Boccace, Pétrarque, comme des
libres-penseurs de leur temps, bien que l'Eglise ait biffé de leurs ouvrages
tous les sentiments anticléricaux. Pulci, grand poète de la Renaissance,
échappe à l'Inquisition malgré ses satires anticléricales ; mais, à sa mort, on
refusa à son cadavre un enterrement en terre consacrée. Gabriele de Salo (en
1497) avait osé dire que Jésus avait trompé le monde par sa ruse, et que
peut-être il était mort sur la croix à cause de ses crimes ; ce médecin
bolonais fut protégé par ses patrons contre l'Inquisition. Georges de Novarra
fût brûlé en 1500 pour avoir nié la divinité de Jésus. Parmi les écrivains
libres-penseurs, il faut surtout mentionner Pomponace (1462-1525), dont on a
dit qu'il avait réellement initié la philosophie de la Renaissance italienne.
Il niait l'immortalité de l’âme, la réalité des miracles ; mais il prétendait
se soumettre à l'Eglise, ce qui lui sauva la vie. Pendant que de nombreux
italiens se distinguaient par leur scepticisme à l'égard des dogmes, la France,
l'Espagne, la Scandinavie, pliées sous le joug de l'Eglise romaine, ne
produisaient aucun esprit indépendant du moins aucun qui ait laissé un nom. En
Bohême, Jean Hus, ayant osé parler librement, fut condamné par le concile de
Constance et brûlé vif (1413) malgré le sauf-conduit de l'empereur Sigismond.
Le disciple de Hus, Jérôme de Prague, un peu plus tard, eut le même sort que
son maître. La guerre des Hussites qui s'en suivit et qui dura longtemps, fut
un drame politique, qui détourna en Bohème et en Moravie, l’esprit public des
questions de libre-pensée. Aux Pays-Bas, Koornhert (1522-1590), fut banni de
Delft, à cause de ses ouvrages hétérodoxes. L'histoire des Pays-Bas, par Liewe
van Aitzema, fut supprimée pour athéisme ; les Exercitationes Philosophicae de
Gorlaens eurent le même sort. Un Kverbogh qui, en 1668, avait publié un
dictionnaire de la langue hollandaise où se trouvaient des définitions
libres-penseuses, dut fuir d'Amsterdam, fut poursuivi pour blasphème, condamné
à 10 ans de prison et 10 ans de bannissement. Il mourut en prison. Nous voyons
donc que même les pays qui avaient adopté la réforme n'étaient pas exempts
d'intolérance quand un libre-penseur avait exprimé ses idées. A l'époque même
où Calvin établissait son pouvoir à Genève et faisait de la Bible le guide
infaillible de ses partisans et par là renonçait à toute liberté de penser
véritable, il y avait en France un philosophe sceptique qui eut une énorme sur
les esprits cultivés, je veux parler de Montaigne (Michel Eyquem de) (1533-
1592), dont les Essais sont encore le livre de chevet d'un grand nombre de
penseurs. Ces Essais sont composés sans plan, ils forment un recueil de pensées
et d'observations. Montaigne repousse toute doctrine imposée, toute théorie
admise. Il veut penser par lui-même et doute de tout ce qu'il n'a pas reconnu
comme vrai. On l'a appelé pyrrhoniste, mais il n'a pas dit, comme Pyrrhon,
dit-on, : ce que je sais, c'est que je ne sais rien. Montaigne s'abstient de
toute affirmation. Les Essais de Montaigne sont fréquemment réédités. Une
traduction anglaise qui avait été supprimée par la censure comme athée, a
reparu et eut un grand succès. L'ami de Montaigne, Etienne de La Boétie
(1530-1563), a laissé un petit ouvrage, La Servitude volontaire, où l'on a
voulu voir des prémisses de l'anarchie. Pierre Charron (1541-1603), autre ami
de Montaigne, qui mourut dans ses bras, fut d'abord prédicateur catholique,
mais dans son ouvrage le plus connu, Traité de la Sagesse, il est disciple de
Montaigne et cherche à démontrer l'incertitude et l'impuissance de la raison,
il condamne toutes les religions. Il choqua tout d'abord les croyants en disant
que si l'homme a une âme, les animaux en ont une aussi. Le Traité de la Sagesse
fut poursuivi pendant la vie de l'auteur et après sa mort. Un contemporain
italien de Montaigne et Charron, Giordano Bruno, fut un des plus grands savants
de son temps. On trouve dans ses œuvres l'idée du transformisme développée au
XIXème siècle par Lamarck et Darwin. Né vers 1548, il entra dans l'ordre des
Dominicains, mais ses doutes sur la religion et ses violentes attaques contre
les moines le poussèrent à quitter l'Italie vers 1580. Il se rendit à Genève,
espérant y trouver la liberté de pensée, mais il vit bientôt que la liberté y
était aussi peu connue que dans les pays catholiques. Il alla à Paris où, à la
Sorbonne, il attaqua l'aristotélisme à la mode, puis il partit pour
l'Angleterre, où il défendit le système de Copernic contre les professeurs
d'Oxford. Ensuite il parcourut l'Allemagne, excitant partout une grande
opposition, car il attaquait les thèses mêmes du catholicisme ; il publia des
ouvrages scientifiques, plutôt panthéistes. Ayant été invité par un ami à aller
à Venise, où il lui promettait la liberté de ses opinions, il fut trahi par cet
ami même, qui le livra au pape. Enfermé par l'inquisition de Rome, il gémit
pendant sept ans dans les cachots, puis il fut brûlé vif le 17 février 1600.
Cet audacieux penseur est devenu un héros pour la libre-pensée européenne, une
statue lui fut érigée par souscription internationale à l’endroit même où fut
allumé le bûcher où il périt. Un grand palazzo, (belle maison) de la société
Giordano Bruno s'élevait à Rome vis-à-vis du Vatican. On allait le reconstruire
pour en faire le point central des sociétés de libre-pensée, mais la prêtraille
veillait. Le traître Mussolini, ce presque anarchiste, lorsqu’il était ouvrier
à Lausanne, devenu le dictateur tout puissant et malfaisant, a fait démolir ce
palazzo, sous le prétexte de faire passer une rue sur l'emplacement, mais la
rue ne sera jamais faite. Les fonds de la Giordano Bruno ont été confisqués par
le gouvernement fasciste. Les ouvrages de G. Bruno ont été traduits en
allemands en plusieurs volumes. Le XVIIème siècle vit naître deux écoles de
philosophie qui ont certainement des bases dans la libre-pensée, ce sont les
écoles de Bacon en Angleterre et le cartésianisme ou école de Descartes en
France. Les travaux de Bacon (François) (1561-1626) ont un double objet : 1° la
réforme et le progrès des sciences : 2° la classification raisonnée des
connaissances humaines. Selon lui les procédés que la science doit suivre se
réduisent à trois : 1° prendre la nature sur le fait et enregistrer les purs
phénomènes, sans chercher d'abord â les expliquer : 2° construire des tableaux
où les phénomènes soient classés dans un ordre facile à saisir ; 3° s'élever à
la connaissance des lois au moyen de l'induction, dont il analyse
minutieusement les procédés. Les principes posés par Bacon, que l'activité
intellectuelle ne s'exerce que sur un fond primitivement fourni par les
sensations sont développés et appliqués à la psychologie et la morale par ses
disciples immédiats (Hobbes, 1588-1679 ; Gassendi, 1592-1655 ; Locke,
1632-1704) et par l'école sensualiste du XVIIème siècle. Les idées libérales de
Bacon n'influencèrent guère les événements de son temps. Les persécutions
continuèrent. En 1619 le savant libre-penseur Lucilio Vanini, fut brûlé vif à
Toulouse après qu'on lui eût arraché la langue avec des tenailles rougies au
feu. (Une statue devait être érigée à Vanini à Lecce, sa ville natale, mais la
guerre et le fascisme ont empêché l'érection de ce monument). Marie Tudor (Mary
la sanglante comme on l'appelle en Angleterre), fit brûler ou décapiter des
centaines de protestants ; sa sœur Elisabeth massacra des catholiques. Le fils
de Marie Stuart, Jacques 1er d'Angleterre, fit brûler le dramaturge Kyd, le
savant Barlholomew Legate (1611), et la même année Wightman. Après ce dernier
autodafé, on ne brûla plus les libres-penseurs, on se contenta de les mettre en
prison pendant de longues années. Une loi punit encore aujourd'hui
d'emprisonnement les blasphémateurs. Il y a trois ou quatre ans, un orateur en
plein air, Gott, fut condamné pour avoir employé des mots un peu violents
contre la trinité. Il est mort en prison. Chaque année une pétition est
présentée au Parlement par des personnages distingués en faveur de l'abrogation
de cette loi, relique du moyen âge, mais le gouvernement s'oppose à cette
mesure libérale. La philosophie de René Descartes (1590-1650\, opposée à la
réforme de Bacon, a dominé toute philosophie depuis le milieu du XVIIème siècle
jusque vers 1750 et encore à présent elle a de nombreux partisans. Descartes
peut être dénommé libre-penseur pour la raison que dans le Discours sur la
Méthode il fait abstraction - table rase - de toutes les idées préconçues, de
tous les dogmes et ensuite il reconstruit par l'observation des faits internes,
il fonde ainsi la psychologie, d'où il tire la logique, l'éthique ; mais, par
une étrange aberration, venant peut-être de la peur des persécutions auxquelles
il avait déjà été exposé en Hollande, il remonte jusqu'à Dieu, qui n'a
absolument rien à faire avec la logique ou la psychologie. Cette théodicée lui
fut probablement imposée par les mœurs de son temps. Parmi les représentants
les plus autorisés de son école, nous verrons Malebranche (1638-1715), Arnauld,
Nicole, Bossuet, Fénelon, etc., et au XIXème siècle, Royer-Collard, Gérando,
Cousin et toute l'école éclectique. Spinoza qui fut disciple dé Descartes se
sépara de son maître et construisit un système de panthéisme. Il était
libre-penseur, fut banni de la synagogue à cause de cela. Au milieu du XVIIIème
siècle, en Angleterre, le déisme prit une grande extension, malgré les
persécutions du clergé protestant. Un garçon de 18 ans, Thomas Arken Testament
les Fables d'Esdras, Jacob Ilive, qui avait nié toute révélation divine fut
attaché trois fois au pilori (1753) et condamné aux travaux forcés pour trois
ans ; un vieillard de 70 ans, Peter Annet qui s'était moqué des histoires du
pentateuque (les cinq ouvrages attribués à Moïse), fut aussi attaché au pilori
et envoyé aux travaux forcés pour une année. Cependant on peut s'étonner qu'il
n'y ait pas eu plus d'ouvrages défendant le déisme ; on n'en compte guère
qu'une cinquantaine, et pourtant la plupart des hommes remarquables de cette
époque, étaient déistes, ils n'allaient pas jusqu'à douter de l'existence d'un
Dieu, ce Dieu était le créateur rien de plus. Ils ne se demandaient pas où ce
Dieu avait pris la substance de la création, celle-ci, d'après la genèse
n'ayant été que la mise en ordre du chaos ; mais qu'était ce chaos? Etc.
Voltaire qui fut le roi intellectuel du XVIIIème siècle était un déiste. Ayant
dû fuir la France, il avait pendant son séjour en Angleterre étudié les écrits
des déistes, il en absorba tout le suc et il expliqua dans un style impeccable
bien supérieur à celui des Anglais les idées des déistes. La vie et les écrits
de Voltaire sont trop connus pour qu'on ait besoin de les dépeindre ici. Son
influence n'est pas diminuée, bien que ses tragédies, ses comédies, ses poèmes
épiques ne soient plus lus, mais le nom de Voltaire a encore une force très
grande. Il n'est pas de jour où je ne voie ce nom cité par les journaux
américains, anglais, allemands, russes, tchèques, polonais, ukrainiens. Les
cléricaux ont beau faire rage, inventer calomnies sur calomnies, Voltaire reste
roi de la pensée antireligieuse. Son Dictionnaire philosophique, Candide, et
d’autres contes sont traduits et lus dans toutes les langues et dans tous les
pays. C'est la bête noire des cléricaux. Voici un paragraphe que j'ai lu
aujourd'hui dans le journal anglais The Literary Guide : « Voltaire :
Philosophe, dramaturge, historien ; le châtieur des hypocrites, l'exposeur des
faussetés, l'ennemi acharné, infatigable de la superstition, le protecteur du
travailleur, le vengeur de Colas et de Sirven, Voltaire qui le premier fit de
la plume une puissance devant le nom de qui les papes et les potentats
apprirent à ramper ; qui bannit Jéhovah du ciel et l'Enfer de l'autre monde, le
génie qui a tant fait (pour l'humanité)... Voltaire et Napoléon sont
symboliques comme Ahriman et Osmuzd, de la mythologie perse, ils sont comme les
principes du conflit du bien et du mal, de la Raison et de la Force, principes
toujours en guerre , guerre incessante, etc. » (La suite de l'article est un
éloquent discours contre la guerre). On y trouve encore cette phrase : «
j'espère, j'ai confiance qu'un jour viendra où hommes et femmes n'offriront
plus un culte aux restes de Napoléon, et qu'ils trouveront en Voltaire leur
instituteur et leur inspirateur ». Ainsi la haine des catholiques n'a pu ronger
le piédestal sur lequel l'humanité moderne a érigé l'idéal du philosophe.
Autour de Voltaire, nous voyons une foule d'hommes de talent, même de génie,
aller plus loin que lui et se proclamer athées. La Mettrie, d'Argens,
d'Holbach, l'abbé Meslier, Dumarsais, d'Alembert, Mably, Naigeon, Dupuis. Ces
hommes dont les œuvres ont eu une influence colossale sur le progrès de la
libre[1]pensée
et de l'histoire mériteraient des notices spéciales dans notre Encyclopédie,
mais l'espace manque. Rappelons seulement que l'Encyclopédie fondée et rédigée
par Diderot et dont l'introduction par d'Alembert est devenue une œuvre
classique, est constamment citée, quoique la partie scientifique ait été
laissée en arrière par les découvertes modernes. C'est le sort inévitable de
toutes les encyclopédies. Condorcet, grand savant, fondateur de la théorie du
progrès, avocat du Droit des femmes, mérite notre admiration. Après la mort de
Voltaire et des principaux encyclopédistes, la libre[1]pensée devint le mot d'ordre de presque tous
les écrivains et les penseurs. Quand la Révolution éclata presque tous les leaders
étaient imbus des idées de Voltaire et de ses disciples, ou de celles de J.-J.
Rousseau qui, malgré ses palinodies, fut toujours plus ou moins libre-penseur.
On fut étonné dès la Constituante de voir des évêques, des prêtres, comme
Talleyrand ou l'abbé Grégoire renoncer à leur vocation et se proclamer
libres-penseurs. Danton, Marat, Mirabeau, étaient des libres-penseurs
convaincus. Marat, abominablement calomnié par la plupart des historiens était
un grand savant et un homme intègre, Robespierre, l'incorruptible Maximilien, a
fait du mal à la Révolution et au monde par ses idées théistes et la
réintroduction de la religion en France ; mais quand on compare la vie et
l'intégrité de Robespierre avec la vie et les actions de nos hommes d'Etat, on
est forcé d'admirer cet homme malgré sa mauvaise influence contre la
libre-pensée. Saint-Just, Lebas, Couthon étaient des héros aux idées plus
avancées que leur leader. Hébert, le rédacteur du Père Duchesne, se servait du
langage grossier de certaines couches populaires pour convertir ces hommes aux
idées révolutionnaires et athées. Barras et les réactionnaires qui ont renversé
le régime de Robespierre n'étaient pas libres[1]penseurs. C'étaient des arrivistes à la façon
de nos parlementaires, de nos ministres, beaucoup étaient des hommes vicieux
restés chrétiens. Nous avons oublié de parler d'hommes qui ont eu une grande
importance comme Helvétius, dont les volumes : De l'Esprit, et Du Bonheur, sont
franchement athées. Pendant la période révolutionnaire parurent des ouvrages
importants pour la libre-pensée, par exemple Les Ruines des Empires, par
Volney, publiées en 1791 ; elles ont été souvent rééditées. L'énorme ouvrage de
Dupuis, Origine de tous les cultes, qui porta des coups formidables aux
théories chrétiennes, date de 1795 ; Sylvain Maréchal, auteur du fameux
dictionnaire des athées, publia en 1797, son Code d'une Société d'hommes sans dieu
; en 1798, les Libres-Pensées sur les Prêtres ; en 1799, les six volumes de son
ouvrage athée Voyage de Pythagore. Le Dictionnaire des athées ne parut qu'en
1800. Il a été agrandi par le grand astronome athée Lalande. Parmi les plus
grands savants de l'époque révolutionnaire et napoléonienne, nuls noms ne
mériteraient plus d'être loués que ceux de Lamarck, fondateur du transformisme
(1744-1829) et de Laplace (1749-1827). Celui-ci a dit : « Il n'est aucun besoin
de l'hypothèse Dieu ». Tandis qu'au XVIIIème siècle en France, la libre-pensée
prenait conscience de sa force ; en Angleterre, il y avait quelques esprits
puissants, comme l'historien, philosophe et sceptique Hume (prononcer Youme,
1711- brisé les chaînes qui tenaient l'esprit humain attaché au christianisme
et plus tard au déisme. Hume avait même influencé Voltaire dans sa jeunesse ;
mais il n'y avait pas de mouvement libre-penseur prononcé en Grande-Bretagne.
Un autre écrivain, Gibbon (prononcez Ghibene), 1737 historien, élevé à
Lausanne, y subit l'influence de Voltaire et dans son énorme ouvrage Déclin et
chute de Rome, il fouailla les crimes du christianisme et montra la futilité de
cette religion. Gibbon est encore lu par tous les intellectuels de langue
anglaise, son œuvre devenue classique et souvent réimprimée a actuellement une
influence heureuse sur les universitaires. Robert Owen (prononcez Roberte
Oenne), réformateur social né en 1771, ne se fit connaître par ses ouvrages
qu'en 1810. Nous parlerons de lui parmi les libres-penseurs du XIXème siècle.
Il en sera de même du très grand poète athée Shelley, né en 1792. En Allemagne,
le protestantisme au nord et le catholicisme au sud avaient empêché tout
progrès de la libre-pensée, mais Frédéric II de Prusse, voltairien dès sa
jeunesse, voulut, une fois sur le trône, empêcher la libre-pensée de se
répandre parmi le peuple, il fit supprimer des livres allemands à tendance
sceptique, comme un ouvrage de Gébbhard attaquant les miracles de la Bible ; il
fit emprisonner un jeune homme Rüdiger pour la même offense, mais quand il fut
persuadé qu'il était assez fort pour résister à la poussée antireligieuse
révolutionnaire il appela à sa cour des incrédules notoires comme La Mettrie,
qui mourut à Berlin, le marquis d'Argens, Robinet (1735-1820). (I1 ne faut pas
confondre ce Robinet avec le positiviste Robinet). Au XIXème siècle, cet
écrivain peu connu était un ex-jésuite, qui en 1776, publia un ouvrage
libre-penseur : De la Matière. Il y eut alors un réveil de l'esprit public,
mais la plupart des écrivains restaient déistes, comme G. Schaie , Edelmann,
Bœhrd, Basedow (1723-1790), réformateur de l'éducation : Reimans, Moses,
Mendelssohn. Le plus grand poète dramatique allemand, Schiller (1759-1805),
auteur des drames Les Brigands, Guillaume Tell, etc., et de l'Histoire de la
Guerre de trente ans, était rationaliste, quoiqu'il n'ait pas laissé d'œuvre
traitant spécialement le sujet de la religion et de l'anti-religion. Kant
(1724-1804), célèbre philosophe qui effectua une révolution dans la philosophie
allemande par ses œuvres : Critique de la Raison pure ; la Religion dans les
limites de la Raison pure, était un rationaliste qui eut une très grande
influence. Il y a bien des critiques qui le considèrent encore comme le
représentant le plus remarquable de la philosophie en Allemagne, qu'il a laissé
dans l'ombre Schelling, Fichte, Hegel et l'énorme liste de philosophes
allemands dont la plupart sont des libres-penseurs timides. Gœthe, le plus
grand poète allemand (1749-1832) était résolument rationaliste. Il a écrit que
ce qu'il haïssait le plus c'était la croix (le christianisme) et les punaises.
Dans une lettre à l'écrivain suisse Lavater, Gœthe a écrit : « Jamais rien ne
pourra me convaincre, fût-ce une voix prétendue divine, que l'eau peut brûler,
que le feu peut étancher la soif, qu'une femme peut concevoir sans l'aide d'un
mâle, qu'un mort peut ressusciter, etc. ». En politique, en histoire, en roman,
son influence a été immense. Il commence sa carrière dramatique par la pièce
révolutionnaire Gœtz von Berlichingen, puis vinrent Egmont, où il décrit le
noble caractère de la victime Egmont luttant contre la tyrannie catholique des
Espagnols dans les Pays-Bas. Dans Faust, on voit le diable faire un pari avec
Dieu, tous deux de tristes sires, Gœthe était un savant qui admirait les idées
de l'évolution propagées par Geoffroy Saint-Hilaires, Lamarck, etc. Après Gœthe
la libre-pensée eut de grands représentants en Allemagne, Buchner, Feuerbach,
von Hartmann, Schopenhauer, Nietzche, Karl Marx, Engels et toute l'école
socialiste de 1848. Les Allemands du Nord, moins fanatiques que les Bavarois et
les habitants des bords du Rhin étaient plus indifférents, vraiment
libres-penseurs, tandis qu'en Bavière le cléricalisme était et est encore tout
puissant. Les rationalistes étaient pourtant groupés en plusieurs grandes
associations qui n'ont cessé de lutter contre le clergé. Je donnerai avant de
terminer un tableau succinct des organisations qui englobent les
libres-penseurs et je parlerai de leur presse. En Autriche, sous l'empire, le
cléricalisme était le maître. Il n'y avait aucune liberté pour les
libres-penseurs excepté en Bohème, où la lutte contre le catholicisme se
poursuit activement. Avant la guerre mondiale, il y avait à Prague trois
journaux libres[1]penseurs,
la Volna Myslenka (La Libre-Pensée), la Volna Skola (Ecole libre) et Havlicek,
nom d'un grand écrivain tchèque libre-penseur. Mais peu après 1900, le
gouvernement impérial interdit toute propagande, ferma les sociétés
rationalistes et s'empara de leur argent. Il va sans dire que tous les libres[1]haïssaient
le gouvernement autrichien. A peine la république fut-elle proclamée qu'un
libre-penseur qui avait souffert pour ses idées. M. Massaryk, fut élu président
de la république. Lors du Congrès international de la libre-pensée, M. Massaryk
reçut favorablement les membres du Congrès. Depuis lors, il y a eu parmi les
libres-penseurs une scission dont je ne comprends pas la portée. Un vieux
lutteur Bartosek a été exclu parce qu'il voulait faire de la propagande
communiste. Les libres-penseurs tchèques sont très actifs, leur propagande est
prospère, ils publient de nombreux volumes. n France, les guerres de Napoléon,
qui absorbaient toute l'énergie du pays empêchèrent les progrès de la
libre-pensée parmi le peuple. La Restauration, le règne de Charles X et les
mesures réactionnaires retardèrent aussi le mouvement. Mais déjà on voyait
poindre une renaissance des idées sociales. Fourier (1772- 1837) créateur de la
théorie phalanstérienne qui eut de nombreux et distingués disciples était
libre-penseur, mais il croyait à la transmigration des âmes. On peut faire
remonter à lui l'idée de la coopérative de production, tandis que celle de
consommation peut-être attribuée à Robert Owen (dans son ouvrage Nouvelles vues
sur la Société, Essais sur la Formation du Caractère 1810 écossais était un
ennemi acharné du christianisme et un grand partisan de la réforme scolaire. On
venait de tous les pays voir ses écoles et ses établissements où il avait su
transformer la nature de ses ouvriers corrompus, en d'utiles travailleurs.
Toutefois ses essais de communautés en Amérique (New-Harmony) et en Angleterre
firent fiasco. Son fils Robert Dale Owen, mort en 1877, fut un des aides de son
père à New-Harmony, et un libre-penseur convaincu dans ses nombreux écrits.
Devenu citoyen américain, il fut chargé d'affaires à Naples. Pendant la guerre
civile, il défendit l'affranchissement des esclaves. Après 15 ans d'efforts au
Parlement de Washington, il réussit à faire accorder aux femmes de l'Indiana,
le droit de posséder en leur nom. En France, Cabet, sous Louis-Philippe, était
resté chrétien, mais avec une forte teinte d'idées communistes, qui le
conduisirent à la fondation de la commune d'Icarie qui exista dans l'Iowa
jusque vers 1900. Auguste Comte (1778-1857), fondateur du positivisme, théorie
philosophique qui n'admet que les vérités prouvées par les sciences, développa
ses idées philosophiques dans son grand ouvrage Cours de Philosophie positive
(1830- 1842) qui renversa toutes les idées de philosophie a priori ; mais plus
tard, déjà touché par la folie, il écrivit sa Politique positive, sorte de
religion athée avec toute une hiérarchie calquée sur le catholicisme. La
Philosophie de Comte eut surtout pour disciples Littré, Wyroubov, etc. L'organe
de Littré et de Wyroubov Revue de Philosophie positive, parut de 1867 à 1883. A
partir de 1848, le rationalisme a pris une extension remarquable. On peut dire
que la philosophie de Littré, etc. s'est imposée. A part quelques esprits
conservateurs, tous les savants, tous les écrivains remarquables ont abandonné
les vieilles fables religieuses. Proudhon, le propagateur de l'anarchie, ne
mâchait pas ses mots. Ses œuvres contiennent des attaques furibondes contre le
christianisme. Tous ses partisans étaient des libres-penseurs ardents. Il fut
suivi par Bakounine, Kropotkine, les Reclus, J. Grave, Malato, Séb. Faure qui
dénonça, à travers le pays, en paroles ardentes, les « Crimes de Dieu », en un
mot par tous les libertaires. Il y eut une autre école aussi négative que la
philosophie de Proudhon, c'est celle du baron Colins, auteur d'énormes volumes
indigestes, dont une vingtaine ont été publiés par ses disciples Hugontobler, A
de Potter, Poulain, Frédéric Bordes, etc., et par leur organe La Philosophie de
l'Avenir. Cet « avenir » n'a pas admis les théories de Colins, le fondateur du
« socialisme rationnel ». Colins avait dit : « L'idée d'un dieu est aussi
raisonnable que celle d'un bâton avec un seul bout ». Blanqui, le fameux
révolutionnaire qui passa une grande partie de sa vie en prison, est l'auteur
de la devise : « Ni Dieu, ni Maître », qui fut le titre d'un journal de ses
partisans. Tous les blanquistes, ces jacobins modernes étaient aussi d'ardents
libres-penseurs. La Commune de Paris en 1871 était dirigée par des Jacobins
comme Félix Pyat, Vermorel, Delescluse, etc. qui tous auraient bien voulu
anéantir la puissance de l'Eglise tout en installant une nouvelle forme d'Etat
fédéraliste. La minorité plus socialiste que les chefs n'était pas moins
opposée à la religion, toutefois on ne peut attribuer aux idées antireligieuses
la mort de l'archevêque de Paris, du Président Bonjean, des fusillés de la rue
Haxo. Ces fusillades étaient le résultat de haines politiques qui n'avaient
rien à voir avec le mouvement rationaliste. Les massacres par les Versaillais,
les torrents de sang versé par les valets de Thiers, de Galiffet, etc.
n'arrêtèrent pas le progrès de la libre-pensée. Au contraire, les réfugiés qui
avaient échappé aux hécatombes portèrent à l'étranger avec les idées
d'affranchissement des peuples, l'idée de liberté de la pensée. Le rationalisme
étouffé en France quelque temps reprit de plus belle. Malheureusement les chers
socialistes, par esprit politique, pour ne pas offusquer les électeurs non
encore débarrassés des vieilles superstitions, ont proclamé le principe que la
religion était une affaire individuelle. Ils ont fermé les yeux sur les progrès
énormes que fait le cléricalisme ; les écoles laïques créées avec tant de peine
dans le dernier quart du XIXème siècle sont ébranlées par l'influence des
femmes. Les maîtresses laïques sont mises à l'index dans certaines provinces,
les écoles n'ont presque pas d'élèves, car les parents menacés par les
partisans de l'Eglise craignent de perdre leur situation, leur gagne-pain. Les
socialistes, aveugles volontaires, ne veulent pas voir qu'en abandonnant la
libre-pensée, ils ouvrent la voie à la réaction la plus noire, ce qu'on voit en
Italie, en Espagne et dans les départements où la libre-pensée n'a pas
d'influence. Gare à la civilisation si le cléricalisme ou même le socialisme
officiel viennent à être victorieux! Pourtant les recherches scientifiques à la
Sorbonne et dans d'autres laboratoires font progresser la science et démontrent
l'absurdité des théories théistes. Si quelques savants comme Pasteur,
Lapparent, Branly, sont restés chrétiens, c'est que, absorbés par leurs
recherches, ils n'ont jamais tenté d'aller plus loin, et de plus, les Branly et
les Lapparent, professeurs dans les universités catholiques, auraient pu perdre
leurs places s'ils avaient dit qu'ils étaient libres-penseurs : ils ont trahi
leurs idées libres-penseuses par politique. Malheureusement nous avons vu de
notre temps des palinodies honteuses : les Briand, les Millerand, etc. Après
avoir prêché la grève générale ils ont fait arrêter ceux qui avaient mis en
pratique leurs méthodes. Millerand fut le premier à envoyer une ambassade au
Vatican. Nous voyons le résultat de ces honteuses manœuvres, le cléricalisme
sera le maître de la situation. Déjà les Jésuites, les frères ignorantins, ont
de longues processions d'élèves qu'ils abrutissent et dont ils feront les
soutiens de l'Etat bourgeois et obscurantiste Au XXème siècle la situation a
empiré. Les ouvriers occupés de leur gagne-pain, ne pensent plus à leur
cerveau, ils élisent des députés, des sénateurs et ne voient pas les nuages
noirs qui vont fondre sur la pensée humaine. En France, il n'y a presque plus
de sections organisées de la Libre-Pensée. La presse se réduit à un ou deux
petits journaux, comme le Libre-Penseur de Fran parait-il, mais son programme
est strictement marxiste, donc assez éloigné de la lutte antireligieuse. La
Fédération nationale des Libres-Penseurs de France (dont Lorulot est le
propagandiste officiel) est influencée par les tendances libertaires de l'Idée
Libre, organe qui consacre à la propagande rationaliste un effort suivi et des
pages intéressantes. En Suisse, il y a une Fédération romande de la
Libre-Pensée, dont l'organe est la Libre-Pensée internationale. Cette Fédération
a quelques sections, mais elle ne fait guère de recrues. Les jeunes gens ne
pensent plus qu'aux sports et ne lisent rien. Le journal anarchiste Le Réveil
de Genève, et sa partie italienne Il Risveglio, sont de bons défenseurs de la
libre-pensée. Dans la Suisse allemande ou alémanique, il y a une fédération
assez active et un journal Der Freidenker, publié à Bale, et fort bien rédigé.
Les libres-penseurs des deux langues assistent aux congrès internationaux. En
Allemagne le mouvement montre une énergie très heureuse, mais entachée d'idées
marxistes en politique. Les libres-penseurs organisés comptent au moins un
million d'adhérents. Ils publient de nombreux journaux et d'intéressantes et
savantes revues, comme Les Cahiers mensuels monistes, organe officiel de la
Ligue moniste allemande, qui a des sections dans presque toutes les villes,
lesquelles donnent un grand nombre de conférences scientifiques. Mais
l'Association la plus nombreuse, c'est l'Union pour la Libre-Pensée et la
crémation qui, en 1928, comptait 550.261 membres payants. Cette Union a publié,
en 1928, une grosse brochure de 100 pages, in-8°, sur son activité, plaquette
intitulée : Notre travail, Nos critiques, illustrée de nombreuses
photographies, l'Hôtel de la direction des automobiles pour la distribution des
journaux, les salles de réception, de fiches, de dépôt de livres, de séances,
de la bibliothèque, de composition typographique, etc. La fortune accumulée est
de près de 2 millions de marks or. Avec de telles ressources on peut publier
force journaux, revues, livres ; on peut venir au secours des libres-penseurs
malheureux, bâtir des crématoires, faire donner des conférences un peu partout.
Il n'y a pas, en Europe, d'installations pareilles à celle des libres-penseurs
à Berlin. Il y a à côté de l'Union des libres-penseurs prolétariens et autres,
d'autres organisations, comme celles qui publient la revue scientifique Urania
et le journal Der Atheist. Un ancien moine, Hans Ammon, devenu un éloquent
propagandiste de la libre-pensée, publie un petit journal appelé Des
Lichtbringen (le porte-lumière ou Lucifer). Sa propagande se fait sentir en
Bavière, son pays natal, où il a été exposé à de dures persécutions. En
Tchécoslovaquie paraît en allemand un bon journal allemand, le Freie Gedanke,
où écrivent des hommes de talent comme le professeur Drews (auteur du Mythe de
Jésus) et le professeur Hartwig de Bruno en Moravie. Ainsi l'Allemagne dame le
pion à la libre-pensée des autres pays. L'Autriche qui, sous l'empire des
Habsbourg, était soumise au joug de l'Eglise romaine, se relève à présent. Un
journal Der Freidenker (qu'il ne faut pas confondre avec les journaux du même
nom publiés à Berlin et en Suisse), paraît à Vienne et fait une propagande
remarquable. Il en est de même de Der Atheist. Les anarchistes ont un organe
excellent Erkenniniss und Befreinug, à tendances franchement libres-penseuses.
Il publie de beaux ouvrages antimilitaristes, etc. La Ligue libre-penseuse
d'Autriche s'occupe trop de politique, selon moi, et nuit ainsi à la cause de
la libre-pensée. Néanmoins, l'activité des organisations de la libre[1]pensée
en Allemagne et en Autriche est surtout dirigée vers le mouvement de
Confessionslos (des sans confession ou mieux sans religion). En Allemagne, en
Autriche et même à Zurich, en Suisse, quiconque cesse de vouloir appartenir à
une Eglise, doit faire officiellement la déclaration de sa sortie de l'Eglise.
Il y a déjà eu plus d'un million de ces renonciations à la religion. Il va sans
dire que les autorités locales font tout ce qu'elles peuvent pour empêcher ce
mouvement qui diminue les recettes du clergé. Grâce à ce mouvement, les enfants
des Confessionslos ne sont plus forcés d'assister aux leçons de religion,
excepté dans quelques Etats allemands. En Angleterre il y a trois grandes
associations : l'Association de la Presse rationaliste, qui a pu, grâce aux
legs généreux qu'elle a reçus, acheter une grande maison en plein district des
libraires et y publier un grand nombre de livres libres[1]penseurs à bon marché, sans parler de son
journal The Literary Guide. Son activité littéraire se fait sentir dans tous
les pays où l'on parle anglais. The National Secular Society, fondée par le
remarquable propagandiste libre-penseur, Foote, continue la publication du
Freethinker (Le Libre-penseur), journal plus énergique que le Literary Guide.
Son rédacteur en chef Chapman Cohen a publié de nombreux volumes comme Essais
en libre-pensée dont trois tomes ont paru. Le Matérialisme réexposé, etc., etc.
Le Freethinker organise dans toutes les grandes villes des conférences, des
colloques entre croyants et rationalistes. La National Secular League avait, il
y a quelques années, des roulottes où des propagandistes allaient par toute
l'Angleterre, s'arrêtant sur les places publiques des villes et des villages
pour faire des conférences contradictoire sur la religion. De très nombreux
adhérents à la libre-pensée ont été gagnés de cette façon. L'Ethical Society
(Société éthique) a des orateurs de choix qui s'adressent plutôt aux classes
intellectuelles, aux instituteurs qu'au peuple même. Les Comtistes qui ont eu
des écrivains de premier ordre comme Con etc., font moins parler d'eux depuis la
mort de ces leaders. Il existe pourtant une église de l’humanité où l’on fait
des discours sur la politique positiviste, etc. Mais ce groupement a peu
d'influence. Aux Etats-Unis le mouvement libre-penseur est très énergique. Les
organisations comme l'Association rationaliste américaine, l'A. A. A. A.,
association américaine pour l'avancement de l'athéisme, la ligue rationaliste
de Washington, etc., etc., luttent avec force contre l'obscurantisme qui, dans
certains Etats, a fait voter des lois interdisant sévèrement d'enseigner la
théorie darwinienne de l'évolution. Dans l'Etat d'Arkansas, l’un de ceux qui
possédaient le système de l'initiative emprunté à la Suisse, le peuple a voté
une pareille loi défendant d'exposer les théories scientifiques modernes qui
peuvent ébranler la foi à la création d'après la Bible. Le président des A. A.
A. A. a été emprisonné en 1928, avant même le vote de la loi, pour avoir ouvert
une boutique où l'on aurait vendu des ouvrages libres-penseurs. Auparavant un
grand orateur, Ingersoll, a pu publier une attaque contre la création sous le
titre Les Erreurs de Moise. On a élevé une statue à Ingersoll qui fut même
candidat à la présidence des Etats-Unis. A présent on emprisonne un athée parce
qu'athée! Un des plus remarquables journaux libres[1]penseurs qu'il y ait au monde est le Trussi
Seeker, qui a célébré, il y a quelques années, le cinquantenaire de sa fondation.
En Hollande, où pendant longtemps l'ex-pasteur Domela Nieuwenhuys rédigea le
Dageraad (l'Aurore), le mouvement s'est un peu ralenti, mais il compte encore
des représentants de valeur. Les Flamands publient à Anvers De Tribuun (la
Tribune), un bon journal. En Belgique où est le bureau central de la Fédération
internationale, il y a quatre journaux : La Pensée, La Raison, Le Penseur, et
Le Matérialiste, organe de l'Association prolétarienne. –
G. BROCHER
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