[extrait de « De la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne, et discussion pour un nouveau mouvement ouvrier », Dresde, I924 / Traduit par A. Simon] La législation évolue constamment, dans son caractère, son contenu, ses effets, en fonction des intérêts commerciaux de l’époque, et plus précisément en fonction des intérêts prépondérants de la classe dominante. A l’époque du capitalisme, cette classe est la bourgeoisie. Le Parlement a reçu pour charge de réviser les vieilles lois suivant les besoins de la bourgeoisie, ou de les annuler ; et d’adapter le système par de nouvelles aux nécessités de l’époque. Vers la fin de l’époque féodale, il existait aussi une sorte de Parlement : l’assemblée des Etats. Les conquêtes de la révolution bourgeoise se traduisirent d’abord partout par la formation de véritables Parlements, ayant pleins pouvoirs de législation, et élus au suffrage universel. Comme chacun sait, dans son idéologie politique, la bourgeoisie affirma le principe du libéralisme, dans son organisation politique, elle défendit le principe de démocratie. Elle luttait pour l’égalité et la liberté ; mais seulement dans la mesure où cette liberté servait l’économie de profit, et pour l’égalité seulement sur le papier, sans que cela soit confirmé ni réalisé par l’égalité des conditions sociales. Vis-à-vis du prolétariat, il ne lui vint pas à l’idée de confirmer et de respecter la liberté et l’égalité, et encore moins de faire valoir le principe de fraternité. D’autre part, la bourgeoisie n’est nullement une classe homogène. Elle recèle en son sein d’innombrables couches, groupes et catégories, et par conséquent une foule d’intérêts économiques différents. Le grossiste a d’autres intérêts que le détaillant, le propriétaire d’autres que le locataire, le marchand d’autres que le paysan, le vendeur d’autres que l’acheteur. Mais tous ces groupes et catégories différents voulaient et devaient être pris en considération par l’administration. Plus ils avaient d’espoir, plus leurs représentants au Parlement devaient être nombreux. C’est pourquoi chaque couche ou chaque groupe cherchait à unir autour de ses candidats le plus grand nombre de voix pour les élections parlementaires. Pour permettre à leur propagande de se renforcer et de durer, ils se groupèrent en association électorales d’où sortirent les partis, organisations plus solides avec des programmes explicites. Quel que soit le nom de ces partis, leurs engagements, leur programme, leur phraséologie et leurs slogans, leur lutte visait à la fois à une influence politique et servait toujours des intérêts économiques très précis. Ainsi, le parti conservateur qui voulait garder la forme d’Etat traditionnelle avec sa répartition des pouvoirs et son idéologie devint le point de rassemblement de la caste des grands propriétaires féodaux terriens. Les grands industriels intéressés par l’Etat centralisé, qui professaient le libéralisme de l’ère capitaliste, formèrent le parti des libéraux-nationalistes. La petite bourgeoisie, trouvant que la liberté de penser et 1’égalité étaient des conquêtes dignes d’effort et de gratitude, se trouvèrent dans les partis démocrates et libre-penseur. La classe ouvrière n’avait alors aucun parti, car elle n’avait pas encore compris qu’elle formait une seule classe avec ses intérêts propres et ses buts politiques spécifiques. Ainsi elle se laissa duper par les démocrates, les libéraux et même par les conservateurs, et forma fidèlement le bétail obéissant des partis bourgeois. Cependant, à mesure que la conscience de classe des travailleurs s’éveillait et se renforçait, ils allèrent jusqu’à former leurs propres partis. Ils envoyèrent au Parlement leurs propres représentants dont la mission consistait à assurer le plus grand nombre d’avantages possibles pour la classe ouvrière en jouant sur la construction et la destruction de l’Etat bourgeois. Ainsi, dans le programme d’Erfurt du parti social-démocrate, trouve-t-on côte à côte le grand but révolutionnaire final et les nombreuses revendications matérielles du mouvement qui venait de naître et qui s’exprimait au Parlement. Ces revendications n’avaient rien à voir avec le socialisme, mais étaient empruntées aux programmes bourgeois. Seulement, les partis bourgeois ne les satisfaisaient pas et ils ne les prenaient pas du tout au sérieux. Il ne faut pas nier que les représentants de la social-démocratie ont travaillé au Parlement de façon honnête et consciencieuse. Mais leur efficacité comme leur succès restaient limités. Car le Parlement est un instrument de la politique bourgeoise, avec des méthodes bourgeoises et bourgeois dans tout ce qu’il fait. Et c’est le capitalisme qui profite de la dernière victoire du parlementarisme. La pratique de la politique bourgeoise, c’est à dire le parlementarisme, est intimement liée à la gestion bourgeoise de l’économie. Cette méthode repose sur l’achat et la vente : le bourgeois achète et vend des marchandises et des biens dans la vie et au bureau, au marché et à la foire, à la banque et à la Bourse. Il fait le même trafic au Parlement avec les décrets et les lois qui régissent le commerce de toute marchandise. Les représentants de chaque parti cherchent au Parlement à tirer des lois le meilleur parti qu’ils peuvent pour leurs mandants, pour les intérêts de leur groupe et leur chapelle. Ils restent aussi en contact permanent avec leurs fédérations industrielles, leurs associations d’entreprises, leurs organisations ou leurs corps de métiers pour en retirer des conseils, des informations, des règles de comportement, ou des ordres. Ce sont les négociateurs, les délégués, et ils règlent les affaires par des discours, marchandages, traficotages, négociations, duperies, manœuvres électorales, compromis. Le principal travail parlementaire s’accomplit alors non pas dans les grandes tractations parlementaires qui ne sont qu’une façade, mais dans des commissions fermées au public et sous le masque des mensonges conventionnels. Même si la classe ouvrière pouvait utiliser le Parlement avant l’époque révolutionnaire pour consolider ses avantages politiques et économiques (en exploitant les rapports de force en sa faveur), dès que le prolétariat se dressait en tant que classe révolutionnaire et proclamait ses prétentions à prendre en mains le pouvoir économique et politique, ce droit était nul et non avenu. Il n’était plus alors question de tractations, elle ne se contentait plus de petits ou de gros avantages : elle voulait le tout. La première tâche révolutionnaire du prolétariat aurait du être la suppression de Parlement. Mais il ne pouvait pas accomplir cette tâche car il était encore lui-même organisé dans les partis, donc dans des organisations de caractère bourgeois, et par conséquent inaptes à vaincre tout ce qui est bourgeois, c’est à dire la politique, l’économie, l’ordre étatique, l’idéologie bourgeoise. Un parti a besoin de Parlement et du parlementarisme, tout comme le Parlement a besoin des partis. L’un conditionne l’autre, ils se protègent et se soutiennent l’un l'autre. Le maintien du parti entraîne le maintien du Parlement et par conséquent celui du pouvoir bourgeois. Le parti est aussi organisé de façon autoritaire et centralisée, comme l’Etat bourgeois et ses institutions. Le moindre de ses gestes ressemble à un commandement donné par un comité central à la base constituée de tous les membres. En bas, la masse des adhérents, au sommet la hiérarchie des délégués des communes, districts, pays, royaumes. Les secrétaires du Parti sont les sous-officiers, les députés les officiers. Ils se répartissent les commandements, font des discours, de la politique, ce sont de hauts dignitaires. C’est par l’intermédiaire de bureaux, journaux, caisses, mandats que le parti donne le pouvoir sur la masse des adhérents qui ne peut s’y soustraire. Les employés de la Centrale sont pour ainsi dire les ministres du parti, ils publient des décrets et donnent des ordres, commentent les décisions du parti et les conférences, décident de l’utilisation de l’argent, se partagent les postes et les fonctions suivant leurs intérêts politiques personnels. Bien sûr, le Congrès du parti doit être l’autorité suprême, mais sa composition, son ordre du jour, les décisions et l’importance des résolutions sont entre les mains des plus hauts dirigeants du parti. Tous ceux qui, sous prétexte de centralisme, obéissent comme des cadavres – pour eux synonyme de discipline – veillent au maintien nécessaire de la soumission pour une bonne entente. Un parti révolutionnaire au sens prolétarien du terme est un non-sens. Il peut seulement être révolutionnaire dans le sens bourgeois, et seulement lors du passage du féodalisme au capitalisme, donc pour l'intérêt de la bourgeoisie. Lors du passage du capitalisme au socialisme, le parti doit se saborder, et cela d’autant plus qu'il s’est prétendu révolutionnaire dans sa théorie et sa pratique. Quand la guerre de 14 éclata, c’est à dire quand la bourgeoisie du monde entier engagea la guerre, le parti social-démocrate aurait dû répondre par la révolution du prolétariat du monde entier contre le capitalisme international. Mais il s’y refusa, mit de côté son peu de vocabulaire révolutionnaire et pratiqua sur toute la ligne une politique bourgeoise. Il faut se méfier des leaders professionnels payés par les organisations bourgeoises, et il faut les rejeter en tant qu’organes d’un appareil bourgeois. Leur activité bourgeoise engendre chez eux des habitudes de vie bourgeoises, des manières de penser et de sentir bourgeoises. Et inévitablement, ils acquièrent l’idéologie dirigeante, typiquement petite bourgeoise des bonzes du parti et des syndicats. La sécurité de l’emploi, la haute position sociale, le traitement payé à date fixe, le bureau bien chauffé, la routine bientôt acquise dans le règlement des affaires administratives engendrent une mentalité identique à celle de 1’Employé (employé de la perception, de la municipalité, de l’Etat) et cela au travail comme dans son milieu familial. L'employé désire une gestion correcte, un ordre impeccable, le respect des obligations ; il hait les dérangements, les frictions, les conflits. Il n’y a rien qui lui fasse plus d’horreur que le chaos, c’est pourquoi il se dresse contre tout désordre, combat toute tentative d’autonomie des masses, et craint la révolution. Mais la révolution arrive. Soudain elle est là, et se dresse bien haut. Tout est ébranlé, tout est sens dessus-dessous. La classe ouvrière est dans la rue et pousse à l’action. Elle a pour but de renverser la bourgeoisie, de détruire l’Etat, de prendre en mains l’économie. Les employés sont alors saisis d’une panique monstrueuse. Pour l’amour de Dieu, l’ordre doit-i1 se transformer en désordre, le calme en trouble, et la gestion correcte des affaires en chaos ? Cela ne va pas ! Voilà comment le 8 novembre 1918, l’« élite révolutionnaire » mettait en garde contre les « agitateurs inconscients », des « fantaisistes de la révolution », comment le journal des syndicats combattait les « aventuriers » et les « putchistes »… C’est ainsi que l’armée allemande envoya Scheidemann jusqu’au dernier moment au cabinet de Guillaume II, afin d’éviter le plus grand des malheurs : la révolution. Pendant la révolution partout où les travailleurs voulaient passer à l’action, les employés du parti et des syndicats se dressaient contre eux avec ces mots : « Ne vous emportez pas ! Ne versez pas de sang ! Soyez prudents ! Laissez-nous négocier ! » Et pendant qu’on négociait, au lieu de saisir l’ennemi et de le jeter à terre, la bourgeoisie était sauvée ! La négociation est son moyen de lutte politique, et c’est sur ce terrain qu’elle est le plus à l’aise. Vouloir pratiquer une politique prolétarienne avec les méthodes de la bourgeoisie signifie s’asseoir à la table des capitalistes, déjeuner et boire avec eux, et trahir les intérêts du prolétariat. Leur trahison, le fait qu’elles trahissent les masses – depuis le S.P.D. jusqu’au K.P.D., le plus extrémiste – ne résulte pas de rnauvaises intentions, mais c’est simplement la conséquence de l’essence bourgeoise de tout parti et syndicat. Les leaders de ces partis et syndicats appartiennent, corps et âme, à la classe bourgeoise...! Mais la bourgeoisie va à sa perte… A une telle époque, le parti ne peut pas non plus subsister plus longtemps ; en tant que membre de la société bourgeoise, avec elle, il court à sa perte. Ce serait du charlatanisme de vouloir empêcher la main de mourir quand le corps est déjà mort... C’est pourquoi on assiste à cette succession d’éclatements, de dissolutions, et de scissions du parti qu’aucun congrès, aucune IIe ou IIIe Internationale, aucun Kautsky, aucun Lénine ne peuvent empêcher. L’heure du parti a sonné de même que celle de la bourgeoisie. Ils se maintiendront encore de la même façon que les corporations et les associations de métiers après le Moyen-Age comme des institutions dépassées, sans rôle à jouer dans l’histoire en cours. Un parti comme le S.P.D., qui abandonna de nouveau sans lutter les acquisitions de novembre, qui fit le jeu de la contre-révolution, en partie de façon préméditée, a perdu toute raison d’exister. Et un parti comme le K.P.D. qui n’est qu’une branche occidentale du P.C. russe et qui sans les subsides importantes de Moscou ne pourrait même pas tenir quelques semaines tout seul, n’a jamais possédé ces raisons d’être. Le prolétariat les laissera tous les deux en chemin, sans se soucier de discipline de parti, des cris des bureaucrates, des décisions de congrès.
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