(1934) [International Council Correspondance (I.C.C.), Chicago, vol. 1,
n° 3, décembre 1934 / Texte préparé collectivement par le Groupe des
communistes internationaux de Hollande. Le brouillon en a été rédigé par Helmut
Wagner. Il a été traduit en anglais du n° 3 de Rätekorrespondenz, publié à
Amsterdam par le Groupe des communistes internationaux de Hollande, par le
Bureau du Courrier international des Groupes communistes de Gauche et par le
Mouvement conseilliste d’Europe]
I.
La signification du bolchevisme
1. Le bolchevisme a fait de la
IIIe Internationale un instrument apte à diriger et influencer le mouvement des
travailleurs à une échelle internationale. Il a élaboré dans le « léninisme »
ses directives en matière de principes et de stratégie. Il reste à savoir si la
théorie bolchevique exprime, comme l’a dit Staline, le marxisme à l’heure de
l’impérialisme et si, dans ce cas, elle représente l’axe du mouvement
révolutionnaire prolétarien international.
2. Le bolchevisme s’est acquis
une réputation internationale au sein du mouvement ouvrier, d’une part par son
opposition révolutionnaire systématique à la guerre mondiale de 1914- 1918,
d’autre part par la révolution russe de 1917. Son importance historique
mondiale vient de ce que, sous la direction de Lénine, il a reconnu les
problèmes de la révolution russe et a su forger, dans le même moment, à
l’intérieur du parti bolchevique, l’instrument par lequel ces problèmes
pouvaient être résolus en pratique. Cette adaptation du bolchevisme aux
problèmes soulevés par la révolution russe fut la conséquence de vingt années
d’un développement continu et patient, ainsi que d’une profonde connaissance
des rapports entre les classes.
3. Pour savoir si cette
parfaite maîtrise dont a fait preuve le bolchevisme lui donne droit à la
direction théorique, tactique et organisationnelle de la révolution
internationale prolétarienne, il est nécessaire d’examiner, d’une part, les
bases et les prémisses sociales de la révolution russe, et, d’autre part, les
problèmes de la révolution prolétarienne dans les grandes nations capitalistes.
II.
Les prémisses de la révolution russe
4. La société russe a été
fortement conditionnée par sa situation entre l’Europe et l’Asie. Tandis que la
force économique plus progressive de l’Europe occidentale et sa position
internationale plus puissante détruisaient, en Russie, avant la fin du Moyen
Age, les premiers balbutiements d’un développement commercial de type
capitaliste, la supériorité politique du despotisme oriental allait jeter les bases
de l’organisation étatique absolutiste de l’Empire russe. Ainsi, la Russie
occupait, non seulement par sa situation géographique, mais aussi du point de
vue économique et politique, une position intermédiaire entre les deux
continents, dont elle a combiné les différent systèmes sociaux et politiques de
façon très personnelle.
5. Cette position ambiguë
qu’occupait la Russie dans le monde a influencé de manière décisive, non
seulement son lointain passé, mais aussi les problèmes de sa révolution dans
les deux premières décades du siècle. A l’époque de la montée de
l’impérialisme, le système capitaliste a créé deux centres qui s’opposaient
mutuellement tout en s’entrelaçant étroitement : le centre capitaliste
hautement développé de la marche en avant de l’impérialisme actif dans les
zones fortement industrialisées de l’Europe occidentale et de l’Amérique du
Nord, et le centre colonial du pillage impérialiste passif dans les régions
agricoles de l’Asie orientale. De ces deux centres simultanément s’est élevée
une opposition de classe au système impérialiste : la révolution prolétarienne
internationale, d’une part, qui s’organise autour des nations capitalistes
fortement développées de l’Europe et de l’Amérique du Nord, et la révolution
agraire nationale, d’autre part, née dans les nations agricoles de l’Asie
orientale. La Russie, qui se trouvait sur la ligne de démarcation des sphères
d’influence de ces deux centres impérialistes, a vu se combiner ces deux
tendances révolutionnaires sur son territoire. 6. L’économie russe était un
mélange de production agricole de type archaïque, caractéristique des pays
asiatiques, et d’économie industrielle moderne, caractéristique de l’Europe. Le
servage, sous diverses formes, survivait en pratique pour l’immense majorité de
la paysannerie russe, et entravait le développement d’une agriculture de type
capitaliste qui commençait à peine à s’ébaucher. Ces nouvelles méthodes
allaient simplement entraîner la dislocation du village russe (Il s’agit de la
commune rurale, obchtchina), et faire naître une situation d’indigence
indescriptible, tandis que le paysan restait enchaîné à une terre qui ne
pouvait désormais plus le nourrir. L’agriculture russe qui impliquait les
quatre cinquièmes de la population russe et représentait plus de la moitié de
la production totale du pays, était jusqu’en 1917 une économie féodale parsemée
d’éléments de capitalisme. L’industrie russe fut greffée sur le pays par le
régime tsariste, désireux de se rendre indépendant de l’étranger, en
particulier pour l’équipement militaire. Toutefois, comme la Russie ne
possédait ni les bases d’un système artisanal bien développé, ni les rudiments
nécessaires à la création d’une classe de « travailleurs libres », ce
capitalisme d’Etat, bien que fondé sur la production en série, ne donna pas
naissance à une classe ouvrière salariée. Ce système de servage capitaliste
devait laisser, jusqu’en 1917, des traces indélébiles de sa particularité, par
exemple dans le mode de paiement des salaires, le logement des ouvriers, la législation
sociale, etc. Les travailleurs russes étaient par conséquent, non seulement en
retard dans leurs techniques, mais aussi, pour une large part, illettrés et
attachés, directement ou indirectement, au village. Dans de nombreuses branches
de l’industrie, la main-d’oeuvre se composait essentiellement d’ouvriers
paysans saisonniers qui n’avaient pas de contact permanent avec la ville.
Jusqu’en 1917, l’industrie russe représentait un système de production
capitaliste mêlé à des éléments féodaux. L’agriculture de type féodal et
l’industrie capitaliste s’imprégnaient ainsi mutuellement de leurs éléments
essentiels et se combinaient en un système qui ne pouvait ni être gouverné
d’après les principes d’économie féodale, ni se développer dans la voie du capitalisme.
7. La tâche économique de la
révolution russe était, tout d’abord, de démasquer le féodalisme agraire et de
mettre fin à l’exploitation des paysans par le système du servage, tout en
industrialisant l’agriculture, en la haussant au niveau d’une production
moderne de marchandises ; et en deuxième lieu, de rendre possible la création
autonome d’une classe de véritables « travailleurs libres », en débarrassant le
développement industriel de tout vestige féodal – en d’autres termes, il
s’agissait pour le bolchevisme d’accomplir les tâches de la révolution
bourgeoise.
8. C’est sur ces bases que se
dressait l’absolutisme de l’Etat tsariste. L’existence d’un tel Etat dépendait
de l’équilibre entre les deux classes possédantes, aucune de ces deux classes
ne pouvant arriver à dominer l’autre. Si le capitalisme représentait la
charpente économique de l’Etat tsariste, la noblesse féodale en était l’assise
politique « constitution », « droit de vote », système d’« autonomie étatique
», autant de termes qui ne pouvaient cacher l’impuissance politique des classes
de l’Etat tsariste. Etant donné le retard économique du pays, cela produisit
une méthode de gouvernement à mi-chemin entre l’absolutisme européen et le
despotisme oriental.
9. Sur le plan politique, la
révolution russe devait procéder aux tâches suivantes : destruction de
l’absolutisme, abolition de la noblesse féodale en tant que premier ordre, et
création d’une constitution politique et d’un appareil administratif, garants
politiques de l’exécution de l’œuvre économique de la révolution. Ainsi, les
objectifs politiques de la révolution russe s’accordaient à ses prémisses
économiques... les objectifs de la révolution bourgeoise.
III.
Classes dans la révolution russe
10. En raison de ce mélange
social particulier d’éléments féodaux et capitalistes, la révolution russe se
heurtait aussi à d’autres problèmes ardus. En essence, elle différait aussi
fondamentalement de la révolution bourgeoise de type classique que la structure
sociale de l’absolutisme russe du début du siècle différait, disons, de celle
de l’absolutisme français du XVIIe siècle.
11. Cette différence, qui
correspondait à la dualité de la structure économique, a trouvé sa plus claire
expression politique dans l’attitude des diverses classes de la société russe
envers le tsarisme et envers la révolution. Si, en principe, toutes ces classes
étaient unies par leurs intérêts économiques dans leur opposition au tsarisme,
dans la pratique elles ne se battaient pas avec la même intensité ni dans les mêmes
buts.
12. La noblesse féodale
luttait avant tout pour étendre son influence sur l’Etat absolutiste, qu’elle
souhaitait maintenir intact, afin de conserver ses privilèges.
13. La bourgeoisie, faible
dans ses effectifs, dépendante politiquement et directement attachée au
tsarisme par des subventions étatiques, devait connaître de nombreux
changements d’orientation politique. Le mouvement des Décembristes de 1825 a
été sa seule action révolutionnaire contre l’Etat absolutiste. Dans les années
1870 et 1880, elle a soutenu passivement le mouvement terroriste
révolutionnaire des narodniki (populistes), espérant ainsi accroître les
pressions contre le tsarisme. Dans le même but, elle a tenté d’utiliser les
mouvements de grève révolutionnaires, jusqu’aux luttes d’octobre 1905 il
n’était désormais plus question, pour la bourgeoisie, de renverser le tsarisme,
mais simplement de le réformer. Pendant la période parlementaire, de 1906 au
printemps de 1917, elle est entrée dans sa phase de coopération avec le tsarisme.
Et finalement, fuyant les conséquences des luttes révolutionnaires des masses
prolétariennes et paysannes, elle s’est rendue sans conditions à la réaction
tsariste, lors du putsch de Kornilov (fin août 1917). La bourgeoisie russe
était devenue contre-révolutionnaire bien avant même d’avoir accompli sa propre
révolution. Révolution bourgeoise, la révolution russe s’est faite, non
seulement sans la bourgeoisie, mais directement contre elle, ce qui a eu des
répercussions fondamentales sur l’ensemble de sa politique.
14. Quant à la paysannerie,
qui constituait l’écrasante majorité de la population russe, elle allait jouer
un rôle déterminant, bien que passif, dans la révolution russe. Alors que la
paysannerie possédante – la moyenne et la grande – aux effectifs limités, se
situait politiquement du côté du libéralisme petit-bourgeois, la grande masse
des petits paysans affamés et asservis se sont vus contraints, pour survivre, à
procéder à de violentes expropriations des grands domaines. Incapables de
poursuivre une politique de classe qui leur soit propre, les paysans russes ont
dû se mettre sous la direction d’autres classes. A l’exception de quelques
révoltes isolées, ils représentaient, jusqu’en février 1917, le pilier du
tsarisme. Ces masses inertes et arriérées ont été responsables de l’échec de la
révolution de 1905. Pourtant, en 1917, les paysans ont joué un rôle décisif
dans la chute du tsarisme. Organisés par celui-ci en grandes unités dans
l’armée russe, ils ont paralysé, par leur passivité, la conduite de la guerre.
Enfin, pendant la période révolutionnaire, ils ont, par leurs révoltes
primitives mais efficaces, mis fin à la grande propriété terrienne et ont créé
les conditions nécessaires à la victoire de la révolution bolchevique : pendant
les années de la guerre civile, celle-ci n’aurait pu survivre sans leurs
actions de solidarité.
15. Le prolétariat russe,
également arriéré, avait néanmoins accumulé, sous la férule impitoyable de
l’oppression tsariste et capitaliste, une grande réserve de combativité. Il a
participé avec ténacité à toutes les actions de la révolution bourgeoise russe,
dont il est devenu l’instrument le plus acéré et le plus sûr. Il a fait de
chacun de ses affrontements avec le tsarisme un acte révolutionnaire,
développant ainsi une conscience de classe primitive qui, pendant les luttes de
1917 (en particulier lors de la prise d’assaut spontanée des principales
entreprises), a atteint le point culminant de la volonté subjective du
communisme.
16. L’intelligentsia
petite-bourgeoise a joué un rôle précis dans la révolution russe. Limités à
l’extrême sur le plan culturel et matériel, freinés dans leurs progrès
professionnels, ayant été en contact avec les idées les plus avancées de
l’Europe occidentale, les éléments les plus combatifs de l’intelligentsia
étaient à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire qu’ils allaient marquer du
sceau jacobin et petit-bourgeois. Le mouvement de la social-démocratie russe,
dirigé par des révolutionnaires professionnels, représentait essentiellement un
parti de la petite-bourgeoisie révolutionnaire.
17. La révolution russe
présentait certains problèmes dont la solution sociale dépendait d’une curieuse
combinaison des forces : les masses paysannes constituaient, dans leur
passivité, les assises de la révolution ; les masses prolétariennes, plus
faibles numériquement, mais puissantes dans l’action révolutionnaire, en
étaient l’arme de combat ; et la petite fraction d’intellectuels
révolutionnaires, en était le cerveau.
18. Cette structure
triangulaire était une séquelle inévitable de la société tsariste qui était
dominée par un Etat absolutiste autonome, s’appuyant sur les classes
possédantes, privées du droit électoral : la noblesse féodale et la
bourgeoisie. Les problèmes particuliers que posait l’accomplissement d’une
révolution bourgeoise sans la bourgeoisie, et contre elles, venaient de œ que,
pour renverser le tsarisme, il était nécessaire de mobiliser la paysannerie et
le prolétariat dans une lutte pour leurs propres intérêts, ce qui impliquait,
non seulement la destruction du tsarisme, mais aussi des formes existantes
d’exploitation féodale et capitaliste. Par leur nombre, les paysans auraient pu
faire face à la situation ; politiquement, ils en étaient incapables, ne
pouvant actualiser leurs intérêts de classe qu’en se soumettant à l’autorité
d’une autre classe qui, à son tour, déterminait dans quelle mesure ces intérêts
pouvaient être satisfaits. En 1917, les travailleurs russes ont ébauché une
politique de classe, communiste et autonome. Il leur manquait toutefois les
bases sociales nécessaires pour réussir, puisque la victoire de la révolution
prolétarienne devait être aussi une victoire sur la paysannerie. Or le
prolétariat russe, dont les effectifs, répartis dans différents secteurs, ne
dépassaient pas dix millions, ne pouvait triompher de la classe paysanne. En
conséquence, il a dû, tout comme la paysannerie, se soumettre à l’autorité d’un
groupe d’intellectuels qui n’étaient pas intrinsèquement liés à ses intérêts.
19. L’œuvre des bolcheviks a
été de créer la direction de la révolution russe et de développer une tactique
appropriée. Ils ont accompli ce qui paraissait impossible : la création d’une
alliance entre deux classes antagonistes, les masses paysannes en lutte pour la
propriété privée, et le prolétariat en lutte pour le communisme. Dans les
conditions difficiles qui existaient alors, ils ont rendu la révolution
possible, et ils en ont assuré le succès en accouplant ces éléments ouvriers et
paysans dans les fers de la dictature du parti bolchevique. Ils représentent le
parti dirigeant de l’intelligentsia petite-bourgeoise révolutionnaire de
Russie. Ils ont accompli la tâche historique de la révolution russe qui
consistait à lier la révolution bourgeoise de la paysannerie à la révolution prolétarienne
de la classe ouvrière.
IV.
L’essence du bolchevisme
20. Le bolchevisme offre
toutes les caractéristiques de la révolution bourgeoise, mais intensifiées par
une connaissance approfondie, tirée du marxisme, des lois de la lutte des
classes. Lorsque Lénine dit : « Le social-démocrate révolutionnaire est un
jacobin uni aux masses », il fait plus qu’une comparaison superficielle. Pour
lui, il existait une profonde affinité de méthode et de buts entre la
social-démocratie russe et la petite bourgeoisie révolutionnaire de la
Révolution française.
21. Le principe de base de la
politique bolchevique (conquête et exercice du pouvoir par l’organisation) est
jacobin ; la grandiose perspective politique bolchevique est jacobine ; sa
réalisation pratique au cours de la lutte de l’organisation bolchevique pour le
pouvoir est jacobine ; la mobilisation de tous les moyens et de toutes les
forces de la société capables de renverser l’absolutisme, ainsi que l’emploi de
toute méthode susceptible de mener à bien ce projet ; les manœuvres et les
compromis du parti bolchevique avec toute force sociale qui pouvait être
utilisée, ne serait-ce que pour un très court instant, et dans le secteur le
moins important... tel est l’esprit jacobin. Enfin, conception essentielle de
l’organisation bolchevique elle-même, est jacobine la création d’une
organisation rigide de révolutionnaires professionnels qui restera l’instrument
obéissant d’une direction omnipotente.
22. Sur le plan de la théorie,
le bolchevisme est loin d’avoir élaboré une pensée autonome qui puisse être
considérée comme un système cohérent. Au contraire, il s’est approprié la
méthode marxiste d’analyse des classes, en l’adaptant à la situation
révolutionnaire russe, c’est-à-dire qu’il en a fondamentalement changé le
contenu tout en conservant les concepts.
23. La seule réalisation
idéologique du bolchevisme a été de relier sa propre théorie politique, dans
son ensemble, au matérialisme philosophique. Protagoniste radical de la
révolution bourgeoise, il retombe sur l’idéologie radicale de la révolution
bourgeoise, dont il fait le dogme de sa propre conception de la société
humaine. Cet attachement au matérialisme philosophique s’accompagne d’un
glissement en arrière continu vers un idéalisme qui veut que la pratique
politique émane en dernier lieu de l’action des chefs (trahison du réformisme /
idolâtrie de Lénine et de Staline).
24. L’organisation du
bolchevisme a émergé des cercles social-démocrates de révolutionnaires
intellectuels et s’est développée, à travers les luttes, les scissions et les
défaites des factions, en une organisation de dirigeants dont les postes
essentiels sont aux mains des intellectuels petits-bourgeois. La situation
d’illégalité qui se poursuivait en Russie allait favoriser la croissance du
bolchevisme. Celui-ci s’établit alors comme une organisation politique de
caractère militaire, s’appuyant sur des révolutionnaires professionnels. Sans
cet instrument rigide du pouvoir, la tactique bolchevique n’aurait pu être
menée à bien, et l’œuvre historique de l’intelligentsia révolutionnaire russe
n’aurait pu s’accomplir.
25. Elaborée pour poursuivre
la conquête du pouvoir, la tactique bolchevique s’est avérée – notamment
jusqu’au mois d’octobre 1917 – d’une grande uniformité interne. Ses
perpétuelles fluctuations externes n’étaient que des adaptations temporaires
aux changements de situations et aux variations des rapports de force entre les
classes. En concordance avec le principe de subordination absolue des moyens à
la fin, et sans aucune considération pour les effets idéologiques qu’elle
pouvait avoir sur les classes dirigées par le parti bolchevique, la tactique a
été révisée, même sur des points en apparence fondamentaux. La tâche des
fonctionnaires était de rendre ces manœuvres accessibles aux « masses ».
D’autre part, étant donné que le seul but de la politique du Parti était la
capture inconditionnelle des masses (attitude rendue nécessaire puisque les
masses se composaient des classes ouvrière et paysanne dont les intérêts et la
conscience de classe différaient totalement), toute agitation idéologique au
sein des masses était utilisée, même lorsqu’elle contredisait radicalement le
programme du Parti. C’est précisément en cela que la méthode tactique du
bolchevisme se rapproche de la politique de la révolution bourgeoise ; et c’est
effectivement la méthode de cette politique que le bolchevisme a remis à
l’honneur.
V.
Les directives de la politique bolchevique
26. Le bolchevisme est né de
la volonté de renverser le régime tsariste. En tant qu’attaque contre
l’absolutisme, il présente les traits de la révolution bourgeoise. Au cours des
luttes qui se sont déroulées au sein de la social-démocratie russe au sujet des
tactiques à adopter pour atteindre cet objectif, le bolchevisme a élaboré ses
méthodes et ses slogans.
27. La tâche historique du
bolchevisme a été de souder deux révoltes opposées, celle du prolétariat et
celle de la paysannerie, en en prenant la direction et en les orientant vers un
objectif commun : l’abolition de l’Etat féodal. Il lui a fallu allier la
révolte paysanne (phase de la révolution bourgeoise au début du développement
de la société bourgeoise) à celle du prolétariat (phase de la révolution
prolétarienne à la fin du développement de la société bourgeoise) dans une
action commune. Ceci n’a été rendu possible que par un grand déploiement
stratégique qui a utilisé les agitations et les tendances de classe les plus
variées.
28. Cette stratégie (qui consistait à utiliser
le mécontentement des masses) venait du désir d’exploiter jusqu’aux moindres
divergences et aux plus infimes failles dans le camp ennemi. Ainsi Lénine
a-t-il pu dire un jour des propriétaires libéraux qu’ils étaient « nos alliés
de demain », soutenir, une autre fois, les prêtres parce qu’ils s’opposaient à
un régime qui ne les satisfaisait pas matériellement, et se déclarer prêt à appuyer
les sectes religieuses persécutées par le tsarisme.
29. Toutefois, Lénine a
précisé sa tactique en posant correctement la question des « alliés de la
révolution » ; en particulier, en se servant des expériences de 1905, il s’est
opposé carrément à tout compromis avec les groupes capitalistes dominants, et
il a limité la politique des « alliés » et des compromis aux seuls éléments de
la petite bourgeoisie ou de la petite paysannerie – c’est-à-dire, les seuls
éléments qui pouvaient être historiquement mobilisés pour une révolution
bourgeoise en Russie.
30. Le slogan tactique «
dictature démocratique des ouvriers et des paysans », indiquait en 1905 la
ligne directrice générale du bolchevisme et exprimait encore l’idée illusoire
d’un parlementarisme sans la bourgeoisie. Il allait plus tard être remplacé par
le slogan « alliance de classe entre ouvriers et paysans ». Cette formule ne
cachait rien d’autre que la nécessité de mettre chacune de ces classes en
mouvement pour permettre la saisie du pouvoir par les bolcheviks.
31. Ces slogans temporaires
qui ont mobilisé, sur la base de leurs intérêts contradictoires, les deux
classes déterminantes de la révolution russe, découlaient de la volonté
implacable d’utiliser les forces de ces classes. Pour mobiliser la paysannerie,
les bolcheviks ont forgé dès 1905, ou vers cette époque, le slogan de l’«
expropriation radicale des propriétaires terriens par les paysans ». Slogan
qui, du point de vue des paysans, pouvait passer pour une invitation à se
partager entre eux les grands domaines. Lorsque les mencheviks ont fait
ressortir le contenu réactionnaire des slogans agraires bolcheviques, Lénine
leur a répondu que les bolcheviks étaient loin d’avoir décidé de ce qu’ils
allaient faire de ces grands domaines expropriés ; le règlement de cette
question serait l’affaire de la social-démocratie au pouvoir. En conséquence,
la demande d’expropriation des grands domaines par les paysans, bien
qu’essentiellement démagogique, touchait directement les intérêts de la
paysannerie. De la même manière, les bolcheviks ont diffusé leurs slogans parmi
les ouvriers ; celui des soviets en particulier. Que le slogan détermine la
tactique des ouvriers n’était en soi qu’un succès momentané ; le Parti ne
considérait aucunement que le slogan le liait aux masses par une obligation de
principe ; il y voyait au contraire l’instrument de propagande d’une politique
qui visait en dernier lieu la prise du pouvoir par l’organisation.
32. Au cours de la période
1906-1914, le bolchevisme allait développer la tactique du « parlementarisme
révolutionnaire » par une combinaison d’actes légaux et illégaux. Cette
tactique s’accordait à la situation de révolution bourgeoise en Russie. Grâce à
cette tactique, le parti bolchevique est parvenu à unifier la guerre de guérilla
contre l’absolutisme que menaient, sur deux fronts à la fois, les ouvriers
d’une part, et les paysans de l’autre, et à en faire l’élément essentiel à la
préparation de la révolution bourgeoise dans le contexte russe. En particulier,
du fait de la politique dictatoriale tsariste, chaque progrès de la
social-démocratie russe dans l’activité parlementaire portait la marque de la
révolution bourgeoise. Cette tactique de mobilisation de la paysannerie et du
prolétariat (ces deux classes décisives pour la révolution russe) allait se
poursuivre plus avant au cours de la période qui s’étend de la révolution de
1905 à la guerre mondiale, et la Douma allait servir de tribune de propagande
pour les ouvriers et les paysans.
33. Le bolchevisme a résolu le
problème historique de la révolution bourgeoise dans la Russie féodale et
capitaliste avec l’aide du prolétariat, instrument actif et combattant. Il
s’est également approprié la théorie révolutionnaire de la classe ouvrière en
la transformant pour ses propres besoins. Le « marxisme-léninisme » n’est pas
le marxisme, mais un remplissage de terminologie marxiste adaptée aux besoins
de la révolution bourgeoise en Russie avec le contenu social de la révolution
russe. Si cette théorie a permis de comprendre la structure sociale russe, elle
est devenue également, entre les mains des bolcheviks, un moyen de voiler le
contenu de classe de la révolution bolchevique. Derrière les concepts et les
slogans marxistes se cache une révolution bourgeoise qui a été menée, sous la direction
d’une intelligentsia révolutionnaire petite-bourgeoise, par les forces unies
d’un prolétariat socialiste et d’une paysannerie liée à la propriété privée,
contre l’absolutisme tsariste, la noblesse terrienne et la bourgeoisie.
34. La revendication absolue
du leadership par l’intelligentsia révolutionnaire petitebourgeoise et jacobine
se cache sous la conception bolchevique du rôle du Parti vis-à-vis de la classe
ouvrière. L’intelligentsia petite-bourgeoise ne pouvait élargir son
organisation et en faire une arme révolutionnaire active qu’à la condition de
pouvoir attirer et utiliser les forces prolétariennes. Elle a donc appelé son
parti jacobin un parti prolétarien. La subordination d’une classe ouvrière
combattante à une direction petite-bourgeoise se justifiait par la théorie
bolchevique de l’« avant-garde » du prolétariat – une théorie qui aboutit, en
pratique, au principe d’après lequel le Parti incarne la classe. En d’autres
termes, le Parti n’est pas un instrument de la classe ouvrière, mais au
contraire, c’est la classe ouvrière qui est l’instrument du Parti.
35. La nécessité de fonder la
politique bolchevique sur les deux classes inférieures de la société russe
s’est traduite par la formule d’une « alliance de classe entre le prolétariat
et la paysannerie » – une alliance dans laquelle, logiquement, les intérêts de
classe antagonistes sont volontairement réunis.
36. Par la formule «
suprématie du prolétariat dans la révolution », les bolcheviks ont masqué leur
volonté de diriger inconditionnellement la paysannerie. Or, comme le
prolétariat est à son tour dirigé par le parti bolchevique, la « suprématie du
prolétariat » n’est rien d’autre que la Suprématie du parti bolchevique et sa
volonté de gouverner les deux classes.
37. Cette prétention des
bolcheviks à vouloir prendre le pouvoir à l’aide des deux classes, trouve sa
plus haute expression dans le concept bolchevique de la « dictature du
prolétariat ». Cette formule, liée à la conception du Parti comme organisation
dirigeante de la classe, signifie tout naturellement l’omnipotence de
l’organisation jacobino-bolchevique. Son contenu de classe est, de plus,
totalement balayé par la définition bolchevique de la dictature du prolétariat
comme étant « une alliance de classe entre le prolétariat et la paysannerie
sous la direction du prolétariat » (Staline et le programme du Komintern). Le
principe marxiste de la dictature de la classe ouvrière est ainsi déformé par
le bolchevisme qui en fait la domination, par un parti de caractère jacobin, de
deux classes opposées.
38. Les bolcheviks ont
eux-mêmes souligné le caractère bourgeois de leur révolution avec leur formule
révisée de « révolution du peuple », c’est-à-dire la lutte commune de
différentes classes d’un peuple dans une révolution. C’est le slogan type de
toute révolution bourgeoise qui mobilise sous la direction de la bourgeoisie
les masses de paysans petits-bourgeois et de prolétaires pour servir les
intérêts de la classe bourgeoise.
39. En ce qui concerne la
lutte de l’organisation pour assurer son pouvoir sur les classes
révolutionnaires, toute attitude démocratique du bolchevisme n’est qu’un simple
coup tactique dans un jeu d’échecs. Ceci est apparu clairement lorsque s’est
posée la question de la démocratie des travailleurs dans les soviets. Le slogan
léniniste de mars 1917, « tout le pouvoir aux soviets », restait fidèle à la
caractéristique fondamentale de la révolution russe (le système des deux
classes), puisque les soviets étaient des « conseils d’ouvriers, de paysans et
de soldats » (les soldats étant des paysans). De plus, le slogan avait été
lancé par Lénine au cours de la révolution de février dans un but tactique. Il
paraissait susceptible d’assurer la transition « pacifique », à la tête de la
révolution, de la coalition menchevique socialrévolutionnaire au bolchevisme,
grâce à l’influence croissante de ce dernier dans les soviets. Après la
manifestation du 3 juillet 1917, les bolcheviks devaient perdre de leur
influence sur les soviets, et Lénine, abandonnant temporairement le slogan des
soviets, demanda au parti bolchevique d’élaborer d’autres slogans
d’insurrection. Il a fallu attendre le putsch de Kornilov pour que l’influence
bolchevique dans les soviets remonte en flèche et pour que le parti de Lénine
décide de reprendre ce slogan. (Dès l’instant où les bolcheviks ont considéré
les soviets comme des organes d’insurrection et non plus comme des organes de
la classe ouvrière, il est devenu plus évident que pour eux les soviets
n’étaient qu’un instrument qui permettait à leur parti de s’emparer du pouvoir.
Ceci a été démontré dans la pratique, non seulement par leur organisation de
l’Etat soviétique après la conquête du pouvoir, mais aussi dans le cas
particulier de la répression sanglante de l’insurrection de Kronstadt. Au terme
de cette insurrection, les revendications de caractère capitaliste faites par
des paysans devaient être satisfaites par la NEP, tandis que les revendications
démocratiques du prolétariat ont été noyées dans le sang de la classe ouvrière.
40. Les divergences d’opinion
sur la forme et la composition des soviets russes ont amené, dès 1920, la
formation, dans le Parti, d’un courant communiste authentique, quoique encore
faible dans son ensemble. L’« Opposition ouvrière » [Il s’agit d’un groupe
dissident à l’intérieur du parti bolchevique, et dont les dirigeants les plus
connus furent A. Kollontaï et Chliapnikov. Les divergences avec le Parti
surgirent sur le problème des syndicats en 1920. Kollontaï émettait la
revendication du contrôle ouvrier au moyen de syndicats, contre la dictature
des spécialistes du Parti] s’appuyait sur la volonté de mener à bien la
démocratie soviétique dans l’intérêt de la classe ouvrière. Comme toute
opposition sérieuse contre le régime, celle-ci devait être matée ultérieurement
par l’emprisonnement, l’exil et l’exécution militaire, mais son programme reste
le point de départ historique d’un mouvement indépendant prolétarien-communiste
contre le régime bolchevique.
41. La question des syndicats
a été de même déterminée par le désir du parti bolchevique de dominer et de
diriger les ouvriers. En Russie, les bolcheviks ont éliminé des syndicats tout
ce qui avait trait à l’organisation du travail, en leur imposant, après la
conquête du pouvoir, une structure disciplinaire et militaire. Dans les autres
pays, le résultat ultime de la politique bolchevique a été de protéger les
organisations syndicales réformistes et bureaucratiques ; loin de démanteler
ces organisations, les bolcheviks ont préconisé la « conquête » de leurs
dispositifs. Ils étaient les adversaires farouches de l’idée d’organisations
industrielles révolutionnaires, qui incarnaient pour eux la démocratie. Les
bolcheviks se sont battus pour la conquête ou pour la rénovation
d’organisations contrôlées par une bureaucratie centralisée, qu’ils pensaient
pouvoir diriger du haut de leurs postes de commande.
42. En tant que dirigeants
d’une dictature de type jacobin, les bolcheviks ont, à tous les stades,
combattu sans relâche l’idée d’auto-détermination de la classe ouvrière et
réclamé la subordination du prolétariat à l’organisation bureaucratique. Avant
la guerre, lors des discussions qui se déroulèrent au sein de la IIe
Internationale au sujet de l’organisation, Lénine se révéla un adversaire
violent et vindicatif de Rosa Luxemburg et s’appuya carrément sur le centriste
Kautsky qui devait, pendant et après la guerre, s’avérer un ennemi de classe.
Déjà à cette époque, le bolchevisme avait prouvé (et ne devait jamais se
démentir) non seulement qu’il ne comprenait pas le développement de la
conscience de classe du prolétariat et de ses organisations, mais aussi qu’il
combattait par tous les moyens toute tentative théorique et pratique de
développer de véritables organisations de classe et une véritable politique de
classe.
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