samedi 10 avril 2021

HELMUT WAGNER : THÈSES SUR LE BOLCHÉVISME Partie I

 

 (1934) [International Council Correspondance (I.C.C.), Chicago, vol. 1, n° 3, décembre 1934 / Texte préparé collectivement par le Groupe des communistes internationaux de Hollande. Le brouillon en a été rédigé par Helmut Wagner. Il a été traduit en anglais du n° 3 de Rätekorrespondenz, publié à Amsterdam par le Groupe des communistes internationaux de Hollande, par le Bureau du Courrier international des Groupes communistes de Gauche et par le Mouvement conseilliste d’Europe]

I. La signification du bolchevisme

1. Le bolchevisme a fait de la IIIe Internationale un instrument apte à diriger et influencer le mouvement des travailleurs à une échelle internationale. Il a élaboré dans le « léninisme » ses directives en matière de principes et de stratégie. Il reste à savoir si la théorie bolchevique exprime, comme l’a dit Staline, le marxisme à l’heure de l’impérialisme et si, dans ce cas, elle représente l’axe du mouvement révolutionnaire prolétarien international.

2. Le bolchevisme s’est acquis une réputation internationale au sein du mouvement ouvrier, d’une part par son opposition révolutionnaire systématique à la guerre mondiale de 1914- 1918, d’autre part par la révolution russe de 1917. Son importance historique mondiale vient de ce que, sous la direction de Lénine, il a reconnu les problèmes de la révolution russe et a su forger, dans le même moment, à l’intérieur du parti bolchevique, l’instrument par lequel ces problèmes pouvaient être résolus en pratique. Cette adaptation du bolchevisme aux problèmes soulevés par la révolution russe fut la conséquence de vingt années d’un développement continu et patient, ainsi que d’une profonde connaissance des rapports entre les classes.

3. Pour savoir si cette parfaite maîtrise dont a fait preuve le bolchevisme lui donne droit à la direction théorique, tactique et organisationnelle de la révolution internationale prolétarienne, il est nécessaire d’examiner, d’une part, les bases et les prémisses sociales de la révolution russe, et, d’autre part, les problèmes de la révolution prolétarienne dans les grandes nations capitalistes.

II. Les prémisses de la révolution russe

4. La société russe a été fortement conditionnée par sa situation entre l’Europe et l’Asie. Tandis que la force économique plus progressive de l’Europe occidentale et sa position internationale plus puissante détruisaient, en Russie, avant la fin du Moyen Age, les premiers balbutiements d’un développement commercial de type capitaliste, la supériorité politique du despotisme oriental allait jeter les bases de l’organisation étatique absolutiste de l’Empire russe. Ainsi, la Russie occupait, non seulement par sa situation géographique, mais aussi du point de vue économique et politique, une position intermédiaire entre les deux continents, dont elle a combiné les différent systèmes sociaux et politiques de façon très personnelle.

5. Cette position ambiguë qu’occupait la Russie dans le monde a influencé de manière décisive, non seulement son lointain passé, mais aussi les problèmes de sa révolution dans les deux premières décades du siècle. A l’époque de la montée de l’impérialisme, le système capitaliste a créé deux centres qui s’opposaient mutuellement tout en s’entrelaçant étroitement : le centre capitaliste hautement développé de la marche en avant de l’impérialisme actif dans les zones fortement industrialisées de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord, et le centre colonial du pillage impérialiste passif dans les régions agricoles de l’Asie orientale. De ces deux centres simultanément s’est élevée une opposition de classe au système impérialiste : la révolution prolétarienne internationale, d’une part, qui s’organise autour des nations capitalistes fortement développées de l’Europe et de l’Amérique du Nord, et la révolution agraire nationale, d’autre part, née dans les nations agricoles de l’Asie orientale. La Russie, qui se trouvait sur la ligne de démarcation des sphères d’influence de ces deux centres impérialistes, a vu se combiner ces deux tendances révolutionnaires sur son territoire. 6. L’économie russe était un mélange de production agricole de type archaïque, caractéristique des pays asiatiques, et d’économie industrielle moderne, caractéristique de l’Europe. Le servage, sous diverses formes, survivait en pratique pour l’immense majorité de la paysannerie russe, et entravait le développement d’une agriculture de type capitaliste qui commençait à peine à s’ébaucher. Ces nouvelles méthodes allaient simplement entraîner la dislocation du village russe (Il s’agit de la commune rurale, obchtchina), et faire naître une situation d’indigence indescriptible, tandis que le paysan restait enchaîné à une terre qui ne pouvait désormais plus le nourrir. L’agriculture russe qui impliquait les quatre cinquièmes de la population russe et représentait plus de la moitié de la production totale du pays, était jusqu’en 1917 une économie féodale parsemée d’éléments de capitalisme. L’industrie russe fut greffée sur le pays par le régime tsariste, désireux de se rendre indépendant de l’étranger, en particulier pour l’équipement militaire. Toutefois, comme la Russie ne possédait ni les bases d’un système artisanal bien développé, ni les rudiments nécessaires à la création d’une classe de « travailleurs libres », ce capitalisme d’Etat, bien que fondé sur la production en série, ne donna pas naissance à une classe ouvrière salariée. Ce système de servage capitaliste devait laisser, jusqu’en 1917, des traces indélébiles de sa particularité, par exemple dans le mode de paiement des salaires, le logement des ouvriers, la législation sociale, etc. Les travailleurs russes étaient par conséquent, non seulement en retard dans leurs techniques, mais aussi, pour une large part, illettrés et attachés, directement ou indirectement, au village. Dans de nombreuses branches de l’industrie, la main-d’oeuvre se composait essentiellement d’ouvriers paysans saisonniers qui n’avaient pas de contact permanent avec la ville. Jusqu’en 1917, l’industrie russe représentait un système de production capitaliste mêlé à des éléments féodaux. L’agriculture de type féodal et l’industrie capitaliste s’imprégnaient ainsi mutuellement de leurs éléments essentiels et se combinaient en un système qui ne pouvait ni être gouverné d’après les principes d’économie féodale, ni se développer dans la voie du capitalisme.

7. La tâche économique de la révolution russe était, tout d’abord, de démasquer le féodalisme agraire et de mettre fin à l’exploitation des paysans par le système du servage, tout en industrialisant l’agriculture, en la haussant au niveau d’une production moderne de marchandises ; et en deuxième lieu, de rendre possible la création autonome d’une classe de véritables « travailleurs libres », en débarrassant le développement industriel de tout vestige féodal – en d’autres termes, il s’agissait pour le bolchevisme d’accomplir les tâches de la révolution bourgeoise.

8. C’est sur ces bases que se dressait l’absolutisme de l’Etat tsariste. L’existence d’un tel Etat dépendait de l’équilibre entre les deux classes possédantes, aucune de ces deux classes ne pouvant arriver à dominer l’autre. Si le capitalisme représentait la charpente économique de l’Etat tsariste, la noblesse féodale en était l’assise politique « constitution », « droit de vote », système d’« autonomie étatique », autant de termes qui ne pouvaient cacher l’impuissance politique des classes de l’Etat tsariste. Etant donné le retard économique du pays, cela produisit une méthode de gouvernement à mi-chemin entre l’absolutisme européen et le despotisme oriental.

9. Sur le plan politique, la révolution russe devait procéder aux tâches suivantes : destruction de l’absolutisme, abolition de la noblesse féodale en tant que premier ordre, et création d’une constitution politique et d’un appareil administratif, garants politiques de l’exécution de l’œuvre économique de la révolution. Ainsi, les objectifs politiques de la révolution russe s’accordaient à ses prémisses économiques... les objectifs de la révolution bourgeoise.

III. Classes dans la révolution russe

10. En raison de ce mélange social particulier d’éléments féodaux et capitalistes, la révolution russe se heurtait aussi à d’autres problèmes ardus. En essence, elle différait aussi fondamentalement de la révolution bourgeoise de type classique que la structure sociale de l’absolutisme russe du début du siècle différait, disons, de celle de l’absolutisme français du XVIIe siècle.

11. Cette différence, qui correspondait à la dualité de la structure économique, a trouvé sa plus claire expression politique dans l’attitude des diverses classes de la société russe envers le tsarisme et envers la révolution. Si, en principe, toutes ces classes étaient unies par leurs intérêts économiques dans leur opposition au tsarisme, dans la pratique elles ne se battaient pas avec la même intensité ni dans les mêmes buts.

12. La noblesse féodale luttait avant tout pour étendre son influence sur l’Etat absolutiste, qu’elle souhaitait maintenir intact, afin de conserver ses privilèges.

13. La bourgeoisie, faible dans ses effectifs, dépendante politiquement et directement attachée au tsarisme par des subventions étatiques, devait connaître de nombreux changements d’orientation politique. Le mouvement des Décembristes de 1825 a été sa seule action révolutionnaire contre l’Etat absolutiste. Dans les années 1870 et 1880, elle a soutenu passivement le mouvement terroriste révolutionnaire des narodniki (populistes), espérant ainsi accroître les pressions contre le tsarisme. Dans le même but, elle a tenté d’utiliser les mouvements de grève révolutionnaires, jusqu’aux luttes d’octobre 1905 il n’était désormais plus question, pour la bourgeoisie, de renverser le tsarisme, mais simplement de le réformer. Pendant la période parlementaire, de 1906 au printemps de 1917, elle est entrée dans sa phase de coopération avec le tsarisme. Et finalement, fuyant les conséquences des luttes révolutionnaires des masses prolétariennes et paysannes, elle s’est rendue sans conditions à la réaction tsariste, lors du putsch de Kornilov (fin août 1917). La bourgeoisie russe était devenue contre-révolutionnaire bien avant même d’avoir accompli sa propre révolution. Révolution bourgeoise, la révolution russe s’est faite, non seulement sans la bourgeoisie, mais directement contre elle, ce qui a eu des répercussions fondamentales sur l’ensemble de sa politique.

14. Quant à la paysannerie, qui constituait l’écrasante majorité de la population russe, elle allait jouer un rôle déterminant, bien que passif, dans la révolution russe. Alors que la paysannerie possédante – la moyenne et la grande – aux effectifs limités, se situait politiquement du côté du libéralisme petit-bourgeois, la grande masse des petits paysans affamés et asservis se sont vus contraints, pour survivre, à procéder à de violentes expropriations des grands domaines. Incapables de poursuivre une politique de classe qui leur soit propre, les paysans russes ont dû se mettre sous la direction d’autres classes. A l’exception de quelques révoltes isolées, ils représentaient, jusqu’en février 1917, le pilier du tsarisme. Ces masses inertes et arriérées ont été responsables de l’échec de la révolution de 1905. Pourtant, en 1917, les paysans ont joué un rôle décisif dans la chute du tsarisme. Organisés par celui-ci en grandes unités dans l’armée russe, ils ont paralysé, par leur passivité, la conduite de la guerre. Enfin, pendant la période révolutionnaire, ils ont, par leurs révoltes primitives mais efficaces, mis fin à la grande propriété terrienne et ont créé les conditions nécessaires à la victoire de la révolution bolchevique : pendant les années de la guerre civile, celle-ci n’aurait pu survivre sans leurs actions de solidarité.

15. Le prolétariat russe, également arriéré, avait néanmoins accumulé, sous la férule impitoyable de l’oppression tsariste et capitaliste, une grande réserve de combativité. Il a participé avec ténacité à toutes les actions de la révolution bourgeoise russe, dont il est devenu l’instrument le plus acéré et le plus sûr. Il a fait de chacun de ses affrontements avec le tsarisme un acte révolutionnaire, développant ainsi une conscience de classe primitive qui, pendant les luttes de 1917 (en particulier lors de la prise d’assaut spontanée des principales entreprises), a atteint le point culminant de la volonté subjective du communisme.

16. L’intelligentsia petite-bourgeoise a joué un rôle précis dans la révolution russe. Limités à l’extrême sur le plan culturel et matériel, freinés dans leurs progrès professionnels, ayant été en contact avec les idées les plus avancées de l’Europe occidentale, les éléments les plus combatifs de l’intelligentsia étaient à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire qu’ils allaient marquer du sceau jacobin et petit-bourgeois. Le mouvement de la social-démocratie russe, dirigé par des révolutionnaires professionnels, représentait essentiellement un parti de la petite-bourgeoisie révolutionnaire.

17. La révolution russe présentait certains problèmes dont la solution sociale dépendait d’une curieuse combinaison des forces : les masses paysannes constituaient, dans leur passivité, les assises de la révolution ; les masses prolétariennes, plus faibles numériquement, mais puissantes dans l’action révolutionnaire, en étaient l’arme de combat ; et la petite fraction d’intellectuels révolutionnaires, en était le cerveau.

18. Cette structure triangulaire était une séquelle inévitable de la société tsariste qui était dominée par un Etat absolutiste autonome, s’appuyant sur les classes possédantes, privées du droit électoral : la noblesse féodale et la bourgeoisie. Les problèmes particuliers que posait l’accomplissement d’une révolution bourgeoise sans la bourgeoisie, et contre elles, venaient de œ que, pour renverser le tsarisme, il était nécessaire de mobiliser la paysannerie et le prolétariat dans une lutte pour leurs propres intérêts, ce qui impliquait, non seulement la destruction du tsarisme, mais aussi des formes existantes d’exploitation féodale et capitaliste. Par leur nombre, les paysans auraient pu faire face à la situation ; politiquement, ils en étaient incapables, ne pouvant actualiser leurs intérêts de classe qu’en se soumettant à l’autorité d’une autre classe qui, à son tour, déterminait dans quelle mesure ces intérêts pouvaient être satisfaits. En 1917, les travailleurs russes ont ébauché une politique de classe, communiste et autonome. Il leur manquait toutefois les bases sociales nécessaires pour réussir, puisque la victoire de la révolution prolétarienne devait être aussi une victoire sur la paysannerie. Or le prolétariat russe, dont les effectifs, répartis dans différents secteurs, ne dépassaient pas dix millions, ne pouvait triompher de la classe paysanne. En conséquence, il a dû, tout comme la paysannerie, se soumettre à l’autorité d’un groupe d’intellectuels qui n’étaient pas intrinsèquement liés à ses intérêts.

19. L’œuvre des bolcheviks a été de créer la direction de la révolution russe et de développer une tactique appropriée. Ils ont accompli ce qui paraissait impossible : la création d’une alliance entre deux classes antagonistes, les masses paysannes en lutte pour la propriété privée, et le prolétariat en lutte pour le communisme. Dans les conditions difficiles qui existaient alors, ils ont rendu la révolution possible, et ils en ont assuré le succès en accouplant ces éléments ouvriers et paysans dans les fers de la dictature du parti bolchevique. Ils représentent le parti dirigeant de l’intelligentsia petite-bourgeoise révolutionnaire de Russie. Ils ont accompli la tâche historique de la révolution russe qui consistait à lier la révolution bourgeoise de la paysannerie à la révolution prolétarienne de la classe ouvrière.

IV. L’essence du bolchevisme

20. Le bolchevisme offre toutes les caractéristiques de la révolution bourgeoise, mais intensifiées par une connaissance approfondie, tirée du marxisme, des lois de la lutte des classes. Lorsque Lénine dit : « Le social-démocrate révolutionnaire est un jacobin uni aux masses », il fait plus qu’une comparaison superficielle. Pour lui, il existait une profonde affinité de méthode et de buts entre la social-démocratie russe et la petite bourgeoisie révolutionnaire de la Révolution française.

21. Le principe de base de la politique bolchevique (conquête et exercice du pouvoir par l’organisation) est jacobin ; la grandiose perspective politique bolchevique est jacobine ; sa réalisation pratique au cours de la lutte de l’organisation bolchevique pour le pouvoir est jacobine ; la mobilisation de tous les moyens et de toutes les forces de la société capables de renverser l’absolutisme, ainsi que l’emploi de toute méthode susceptible de mener à bien ce projet ; les manœuvres et les compromis du parti bolchevique avec toute force sociale qui pouvait être utilisée, ne serait-ce que pour un très court instant, et dans le secteur le moins important... tel est l’esprit jacobin. Enfin, conception essentielle de l’organisation bolchevique elle-même, est jacobine la création d’une organisation rigide de révolutionnaires professionnels qui restera l’instrument obéissant d’une direction omnipotente.

22. Sur le plan de la théorie, le bolchevisme est loin d’avoir élaboré une pensée autonome qui puisse être considérée comme un système cohérent. Au contraire, il s’est approprié la méthode marxiste d’analyse des classes, en l’adaptant à la situation révolutionnaire russe, c’est-à-dire qu’il en a fondamentalement changé le contenu tout en conservant les concepts.

23. La seule réalisation idéologique du bolchevisme a été de relier sa propre théorie politique, dans son ensemble, au matérialisme philosophique. Protagoniste radical de la révolution bourgeoise, il retombe sur l’idéologie radicale de la révolution bourgeoise, dont il fait le dogme de sa propre conception de la société humaine. Cet attachement au matérialisme philosophique s’accompagne d’un glissement en arrière continu vers un idéalisme qui veut que la pratique politique émane en dernier lieu de l’action des chefs (trahison du réformisme / idolâtrie de Lénine et de Staline).

24. L’organisation du bolchevisme a émergé des cercles social-démocrates de révolutionnaires intellectuels et s’est développée, à travers les luttes, les scissions et les défaites des factions, en une organisation de dirigeants dont les postes essentiels sont aux mains des intellectuels petits-bourgeois. La situation d’illégalité qui se poursuivait en Russie allait favoriser la croissance du bolchevisme. Celui-ci s’établit alors comme une organisation politique de caractère militaire, s’appuyant sur des révolutionnaires professionnels. Sans cet instrument rigide du pouvoir, la tactique bolchevique n’aurait pu être menée à bien, et l’œuvre historique de l’intelligentsia révolutionnaire russe n’aurait pu s’accomplir.

25. Elaborée pour poursuivre la conquête du pouvoir, la tactique bolchevique s’est avérée – notamment jusqu’au mois d’octobre 1917 – d’une grande uniformité interne. Ses perpétuelles fluctuations externes n’étaient que des adaptations temporaires aux changements de situations et aux variations des rapports de force entre les classes. En concordance avec le principe de subordination absolue des moyens à la fin, et sans aucune considération pour les effets idéologiques qu’elle pouvait avoir sur les classes dirigées par le parti bolchevique, la tactique a été révisée, même sur des points en apparence fondamentaux. La tâche des fonctionnaires était de rendre ces manœuvres accessibles aux « masses ». D’autre part, étant donné que le seul but de la politique du Parti était la capture inconditionnelle des masses (attitude rendue nécessaire puisque les masses se composaient des classes ouvrière et paysanne dont les intérêts et la conscience de classe différaient totalement), toute agitation idéologique au sein des masses était utilisée, même lorsqu’elle contredisait radicalement le programme du Parti. C’est précisément en cela que la méthode tactique du bolchevisme se rapproche de la politique de la révolution bourgeoise ; et c’est effectivement la méthode de cette politique que le bolchevisme a remis à l’honneur.

V. Les directives de la politique bolchevique

26. Le bolchevisme est né de la volonté de renverser le régime tsariste. En tant qu’attaque contre l’absolutisme, il présente les traits de la révolution bourgeoise. Au cours des luttes qui se sont déroulées au sein de la social-démocratie russe au sujet des tactiques à adopter pour atteindre cet objectif, le bolchevisme a élaboré ses méthodes et ses slogans.

27. La tâche historique du bolchevisme a été de souder deux révoltes opposées, celle du prolétariat et celle de la paysannerie, en en prenant la direction et en les orientant vers un objectif commun : l’abolition de l’Etat féodal. Il lui a fallu allier la révolte paysanne (phase de la révolution bourgeoise au début du développement de la société bourgeoise) à celle du prolétariat (phase de la révolution prolétarienne à la fin du développement de la société bourgeoise) dans une action commune. Ceci n’a été rendu possible que par un grand déploiement stratégique qui a utilisé les agitations et les tendances de classe les plus variées.

 28. Cette stratégie (qui consistait à utiliser le mécontentement des masses) venait du désir d’exploiter jusqu’aux moindres divergences et aux plus infimes failles dans le camp ennemi. Ainsi Lénine a-t-il pu dire un jour des propriétaires libéraux qu’ils étaient « nos alliés de demain », soutenir, une autre fois, les prêtres parce qu’ils s’opposaient à un régime qui ne les satisfaisait pas matériellement, et se déclarer prêt à appuyer les sectes religieuses persécutées par le tsarisme.

29. Toutefois, Lénine a précisé sa tactique en posant correctement la question des « alliés de la révolution » ; en particulier, en se servant des expériences de 1905, il s’est opposé carrément à tout compromis avec les groupes capitalistes dominants, et il a limité la politique des « alliés » et des compromis aux seuls éléments de la petite bourgeoisie ou de la petite paysannerie – c’est-à-dire, les seuls éléments qui pouvaient être historiquement mobilisés pour une révolution bourgeoise en Russie.

30. Le slogan tactique « dictature démocratique des ouvriers et des paysans », indiquait en 1905 la ligne directrice générale du bolchevisme et exprimait encore l’idée illusoire d’un parlementarisme sans la bourgeoisie. Il allait plus tard être remplacé par le slogan « alliance de classe entre ouvriers et paysans ». Cette formule ne cachait rien d’autre que la nécessité de mettre chacune de ces classes en mouvement pour permettre la saisie du pouvoir par les bolcheviks.

31. Ces slogans temporaires qui ont mobilisé, sur la base de leurs intérêts contradictoires, les deux classes déterminantes de la révolution russe, découlaient de la volonté implacable d’utiliser les forces de ces classes. Pour mobiliser la paysannerie, les bolcheviks ont forgé dès 1905, ou vers cette époque, le slogan de l’« expropriation radicale des propriétaires terriens par les paysans ». Slogan qui, du point de vue des paysans, pouvait passer pour une invitation à se partager entre eux les grands domaines. Lorsque les mencheviks ont fait ressortir le contenu réactionnaire des slogans agraires bolcheviques, Lénine leur a répondu que les bolcheviks étaient loin d’avoir décidé de ce qu’ils allaient faire de ces grands domaines expropriés ; le règlement de cette question serait l’affaire de la social-démocratie au pouvoir. En conséquence, la demande d’expropriation des grands domaines par les paysans, bien qu’essentiellement démagogique, touchait directement les intérêts de la paysannerie. De la même manière, les bolcheviks ont diffusé leurs slogans parmi les ouvriers ; celui des soviets en particulier. Que le slogan détermine la tactique des ouvriers n’était en soi qu’un succès momentané ; le Parti ne considérait aucunement que le slogan le liait aux masses par une obligation de principe ; il y voyait au contraire l’instrument de propagande d’une politique qui visait en dernier lieu la prise du pouvoir par l’organisation.

32. Au cours de la période 1906-1914, le bolchevisme allait développer la tactique du « parlementarisme révolutionnaire » par une combinaison d’actes légaux et illégaux. Cette tactique s’accordait à la situation de révolution bourgeoise en Russie. Grâce à cette tactique, le parti bolchevique est parvenu à unifier la guerre de guérilla contre l’absolutisme que menaient, sur deux fronts à la fois, les ouvriers d’une part, et les paysans de l’autre, et à en faire l’élément essentiel à la préparation de la révolution bourgeoise dans le contexte russe. En particulier, du fait de la politique dictatoriale tsariste, chaque progrès de la social-démocratie russe dans l’activité parlementaire portait la marque de la révolution bourgeoise. Cette tactique de mobilisation de la paysannerie et du prolétariat (ces deux classes décisives pour la révolution russe) allait se poursuivre plus avant au cours de la période qui s’étend de la révolution de 1905 à la guerre mondiale, et la Douma allait servir de tribune de propagande pour les ouvriers et les paysans.

33. Le bolchevisme a résolu le problème historique de la révolution bourgeoise dans la Russie féodale et capitaliste avec l’aide du prolétariat, instrument actif et combattant. Il s’est également approprié la théorie révolutionnaire de la classe ouvrière en la transformant pour ses propres besoins. Le « marxisme-léninisme » n’est pas le marxisme, mais un remplissage de terminologie marxiste adaptée aux besoins de la révolution bourgeoise en Russie avec le contenu social de la révolution russe. Si cette théorie a permis de comprendre la structure sociale russe, elle est devenue également, entre les mains des bolcheviks, un moyen de voiler le contenu de classe de la révolution bolchevique. Derrière les concepts et les slogans marxistes se cache une révolution bourgeoise qui a été menée, sous la direction d’une intelligentsia révolutionnaire petite-bourgeoise, par les forces unies d’un prolétariat socialiste et d’une paysannerie liée à la propriété privée, contre l’absolutisme tsariste, la noblesse terrienne et la bourgeoisie.

34. La revendication absolue du leadership par l’intelligentsia révolutionnaire petitebourgeoise et jacobine se cache sous la conception bolchevique du rôle du Parti vis-à-vis de la classe ouvrière. L’intelligentsia petite-bourgeoise ne pouvait élargir son organisation et en faire une arme révolutionnaire active qu’à la condition de pouvoir attirer et utiliser les forces prolétariennes. Elle a donc appelé son parti jacobin un parti prolétarien. La subordination d’une classe ouvrière combattante à une direction petite-bourgeoise se justifiait par la théorie bolchevique de l’« avant-garde » du prolétariat – une théorie qui aboutit, en pratique, au principe d’après lequel le Parti incarne la classe. En d’autres termes, le Parti n’est pas un instrument de la classe ouvrière, mais au contraire, c’est la classe ouvrière qui est l’instrument du Parti.

35. La nécessité de fonder la politique bolchevique sur les deux classes inférieures de la société russe s’est traduite par la formule d’une « alliance de classe entre le prolétariat et la paysannerie » – une alliance dans laquelle, logiquement, les intérêts de classe antagonistes sont volontairement réunis.

36. Par la formule « suprématie du prolétariat dans la révolution », les bolcheviks ont masqué leur volonté de diriger inconditionnellement la paysannerie. Or, comme le prolétariat est à son tour dirigé par le parti bolchevique, la « suprématie du prolétariat » n’est rien d’autre que la Suprématie du parti bolchevique et sa volonté de gouverner les deux classes.

37. Cette prétention des bolcheviks à vouloir prendre le pouvoir à l’aide des deux classes, trouve sa plus haute expression dans le concept bolchevique de la « dictature du prolétariat ». Cette formule, liée à la conception du Parti comme organisation dirigeante de la classe, signifie tout naturellement l’omnipotence de l’organisation jacobino-bolchevique. Son contenu de classe est, de plus, totalement balayé par la définition bolchevique de la dictature du prolétariat comme étant « une alliance de classe entre le prolétariat et la paysannerie sous la direction du prolétariat » (Staline et le programme du Komintern). Le principe marxiste de la dictature de la classe ouvrière est ainsi déformé par le bolchevisme qui en fait la domination, par un parti de caractère jacobin, de deux classes opposées.

38. Les bolcheviks ont eux-mêmes souligné le caractère bourgeois de leur révolution avec leur formule révisée de « révolution du peuple », c’est-à-dire la lutte commune de différentes classes d’un peuple dans une révolution. C’est le slogan type de toute révolution bourgeoise qui mobilise sous la direction de la bourgeoisie les masses de paysans petits-bourgeois et de prolétaires pour servir les intérêts de la classe bourgeoise.

39. En ce qui concerne la lutte de l’organisation pour assurer son pouvoir sur les classes révolutionnaires, toute attitude démocratique du bolchevisme n’est qu’un simple coup tactique dans un jeu d’échecs. Ceci est apparu clairement lorsque s’est posée la question de la démocratie des travailleurs dans les soviets. Le slogan léniniste de mars 1917, « tout le pouvoir aux soviets », restait fidèle à la caractéristique fondamentale de la révolution russe (le système des deux classes), puisque les soviets étaient des « conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats » (les soldats étant des paysans). De plus, le slogan avait été lancé par Lénine au cours de la révolution de février dans un but tactique. Il paraissait susceptible d’assurer la transition « pacifique », à la tête de la révolution, de la coalition menchevique socialrévolutionnaire au bolchevisme, grâce à l’influence croissante de ce dernier dans les soviets. Après la manifestation du 3 juillet 1917, les bolcheviks devaient perdre de leur influence sur les soviets, et Lénine, abandonnant temporairement le slogan des soviets, demanda au parti bolchevique d’élaborer d’autres slogans d’insurrection. Il a fallu attendre le putsch de Kornilov pour que l’influence bolchevique dans les soviets remonte en flèche et pour que le parti de Lénine décide de reprendre ce slogan. (Dès l’instant où les bolcheviks ont considéré les soviets comme des organes d’insurrection et non plus comme des organes de la classe ouvrière, il est devenu plus évident que pour eux les soviets n’étaient qu’un instrument qui permettait à leur parti de s’emparer du pouvoir. Ceci a été démontré dans la pratique, non seulement par leur organisation de l’Etat soviétique après la conquête du pouvoir, mais aussi dans le cas particulier de la répression sanglante de l’insurrection de Kronstadt. Au terme de cette insurrection, les revendications de caractère capitaliste faites par des paysans devaient être satisfaites par la NEP, tandis que les revendications démocratiques du prolétariat ont été noyées dans le sang de la classe ouvrière.

40. Les divergences d’opinion sur la forme et la composition des soviets russes ont amené, dès 1920, la formation, dans le Parti, d’un courant communiste authentique, quoique encore faible dans son ensemble. L’« Opposition ouvrière » [Il s’agit d’un groupe dissident à l’intérieur du parti bolchevique, et dont les dirigeants les plus connus furent A. Kollontaï et Chliapnikov. Les divergences avec le Parti surgirent sur le problème des syndicats en 1920. Kollontaï émettait la revendication du contrôle ouvrier au moyen de syndicats, contre la dictature des spécialistes du Parti] s’appuyait sur la volonté de mener à bien la démocratie soviétique dans l’intérêt de la classe ouvrière. Comme toute opposition sérieuse contre le régime, celle-ci devait être matée ultérieurement par l’emprisonnement, l’exil et l’exécution militaire, mais son programme reste le point de départ historique d’un mouvement indépendant prolétarien-communiste contre le régime bolchevique.

41. La question des syndicats a été de même déterminée par le désir du parti bolchevique de dominer et de diriger les ouvriers. En Russie, les bolcheviks ont éliminé des syndicats tout ce qui avait trait à l’organisation du travail, en leur imposant, après la conquête du pouvoir, une structure disciplinaire et militaire. Dans les autres pays, le résultat ultime de la politique bolchevique a été de protéger les organisations syndicales réformistes et bureaucratiques ; loin de démanteler ces organisations, les bolcheviks ont préconisé la « conquête » de leurs dispositifs. Ils étaient les adversaires farouches de l’idée d’organisations industrielles révolutionnaires, qui incarnaient pour eux la démocratie. Les bolcheviks se sont battus pour la conquête ou pour la rénovation d’organisations contrôlées par une bureaucratie centralisée, qu’ils pensaient pouvoir diriger du haut de leurs postes de commande.

42. En tant que dirigeants d’une dictature de type jacobin, les bolcheviks ont, à tous les stades, combattu sans relâche l’idée d’auto-détermination de la classe ouvrière et réclamé la subordination du prolétariat à l’organisation bureaucratique. Avant la guerre, lors des discussions qui se déroulèrent au sein de la IIe Internationale au sujet de l’organisation, Lénine se révéla un adversaire violent et vindicatif de Rosa Luxemburg et s’appuya carrément sur le centriste Kautsky qui devait, pendant et après la guerre, s’avérer un ennemi de classe. Déjà à cette époque, le bolchevisme avait prouvé (et ne devait jamais se démentir) non seulement qu’il ne comprenait pas le développement de la conscience de classe du prolétariat et de ses organisations, mais aussi qu’il combattait par tous les moyens toute tentative théorique et pratique de développer de véritables organisations de classe et une véritable politique de classe.

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