mercredi 28 avril 2021

Lignes N°62 collection dirigée par Michel Surya

 Espérance      par Cécile Canut

 

Depuis 2006, je me rends chaque année, souvent même plusieurs fois par an, dans un lieu dans le centre-est de la Bulgarie, où demeure et tente de survivre une population d’environ 20000 Roms (Tsiganes). Un lieu qui porte le nom de Nadezhda, en Bulgare, c’est Espérance. Et c’est un ghetto.

Personne ne sait qui a donné cette appellation, Espérance, à un espace de relégation. Une relégation particulière d’ailleurs, à l’écart du centre-ville de Sliven mais finalement pas si loin, juste de l’autre côté e la voie ferrée. Visible, et comme désignée à la curiosité publique. A portée de regard. L’espérance est juste à côté. Car tout se passe derrière un mur d’enceinte à deux pas du boulevard. Dans un espace emmuré depuis bientôt un demi-siècle. Soit l’équivalent d’une quarantaine ininterrompue, comme éternelle. Laissant justement voir la relégation. Laissant voir quelle espérance est celle des Tsiganes cantonnés là-dedans. Une espérance de Tsiganes. Autant dire une espérance ironisée. Qui ne se connait pas d’issue si ce n’est la reconduction du même désir trompé. Du même espoir déçu. De la même espérance tsigane à l’intérieur du ghetto.

Les habitants, dont mon amie, Stefka Stefanova Nikolova fait partie, emploient plutôt ce mot. Le Ghetto. Le Ghetto plutôt que Nadezhda. Plutôt qu’espérance, cette espérance un peu fade, assez doucereuse, qui fait partie de ces mots qu’affectionnent les politiques qui s’en paient sans complexe. Ici, un nom malignement donné au quartier où, pour la plupart, les habitants vivent en état d’indigence invraisemblable. Ainsi, deux appellations contraires se superposent ou se font face. Celle de l’intérieur et celle du dehors. Celle que les habitants se choisissent, celle que le pouvoir aura voulu leur imposer. Car les autorités bulgares auront probablement bien ri lorsqu’elles ont baptisé le quartier de ce nom qui ne lui correspond en rien. Qui laisse entendre une cruauté derrière un angélisme de façade. Qui fait entendre une fatalité aussi, de celles qui accablent les mal-nés. De leur côté, les habitants seront restés de marbre et n’auront pas cru bon d’utiliser ce nom trouvé pour les moquer, les humilier, dès lors que tout dans Nadezhda parait devoir contrevenir à l’ouverture d’un horizon.

Le ghetto, pourtant, déborde de vie. De vies, plutôt. De vies désargentées, sans apparat, c’est l’évidence, sans considération non plus. Mais l’existence s’y déroule avec l’intensité de celle que mènent les réprouvés. Dont ceux du dehors ne connaissent rien ni ne veulent rien savoir. Ils s’en effraient. Tout le monde a peur de pénétrer dans le ghetto car rien de ce qui en sort n’est compréhensible. Et les rumeurs vont bon train, qu’alimentent à plaisir la presse et tous les relais de la petite haine ordinaire. On fait la grimace, au moins devant moi, lorsque je dis que je dors à Nadezhda. On maudit les Roms, qu’on continue à appeler Tsiganes parce qu’on veut juger ce dernier mot plus sale et que demeure cette petite jouissance à voir tomber de sa bouche un mot qu’on dit comme une ignominie.

Un Tsigane n’est rien en Bulgarie, ramené qu’il est à son essence, à sa figure inamendable, à son être de toujours. Or les mots ont beau sembler, de l’extérieur, catégoriser les indigents pour mieux les vouer à la vindicte et les voir endosser la responsabilité de ce que la rumeur leur impute, ces réprouvés-là n’en sont pas moins aptes à saisir les enjeux de ces nominations. Jusqu’à vouloir revendiquer pour soi le terme a priori déshonorant. Lors de la publication de son livre, le voyage d’une femme Rom (tsigane) , Stefka Stefanova Nikolova aura tenu à ce qu’apparaisse en couverture ce dernier mot, tsigane. Une manière de retourner le stigmate et détourner, pour ne pas dire subvertir, le sens de l’acceptation. Il en aura été de même pour la « jungle » de Calais, ou le « ministère des sans-papiers » du squat de la rue Baudelique en 2010. Les mots ne prennent leur sens que par les contextes inventés par ceux qui les font émerger.

Dans le ghetto, la résistance est discrète. Elle se doit de l’être et se transmet de génération en génération comme un sauf-conduit pour la survie en milieu hostile. Lorsque Stefka lui lisait ses textes, sa grand-mère, depuis disparue, lui conseillait d’être buzhandi. Elle aimait à répéter ce mot, buzhando pour les hommes, buzhandi pour les femmes. Elle insistait : s’afficher en contestant le pouvoir des dominants ne sert à rien, les longues décennies d’assujettissement lui avaient appris cela. Il faut être autrement subtil. Il faut être buzhando, c’est-à-dire adopter une manière de vivre qui oblige à emprunter les chemins de traverse pour échapper aux dispositifs de contrôle, au point de sembler vouloir se conformer à l’image que l’adversaire a de soi. Sans cesser d’être sur le qui-vive, y compris dans le recours aux mots. Car les mots eux-mêmes prennent des chemins de traverse. Leur signification n’est pas donnée d’avance, et varie dans les tours et les détours des circonstances. Il ne serait pas même opportun de traduire buzhando par rusé ou malin. Dans ce mot, que seuls les habitants du ghetto partagent, se loge une multitude d’intraduisibles. Ceux-là mêmes dont Barbara Cassin rappelle qu’ils suscitent indéfiniment leur (re) traduction.

Au ghetto, la résistance s’organise sous l’espérance sarcastique des autorités. Et laisse augurer une nouvelle espérance, autrement prometteuse, irréductible à sa façon. Car la résistance au pouvoir n’a pas besoin d’exposition des mots, de mise en scène publique de discours, de déclarations vertueuses et véhémentes. Elle est souterraine, ou clandestine. Elle se construit, elle s’expérimente et se renforce au jour le jour, au gré des déconvenues, lorsqu’il s’agit de biaiser pour construire les significations soustraites aux dominants, et d’avoir recours à ce que sont les mots saisis de multiples indexicalités : ce qui fait que jamais un sens n’est donné, fixé, définitif. Des mots sans vrai provenance, inauthentiques, que le capitalisme extrême ne peut appréhender pour les accaparer. Car cette résistance est tout naturellement la leur, à eux, les mots qui n’ont rien décidé mais qui sont porteurs de la récalcitrance à leur misérable instrumentation par les pouvoirs. Par les régimes odieux qui s’en croient maitres alors que ces mots-là sont aussi les nôtres. Alors qu’ils sont un legs, qu’on le veuille ou non, et que c’est à ce titre qu’est reprise aux pouvoirs la signification qu’ils pensaient en détenir.

 

Aucun commentaire: