Le bolchévisme devient contre-révolutionnaire
Tandis que la révolution russe
s'est sérieusement efforcée, au moins dans un premier temps, d'arriver à un
compromis entre le système de parti et celui des soviets, il ne pouvait en être
question dans la révolution allemande. La social-démocratie, fondamentalement
et totalement non-révolutionnaire, s'opposa avec une vive hostilité au
bolchévisme et à es méthodes révolutionnaires. Otto Braun avait déclaré
catégoriquement en 1917 dans l'organe officiel du parti Die Neue Zeit que le
fossé entre la social-démocratie et le bolchévisme était infranchissable.
Collaborer avec un parti de lutte des classes paraissait déjà aux dirigeants
des syndicats embourgeoisés et corrompus jusqu'à la moelle des os être une
effronterie insupportable. Les frontières étaient ainsi nettement tracées. Mais
en 1918, lorsqu'un soulèvement révolutionnaire se produisit contre la volonté
du parti et que la passion des masses s'enflamma dans l'appel au système des
Conseils, on aurait pu penser que les bolchéviks russes allaient utiliser cette
occasion favorable d'aider également en Allemagne l'idée des Conseils à
triompher. Mais de même que Lénine n'avait pas précédemment soutenu le
radicalisme de Rosa Luxembourg pour en faire le centre d'un mouvement de masse
vraiment révolutionnaire, de même il se sentait peu enclin à aider maintenant
les gauches allemandes par des conseils révolutionnaires ou des moyens plus
concrets. Rosa Luxembourg a échoué, disent aujourd'hui ses critiques
bolchéviks, par manque de suite dans les idées. Il manquait à son analyse juste
de l'opportunisme allemand le courage d'aller jusqu'au bout. Fort bien, mais
son courage et sa résolution auraient pu prendre deux chemins différents. Elle
aurait pu d'une part faire de l'opposition interne de la social-démocratie un
mouvement propre très strictement centralisé pour s'opposer à la ligne
opportuniste dans le parti et les syndicats. Cela aurait été sa tâche dans un
sens bolchévik avant la guerre. Elle aurait également pu au cours de la
révolution prendre le contrôle du mouvement des Conseils et en faire l'arme du
combat contre le grand poids de l'appareil officiel complètement discrédité du
parti et des syndicats. C'était la tâche que lui imposait la révolution et qui
aurait correspondu à la pratique du bolchévisme, qui a bien fait de même en
Russie. Rosa Luxembourg ne sut pas choisir. On ne saurait méconnaître son
manque de courage et de résolution, mais le bolchévisme qui se pose aujourd'hui
en critique a-t-il fait le nécessaire pour l'aider à choisir l'intérêt de la
révolution allemande ? Comment s'est comporté le bolchévisme, en particulier,
qui avait pris le pouvoir en Russie, face aux événements qui suivirent la
défaite de Rosa Luxembourg en Allemagne ? Les a-t-il ignorés comme Lénine avant
la guerre, ou bien est-il pratiquement intervenu pour modifier le cours des
événements et sauver la révolution ? Le bolchévisme avait vaincu en Russie avec
un tout petit parti et avec le mouvement des soviets qui s'est rapidement
amplifié. La ligue Spartacus, dont Rosa Luxembourg était l'un des dirigeants,
n'était au fond qu'un petit groupe peu cohérent. N'était-il pas possible de le
renforcer et de le développer selon le modèle russe pour en faire un puissant
mouvement de Conseils qui serait sorti du sol allemand et dont l'impact serait
devenu si irrésistible la victoire n'aurait pu lui échapper ? Même si Lénine,
et ceci reste à prouver, n'avait vu dans le mouvement des soviets qu'un moyen
dont on se sert pour conquérir le pouvoir et que l'on élimine plus tard, même
dans ce cas il aurait été de son devoir révolutionnaire d'encourager la gauche
allemande à procéder de la même façon, de la presser de créer un mouvement des
Conseils et d'exercer même, si c'était nécessaire, sa pression morale dans ce
sens. Rien de tel ne se produisit. Lénine et le bolchévisme tout entier prirent
la position inverse. A peine l'idée des Conseils s'était-elle éveillée dans les
masses de la révolution allemande, à peine était-elle en train de devenir un
pouvoir révolutionnaire, dont la construction ne nécessitait plus que conseils
et soutien, qu'elle fut attaquée dans le dos à partir de la Russie. Le mot
d'ordre révolutionnaire « Tout le pouvoir aux Conseils ! », non seulement ne
trouva Pas d'écho en Russie, mais le brouillage systématique orchestré par les
bolchéviks le rendit incompréhensible, le sabota de toutes les manières
imaginables et empêcha sa diffusion. Pas le moindre encouragement. « Occupation
des entreprises ! », « Prise du pouvoir économique directement par les masses
laborieuses ! », « Implantation de la révolution dans les ateliers de
production ! », « Changement fondamental de tout le système législatif et
exécutif ! », « La volonté des masses est la toi suprême ! », rien de tout cela
ne lui jamais suggéré. A la place, le mot d'ordre incroyable, qui ne pouvait
agir sur les militants révolutionnaires que comme une mystification, une gifle
brutale, une énorme trahison : « Retournez dans le parti, dans les syndicats,
dans les parlements ! » C'était un véritable coup de poignard dans le dos. Une
agression qui cassait l'élan révolutionnaire audacieux des masses. Un coup bas
porté en pleine attaque décisive, au beau milieu de la prise de conscience
péniblement acquise que ces prolétaires de la guerre, devenus révolutionnaires,
faisaient de leur force bouillante. Un sauvage coup d'arrêt dans le feu d'une
activité révolutionnaire enfin trouvée. Et ce mot d'ordre consternant venait
d'on endroit qui passait pour la citadelle de la révolution, qui semblait être
pour les masses l'Olympe de la sagesse, de la résolution et de l'expérience
révolutionnaires ! On ne peut exprimer l'effet de cette douche écossaise !
Ainsi donc plus de mot d'ordre des Conseils, plus de système des Soviets, plus
de rupture avec le passé. Et pourquoi donc ? Pourquoi en Russie et non en
Allemagne ? Comment ce qui était ici un trait de génie et le triomphe de la
révolution pouvait-il être là une sottise et un crime ? Que signifiait ce
brusque revirement ? Une intrigue de la social-démocratie ? Une contre-mine de
la bourgeoisie ? Un coup fourré ? Une trahison ? Mais non, c'était bien pire.
Le contre-mot d'ordre était un acte tout à fait officiel de la Politique
bolchévique et Lénine l'a couvert de son nom. L'Etat-major bolchévik au complet
était derrière cette capitulation de ce qui avait été un peu avant une idée de
génie. Radek, commissaire bolchévik, en Allemagne, déclare au nom de ses
mandants que le mot d'ordre des Conseils était une folie et que ceux qui le
défendaient étaient des imbéciles et des criminels, que l'idée d'un
gouvernement des Conseils en Allemagne était d'un ridicule fini et une aventure
fatale. A sa suite, une armée d'agents payés par les bolchéviks s'opposèrent à
l'assaut révolutionnaire des masses allemandes. Lors du Congrès constitutif du
K.P.D. la décision, prise à une écrasante majorité, de construire et de faire
fonctionner le parti dans le sens de l'idée des Conseils de façon
anti-centraliste, antiparlementariste et anti syndicaliste fut sabotée et
rejetée sans second vote, et stupidement remplacée par la construction d'un
parti centralisé et autoritaire au sens léniniste. La levée en masse
d'agitateurs bolchéviks payés en dollars et le fleuve inépuisable des tracts
bolchéviks submergèrent le champ de bataille de la révolution allemande. Toutes
les portes d'une propagande sauvage étaient ouvertes, et tous hurlaient à
pleins poumons le contre-mot d'ordre : « A bas le mouvement des Conseils !
Finie la comédie des Soviets ! Retour au parti, au parlement et aux syndicats !
» Les masses étaient indécises, découragées, désespérées, comme foudroyées. Le
ricanement des réactionnaires les encerclait. Les bonzes du parti et des
syndicats aiguisaient sur elles leurs moqueries et leur mépris. La presse
déversa sur elles des tombereaux de calomnies concernant la mauvaise gestion
des Conseils, leurs « débauches, détournements, escroqueries et histoires de
femmes ». Là où il y avait une résistance, les ennemis de l'ordre étaient
écartés par des dénonciations, des descentes de police, des tribunaux d'urgence
et des incarcérations. Partout les fonctionnaires et les militants bolchéviks
se manifestaient comme agents provocateurs, indicateurs, mouchards, témoins à
charge, hommes de main, comme un type de truands qu'il faut avoir connu pour
comprendre où le fascisme a pu par la suite recruter si vite ses sbires. Le
mouvement allemand des Conseils succomba lentement mais irrésistiblement sous
l'effet de l'action concertée de la calomnie, du mépris, de l'isolement, du
soupçon, de la dénonciation et d'une propagande aussi bruyante que vindicative.
Liebknecht, Rosa Luxembourg, Jogichès et presque tous les autres fondateurs de
la ligue Spartacus furent assassinés. Des milliers d'autres furent emprisonnés.
Noske en liquida plusieurs autres milliers dans les batailles de rues et les
caves de la police. Beaucoup fuirent ta barbarie de cet effondrement dans
lequel les contre-révolutionnaires de l'Ouest et les révolutionnaires de l'Est
se trouvaient réunis pour abattre la « folie des Conseils » des haïssables « ultragauches
». C'est sur les cendres du mouvement des Conseils allemands et sur la tombe de
la révolution allemande que la vieille social-démocratie, les vieux syndicats
et les vieux parlements fondèrent le pouvoir politique de l'Allemagne
noire-rouge-or de l'après-guerre avec la bénédiction de l'Etat des soviets
bolchévik.
Dictature
sur le prolétariat
La reconstruction de
l'après-guerre fut difficile dans tous les pays. Elle était certainement plus
difficile encore en Russie. Les restes putréfiés du tsarisme se mêlaient à l'orgie
de sang de la guerre, les dévastations des ouragans de la révolution aux excès
d'une longue et épouvantable guerre civile en un chaos pitoyable. L'ensemble de
l'économie était à terre et seuls les besoins les plus élémentaires pouvaient
être tout juste satisfaits. Partout ce n'était que misère de la population,
jachère, dévastations, ruines et déclin. On vivait comme dans une forteresse
assiégée des derniers restes misérables d'une économie de guerre provisoire,
délabrée et démembrée au point d'en être totalement inefficiente. Une
réglementation sévère était nécessaire pour apporter un peu d'ordre dans la
distribution des biens de consommation existants. Ce « communisme de guerre »
avait besoin d'institutions avec pouvoir délibératif et exécutif, d'un appareil
administratif et d'une autorité bureaucratique pour maîtriser la pénurie, le
chaos et le désordre général et contrôler la moindre bouchée. Le gouvernement
avait toujours envisagé de développer ce communisme de guerre en un système
économique planifié, mais il fallait surmonter beaucoup d'obstacles pour mettre
en route cette transformation : recul généralisé des surfaces cultivées. de
l'industrie et du commerce, insécurité permanente créée par la guerre civile,
aggravation des relations entre villes et campagne à la suite des réquisitions
effectuées avec beaucoup de violence, écart grandissant entre les prix
industriels et les prix agricoles, morcellement de l'économie paysanne par
suite du partage des terres, manque de semences, d'engrais et de bêtes de
trait, léthargie des masses après que leurs espoirs dans le socialisme eurent
été déçus, épuisement général consécutif à la famine, la peur, la lutte et
l'insécurité. Et non des moindres, l'incapacité notoire des instances
dirigeantes à organiser les choses en grand. Le pays s'enfonçait dans un chaos
de plus en plus profond. Face au déclin, Lénine chercha le salut dans le retour
provisoire aux méthodes de l'économie privée d'avant la révolution, mais cela
n'apporta pas non plus le redressement escompté. La N.E.P. dut être à son tour
liquidée. La collectivisation de l'agriculture fut entreprise, la campagne
d'industrialisation démarra. Les finances furent remises en ordre et enfin
commença le règne de l'économie planifiée. Lentement, elle émergea du fond de
sa ruine et de son agonie, mais il y avait toujours des sécheresses, des
mauvaises récoltes et des famines. Des millions de personnes périrent.
L'énergie et la résistance des masses ne pouvaient plus supporter d'autres
épreuves ni montrer plus de patience. Elles étaient dans un état d'extrême
épuisement. A chaque phase de cette évolution, la pauvreté, la famine et la
pénurie généralisée n'avaient pas cessé de réclamer du secours aux autorités
locales, au pouvoir législatif, à l'administration et aux bureaux, au
gouvernement du pays. La nécessité fit naître les règles, les décrets, les
mesures de contrainte, les contrôles et les mesures exécutoires de toutes
sortes. Et c'est bien ce qui découlait de l'essence de la dictature qui avait
été déclarée forme de gouvernement. La dictature devait – selon la doctrine
bolchévique – être exercée par le prolétariat sur ce qui restait de la
bourgeoisie. Leurs organes, les soviets, devaient représenter le prolétariat.
Mais dans la plupart des cas, les soviets disparaissaient. Des fonctionnaires
du parti ou des commissaires particuliers devaient donc en reprendre les
attributions. La bureaucratisation du parti, caractéristique de tout le
mouvement ouvrier des pays capitalistes, a été étendue en Russie à la totalité
de la vie publique. Et elle a pris des formes d'autant plus grossières, plus
dures et plus violentes que la détresse était plus grande, la population plus
arriérée et la résistance plus ouverte. Le fonctionnaire de l'administration,
l'homme derrière le guichet, le gendarme, le commissaire avec brassard et
serviette sont devenus les représentants typiques, aussi redoutés que hais, du
pouvoir de l'État. L'autorité bureaucratique dans toutes ses formes était de
nouveau à l'oeuvre et elle régnait sur les masses. Dictature sur le prolétariat
! C'est ainsi qu'apparut le socialisme tant vanté ! « Et il n'y a aucun doute
», écrit Trotski dans sa Révolution trahie, « si la révolution prolétarienne
avait triomphé en Allemagne – et c'est la social-démocratie qui en a empêché la
victoire – révolution économique de l'Union soviétique et de l'Allemagne aurait
fait de tels progrès que le destin de l'Europe et du monde aurait aujourd'hui
un aspect beaucoup plus favorable ». En effet, cet aspect favorable existait
déjà à l'époque et surtout, la Russie serait parvenue au socialisme. Mais là où
Trotski se trompe, c'est quand il pense que la social-démocratie porte seule la
responsabilité de cette trahison. C'est un conte que Moscou essaye d'imposer au
monde pour cacher la responsabilité au moins aussi grande des dirigeants
soviétiques de l'époque. Le mouvement des Conseils allemand aurait permis de
corriger et de contrebalancer la trahison de la social-démocratie, mais il est
tombé sous les coups de l'intervention de la Russie. Ce fut la faute
impardonnable de la Russie, faute qui retomba au premier chef sur la Russie
elle-même. Naturellement, la situation très défavorable de la Russie à cette
époque a des causes plus profondes encore. Il lui manquait le fort
développement technique, la haute efficacité de la productivité du travail et
le développement en rapport des mentalités humaines indispensables pour
réaliser le socialisme. Il lui manquait toute l'époque capitaliste au cours de
laquelle les techniques, la productivité du travail et les hommes atteignent
progressivement un degré de maturité qui rend possible le passage à une forme
socialiste de l'économie et de la société. On a voulu en Russie remplacer
l'évolution organique étalée sur tout un siècle, avec ses performances matérielles
et ses qualités humaines, par une théorie sophistiquée, d'habiles spéculations,
des trésors de fausse logique, l'art de persuader par la grandiloquence de
subtiles manœuvres, une organisation rigide, une autorité excessive et tout un
système de contrainte, de violence et de dictature. On peut maîtriser et
violenter la nature jusqu'à un certain point avec des méthodes de ce genre,
mais on ne peut pas modifier l'histoire et c'est là que le bolchévisme a fait
naufrage. Lénine s'est rongé les sangs – d’accord en ceci avec l'exigence
fondamentale de Marx et d'Engels, ainsi qu'avec ses propres convictions – à
tenter d'empêcher la montée d'une bureaucratie parasitaire et
anti-progressiste, et de déboucher sur l'organisation d'une nouvelle forme
réellement socialiste de société. Mais tout s'y opposait : l'économie
rudimentaire, l'arriération de la structure sociale, le très bas niveau
culturel, le manque de maturité des hommes. Et avant tout sa propre carence,
qui était grande : il n'a en réalité jamais compris Marx et le problème de la
dialectique historique. En s'appuyant sur Marx et Engels, Lénine a, pour éviter
la naissance d'une bureaucratie, préconisé les mesures suivantes : 1)
délégation, mais aussi révocation à tout moment, 2) rémunération ne dépassant
pas le salaire d'un ouvrier, 3) transformation de la surveillance et du
contrôle en fonctions générales exercées par tous à tour de rôle, « afin que
tous deviennent bureaucrates un certain temps et qu'ainsi personne ne puisse
devenir bureaucrate ». Mais la réalité de la vie était plus forte que les
projets faits dans les bureaux. En cette époque de grande détresse il fallait
approvisionner les masses, les habituer à un système de rapports nouveaux, les
instruire pour obtenir l'exécution des mesures décidées; il fallait surveiller,
appuyer, encourager et éventuellement contraindre au punir. Il fallait en même
temps contrôler leurs opinions, faire face à leurs critiques, briser leur
résistance, combattre leur opposition, les empêcher de passer dans le camp de
la contre-révolution. Il fallait réprimer les révoltes montantes, exécuter avec
violence les réquisitions forcées, vaincre par les armes les guerres de
paysans. On voulait supprimer l'analphabétisme, éliminer l'influence des
prêtres et des religieux, il y avait des épidémies dans le pays. La chaleur de
l'été et le froid de l'hiver semblaient même conspirer contre le système
soviétique. La bureaucratie avait donc beaucoup à faire. Dans tous les domaines
de la vie, elle eut l'occasion de faire face à des tâches et des éventualités
de plus en plus importantes, elle put s'affirmer, se confirmer et démontrer
qu'elle était utile et indispensable. C'était elle qui maintenait l'ordre,
freinait les masses et sauvait l'Etat. Sans son énergie et sa vigilance, il
n'aurait sans doute pas résisté, Il fallut naturellement lui en être
reconnaissant et c'est ainsi que la bureaucratie condamnée au « dépérissement »
se transforma en quelques années en un système contraignant tel que l'histoire
n'en a jamais connu. Au cours des années, surtout après la mort de Lénine,
apparurent de grandes divergences d'opinion parmi les dirigeants au sujet de la
tactique politique en général et des solutions à d'importants problèmes de la
vie de l'Etat en particulier. A droite et à gauche se développa une opposition
grandissante contre la clique dominante du gouvernement et la position
prépondérante de la bureaucratie. Celle-ci, attaquée directement et menacée
dans son existence même, se mit totalement à la disposition du pouvoir
politique et forma son organe de choc privilégié. Le seul fait que Staline,
comme secrétaire général du parti, pouvait disposer de centaines de milliers de
secrétaires locaux du parti, personnellement choisis et installés par lui, et
qui étaient donc ses obligés, lui assurait un poids énorme dans la prise des
décisions. Par réaction, cette croissance du pouvoir personnel a provoqué un
développement grandissant de la bureaucratie. L'influence des fonctionnaires de
l'Etat et de la direction de l'Est sur la conduite des affaires et sur la
politique générale se sont très vite réciproquement renforcées de même que, à
l'inverse, ces dernières ont provoqué une augmentation du pouvoir de la
bureaucratie. La dictature du prolétariat s'est ainsi transformée à vue d'oeil
en dictature d'un clan politique, puis en celle d'un tout petit groupe et
finalement en dictature d'une seule personne, sans que l'on puisse dire à quel
point celle-ci est prisonnière de la bureaucratie. La démocratie ouvrière
perdait son terrain et son influence dans les mêmes proportions et selon la
même progression, tant dans les organisations ouvrières que dans l'appareil
d'Etat. Son importance faiblissait, son droit politique de décision n'existait
plus que sur le papier d'où elle ne tarda pas à disparaître. Son autonomie
devenait une farce et les soviets sombrèrent au point de devenir un leurre. Le
parti aussi fut vidé de sa substance, il finit par tourner à vide. Les
secrétaires du parti et les autres fonctionnaires ne devaient plus être élus
par les membres, mais étaient nommés par les organismes dirigeants. De même la
rédaction des journaux fut investie par le haut, les mandats distribués. Les
mots d'ordre, les résolutions, les manifestes n'étaient plus développés par les
camarades à partir de discussions théoriques et de pratique concrète, mais
décrétés par les bureaux du parti. Un service d'information sévèrement organisé
communique à l'opinion le cliché de la position à adopter sur chaque problème.
Il prescrit aussi toutes les initiatives, les revirements d'opinion, les
déviations et les changements, et ceci de façon si uniformément stupide et
sommaire, en excluant toute opposition, que des phrases de la propagande, les
mots d'ordre et la tactique sont les mêmes pour l'Oural que pour la Saxe, les
Asturies, le Canada ou la Terre de Feu. Il n'y avait jamais eu pire ilotisme,
pire dressage de la masse à une si aveugle obéissance. Les militants du parti
ne sont plus que des figurants aux meetings, aux votes et aux autres
festivités. Leur rôle d'esclaves politiques ne leur laisse que la liberté
illimitée d'encenser leurs dirigeants. Il n'y a en ceci aucune différence entre
Staline, « père des peuples », et Hitler, « sauveur de la nation ».
Lénine
combat la gauche allemande
« La chance particulière des
bolchéviks en Russie était qu'ils avaient quinze ans pour mener à bien un
combat préparé et conséquent contre les menchéviks (c’est-à-dire les
opportunistes et les centristes) et les gauches, et donc tout le temps pour
préparer la lutte inévitable des masses pour la dictature du prolétariat. En
Europe et en Amérique, nous devons exécuter la même tâche très rapidement ».
Voilà ce qu'écrivait Lénine dans un article de 1920. Pendant la même année, il
fit paraître sa brochure Le gauchisme, maladie infantile du communisme qui
devait préparer et fonder cette lutte. Dans les premières éditions, elle
portait le sous-titre osé et discutable qui fut pour cette raison abandonné par
la suite de : « Essai pour une présentation populaire de la stratégie et de la
tactique marxistes ». La circonstance qui a indiscutablement en premier lieu
donné l'impulsion à ce travail était que le parti bolchévik n'avait pas été
capable en trois ans ou presque de construire un véritable système des soviets.
Il avait sans doute conquis le pouvoir politique avec l'aide du mouvement des
conseils, dont l'essence lui était pourtant étrangère, il avait proclamé la
dictature prolétarienne, mais il n'avait pas avancé d'un pas dans la
stabilisation du pouvoir et dans la, construction de son économie. Surtout, il
n'était pas parvenu à inclure le système des conseils dans l'ensemble des
mesures, tenues pour socialistes, concernant la structure politique de l'Etat,
et ce parce que son essence lui était précisément étrangère. Il espérait
passionnément pendant tout ce temps l'avènement de la révolution mondiale, dont
il pensait qu'elle était la seule à pouvoir assurer sa puissance. Mais la
révolution mondiale n'était pas aux ordres de la dictature russe et elle ne
s'était pas produite. Lénine reconnut alors qu'il était nécessaire et urgent de
gagner enfin le prolétariat mondial à la théorie et à la pratique, à la
stratégie et à la tactique des bolchéviks. Il s'inquiétait de voir que celui-ci
ne montrait visiblement pas le moindre penchant pour les méthodes bolchéviques,
en dépit du triomphe éclatant que le bolchévisme avait atteint en Russie. Plus
inquiétant encore était que la 3deg. Internationale, créée uniquement comme
instrument de propagande pour la Russie, avait échoué ou peu s'en faut, ou les
masses restaient dans le sein de la social-démocratie, ou leur activité
révolutionnaire les poussait à rejoindre le mouvement des conseils, et plus
particulièrement en Allemagne, en Hollande et en Angleterre. Ce mouvement des
conseils, Lénine ne pouvait l'utiliser en Russie. Il s'opposait à tout effort
visant à le rallier à un mouvement révolutionnaire de type bolchévik. Une
machine géante de propagande avait bien été mise sur pied à Moscou, mais les
agitateurs radicaux d'extrême[1]gauche
– et Lénine lui-même en témoigne – connaissaient mieux leur affaire que les
émissaires du Parti Communiste. Ils étaient certainement moins payés, mais
beaucoup plus convaincus et de meilleure foi. Le Parti Communiste est ainsi
toujours resté un petit groupe bruyant et gesticulant entre les deux grands
camps. A sa droite, la social-démocratie a gagné la plus grande partie des
déchets prolétarisés de la bourgeoisie, du moins ceux qui n'ont pas grossi les
ligues réactionnaires et revanchardes; à sa gauche, le mouvement des conseils a
exercé sur tous les éléments révolutionnaires du prolétariat un attrait
irrésistible. Il fallait donc donner plus de vigueur à la propagande
bolchévique. Il fallait surtout faire feu de tout bois pour réduire l'extrême
gauche. Car depuis que celle-ci avait été exclue et couverte de boue et
d'outrages à la manière bolchévique, elle avait gagné la confiance et la
considération des masses. Le système des conseils avait échoué en Russie –
comment un mouvement concurrent pouvait-il avoir l'audace de prétendre prouver
au monde que le mouvement des conseils était incompatible avec les méthodes
bolchéviques, mais sûrement réalisable par d'autres méthodes ? Haro donc sur
cette concurrence ! Furieux, Lénine s'assit dans son fauteuil et écrivit ce
pamphlet vengeur. La peur enragée de perdre le pouvoir et la rage brûlante
devant le succès des hérétiques guidaient sa plume. S'il avait été Staline, il
les aurait déclarés ennemis publics et fait fusiller. C'est ainsi qu'il rédigea
sa brochure : Le gauchisme, maladie infantile du communisme avec le sous-titre
« Essai d'une présentation populaire de la stratégie et de la tactique
marxistes » qui fut plus tard supprimé parce que le bluff faisait honte. Car
s'appuyer sur Marx pour écrire cela, c'était du bluff et rien d'autre. La
brochure de Lénine était un écrit polémique plein de poison et de bile,
agressif, grossier, un tissu de fausses interprétations, de suspicion et de
falsifications, haineux et en rage de persécution comme une bulle
d'excommunication, un vrai régal pour tout contre[1]révolutionnaire. Mais c'est en même temps,
parmi tous les écrits de propagande bolchévique, celui qui dévoile sans
ménagement et montre le plus clairement l'essence du bolchévisme. Le
bolchévisme sans masque ! Quand Hitler interdit en Allemagne en 1933 toute la
littérature socialiste et communiste, ce fut le seul écrit dont il maintint la
publication. Et il savait ce qu'il faisait. Il ne nous intéresse pas d'entrer
ici dans ce que Lénine y dit sur la révolution russe, l'histoire des
bolchéviks, les conflits avec les autres courants du mouvement ouvrier ou les
conditions du succès des bolchéviks en Russie. Tout y est partial, discutable,
contestable. Nous n'en n'avons pas la place. Nous voulons seulement insister
sur les principaux points de la stratégie et de la tactique bolchéviques où
s'expriment clairement les différences entre bolchévisme et extrême gauche.
Pour Lénine, la portée immédiate de son travail résidait dans la présentation
de ces différences, et il les a présentées à sa manière. De son côté, l'extrême
gauche a pris position et éclairé le problème de son point de vue. Il était
facile à la propagande soviétique, qui travaillait avec des moyens matériels
énormes, d'occulter considérablement la réfutation que donnait l'extrême gauche
des thèses léninistes. Il ne s'agissait pas d'une discussion franche et
honnête, mais d'une censure brutale. Ce qui correspondait à leurs intérêts
immédiats [cf. Hermann Gorter, Lettre ouverte au camarade Lénine, Berlin 1921 /
Cahiers Spartacus Serie B, n° 27]. Mais les intérêts ont changé, pas en Russie,
mais dans le reste du monde. A l'époque, une partie importante du public
mondial a mis ses espoirs dans un avenir meilleur, dans la Russie bolchévique.
Pour la plupart, cet espoir s'est aujourd'hui envolé et tourné vers le
fascisme. Cela nous amène à comparer le bolchévisme et le fascisme. Que montre
cette comparaison ? Une ressemblance stupéfiante dans les dispositions
fondamentales des deux systèmes, la doctrine du pouvoir, le principe d'autorité,
l'appareil de la dictature, la dynamique de la normalisation et les méthodes de
contrainte physique : nous parlerons de tout cela plus en détail. Qu'il soit
dit ici que l'écrit, de Lénine correspondant à un besoin politique momentané,
celui de clarifier l'essence du bolchévisme avec le fascisme comme toile de
fond. Lénine a rendu un très grand service à ce débat. En croyant abattre
l'extrême gauche, Lénine pensait sauver le pseudo-socialisme du bolchévisme et,
en sauvant ce pseudo-socialisme, il fonda le fascisme. Le livre épargné par la
haine d’Hitler témoigne contre lui.
Un
parti ? Quand et pourquoi ?
La polémique de Lénine contre
l'extrême gauche se concentre sur quatre points : parti, syndicats, parlement
et compromis. D'abord le parti. Lénine avait fondé son parti, qui s'appelait à
l'origine social-démocratie russe et formait une section de la IIe
Internationale, non en Russie mais en émigration à l'étranger. Depuis la
scission de Londres en 1903, l'aile bolchévique ne formait qu'une secte peu nombreuse,
dont les membres les plus capables étaient l'avant-garde groupée autour de
Lénine. Les masses bolchéviques n'avaient même pas d'existence sur le papier,
elles n'existaient que comme des chimères dans les calculs révolutionnaires des
dirigeants. L'avant-garde était formée scientifiquement, avec une discipline
sévère, entraînée révolutionnairement et constamment tenue et contrôlée par des
épurations répétées. Ce petit parti était pour ainsi dire l'école de guerre de
la préparation révolutionnaire. Ses principes d'éducation de base étaient :
autorité inconditionnelle du dirigeant, centralisation sévère, discipline de
fer, dressage continu des opinions, combativité et dévouement, disparition
complète de la personnalité dans l'intérêt du parti. Ce que Lénine créa de
cette façon était un corps d'officiers, une élite d'intellectuels, une tête,
une avant-garde qui, une fois jetée dans la révolution, devait s'emparer de la
direction et maîtriser le succès obtenu. Il est inutile d'essayer de déterminer
logiquement et abstraitement si cette espèce de préparation à la révolution est
juste ou fausse. On ne peut résoudre cette question que par la dialectique en
cherchant où elle s'articule : de quelle révolution historique s'agit-il ?
Quels buts devait-elle se donner ? S'agit-il d'une révolution bourgeoise ou
prolétarienne ? Le parti hiérarchisé et l'idéologie des dirigeants étaient
justes en Russie ou il s'agissait d'une révolution bourgeoise tardive. Le parti
avait là la tâche d'abattre le système féodal du tsarisme et de créer une
société bourgeoise. Plus la volonté du parti dirigeant est rigide et se donne
pour seul but cette révolution, plus la conquête et la formation du pouvoir
sont conscientes et déterminées et plus la constitution de l'Etat bourgeois
sera couronnée de succès, plus la position de la classe prolétarienne aura de
perspectives de développement dans le nouvel Etat. Mais ce qui est une bonne
solution pour une révolution bourgeoise n'est pas forcément valable pour une
révolution prolétarienne et ce, pour la bonne raison qu'elles ne se donnent pas
les mêmes objectifs, qu'elles doivent compter avec des conditions et des moyens
différents et qu'elles poursuivent d'autres buts. D'après la méthode
révolutionnaire de Lénine, les dirigeants sont à la tête des masses; ils
incarnent la formation révolutionnaire parfaite, l'intelligence de
l'avant-garde, la supériorité intellectuelle dans la compréhension de la
situation et dans le commandement des forces combattantes. Ce sont des
spécialistes rompus à la révolution, des stratèges professionnels, des généraux
dans la bataille. Or, cette distinction entre tête et corps, entre les
intellectuels et la masse, officiers et simples soldats, correspond au dualisme
de la société de classe, au sommet et à la base, caractéristiques de l'ordre
bourgeois. Une classe ou une couche en haut, dressée à commander, décidée et
préparée, et une autre classe en bas, censée suivre, forcée d'obéir et soumise
à une volonté étrangère. La conception du parti de Lénine est née de cet ancien
schéma de classe. Son parti n'est qu'une réplique de la réalité bourgeoise et
de ses lois. Celui qui veut fonder un ordre bourgeois trouve dans la séparation
entre dirigeants et masses, avant-garde et prolétariat, la condition exacte qui
correspond aux conditions et aux buts de la préparation de la révolution. Ses
chances de réussir sont d'autant plus grandes que la direction est plus
instruite, consciente et intelligente, et que les masses sont plus soumises et
plus obéissantes aux injonctions et aux ordres des dirigeants. Lénine voulait
une révolution bourgeoise en Russie, son avant-garde en tant que parti était
tout à fait adaptée à la situation. Mais lorsque la révolution a changé de
caractère et est devenue prolétarienne, Lénine n'a rien changé à sa méthode
révolutionnaire et ses artifices tactiques et stratégiques échouèrent. S'il
finit par vaincre, il ne le dut pas à son avant-garde, mais au mouvement des
conseils venu du camp des menchéviks. Et quand, après la victoire, il se sépara
du mouvement des conseils, tout le succès de la révolution est inévitablement
retombé dans la sphère des rapports bourgeois, dont Saline est le dernier
héritier et le continuateur. L’Etat soviétique, annoncé au son des trompettes
ressemble aujourd’hui à s’y méprendre aux Etats fascistes et les fioritures
socialistes et les ornements soviétiques en trompe-l’œil ne changent rien à sa
vraie nature. Il faut avoir le courage de dire que Lénine n’avait aucun sens de
la dialectique, qu'il était tout à fait incapable de voir les choses dans leur
enchaînement historique et dans les rapports de nécessité dialectique. Sa
pensée est tout entière mécaniste et fonctionne selon des lois rigides et des
principes immuables. Pour lui, il n’y avait qu’un seul parti réellement
révolutionnaire, le parti bolchévik, une seule révolution, la révolution russe.
Il n'y avait qu'une seule méthode révolutionnaire, idéale, sûre et victorieuse,
la sienne. Ce qui valait pour la Russie devait aussi valoir pour l'Allemagne,
la Hollande, la France, l'Angleterre, l'Amérique, la Chine, la Somalie et
l'Hindoustan. Ce qui avait été juste pour la révolution bourgeoise en Russie
devait l'être pour les révolutions prolétariennes du monde entier, La dynamique
d'une formule tournait avec une monotonie monomaniaque dans un cercle
égocentrique sans se soucier des différences de temps et d'espace, de matériau
et de milieu, des degrés de développement et des niveaux culturels, des hommes
et des idées. C'était la dictature incarnée de l'ère des machines dans la
politique, des techniciens et des monteurs de la révolution, des inventeurs de
la normalisation de l'être social, des robots d'acier révolutionnaires. C'est
pourquoi le sens profondément révolutionnaire d'un abandon radical de la
tradition du parti lui resta toujours caché. Il n'a jamais compris le secret de
la nouvelle orientation socialiste du système des conseils, qui a été pour lui
un instrument momentané et non un principe de base de la conception socialiste.
Il ne comprit jamais la destruction du pouvoir, de la contrainte et de la
terreur de la dictature comme moyen de libérer les hommes. Son univers
politique se divisa toujours en deux hémisphères : celui de l'autorité, de la
direction et de la violence d'un côté, celui de l'obéissance, de la formation
de cadres et de la subordination de l'autre. Dictature et discipline sont les
mots qui reviennent le plus souvent dans ses écrits. Il est très compréhensible
qu'il ait été déconcerté et révolté par le mouvement d'extrême gauche qui osait
s'opposer à sa stratégie révolutionnaire. C'est ce qui explique qu'il ne fut
pas capable de voir dans son comportement des raisons objectives, mais
seulement déraison, sottise, confusion de pensée, stupidité, frivolité,
bassesse, méchanceté et vulgarité. Il devient ainsi clair que ses pires accès
de fureur aient été provoqués par l'exigence, qui allait de soi pour les
communistes de conseils : que les prolétaires doivent enfin prendre en main
leur propre destinée.
Révolutionner
les syndicats
Prendre en main sa propre
destinée – c’est la phrase-clé qui permet de comprendre toutes les questions,
le pivot de toutes les oppositions entre les bolchéviks et l'extrême gauche.
C'était le cas pour le parti, ce le fut aussi pour les syndicats. Les
formations d’extrême gauche pensaient que les ouvriers révolutionnaires
n’avaient plus rien à faire dans les syndicats réactionnaires, que leur tâche
était de développer des formes propres de lutte issues de leur pratique dans
les entreprises. Elles poussaient donc à la formation d'organisations d'usines
susceptibles de constituer la base de l’organisation des conseils. Lénine était
tellement irrité par ce projet qu’il ne maîtrisait plus ses reproches et ses
accès de fureur. Il réprimanda d'anciens militants éprouvés et expérimentés
comme le ferait un adjudant vis-à-vis de recrues dans la cour d’une caserne
allemande. Bien sûr, il croyait avoir objectivement raison. Sans doute, mais
uniquement dans le sens où la police de l'ordre bourgeois a raison contre un
mouvement ouvrier dans l’illégalité qui exige un autre ordre social, le sien.
Plus forts étaient ses écrits et plus puissante sa voix, plus ses arguments
étaient faibles et son point de vue insoutenable. Pour démontrer que la
position de l'extrême gauche était fausse et contre-révolutionnaire, il ne
pouvait guère avancer que l'expérience des bolchéviks en Russie. Mais les
Hollandais n'étaient pas des Russes et les Allemands avaient affaire à la
révolution allemande. Il leur était donc facile, et ils avaient raison de le faire,
de repousser l'arrogance non dialectique qui prétendait prescrire
despotiquement au monde entier les expériences spécifiques d'une époque donnée
dans un pays donné et dans des circonstances données comme la seule sagesse
universellement valable. Ils pouvaient aussi repousser avec un sourire cette
présomption qui poussait l'autarcie intellectuelle jusqu'à ne reconnaître de
valeur historique et révolutionnaire qu'à ce qui avait poussé sur son propre
fumier, avait été pétri dans son propre pétrin et cuit dans son propre four.
L'a b c de l'expérience socialiste veut que les syndicats aient une grande
importance pour la lutte des classes au commencement du mouvement ouvrier et
qu'ils puissent devenir de solides points d'appui pour l'émancipation prolétarienne.
Il n'était pas utile que Lénine en fasse la confidence au monde entier comme si
c'était une invention toute nouvelle. D'ailleurs ce n'est qu'une demi-vérité.
Celui qui ne se contentait pas des expériences de la secte bolchévique et de la
Russie arriérée en savait un peu plus, notamment que les syndicats, qui sont au
début de leur existence le véhicule du progrès et le moteur du développement,
ont coutume de devenir sur la fin des freins au développement et des agences de
la réaction. Lénine lui-même n’avait-il pas fait allusion à cette réalité «
indiscutable » qu'avec le temps s'était formée une « aristocratie ouvrière
corporative, étroite, égoïste, sans entrailles, cupide, philistine, d’esprit
impérialiste et corrompue par l’impérialisme » ? [Voir Le Gauchisme, 10- 18, p.
66] Eh bien, c'est précisément cette corporation corrompue, cette bande de
gangsters qui domine le mouvement syndical. Elle a exercé, particulièrement
pendant la révolution allemande, sa piraterie moderne au détriment des masses.
C’est elle que les formations d'extrême gauche visaient en exigeant que les
travailleurs rompent toute relation avec eux. Lénine a obstinément refusé de
comprendre de quoi il s’agissait. Aux vieux syndicats chargés de vices, il
opposait les jeunes syndicats de Russie et leurs vertus. D’un côté, beaucoup de
choses allaient mal, disait-il, de l’autre tout bien. Il suffisait de s’en
tenir au bien, c'est-à-dire que pour rester chaste, il fallait garder sa
virginité. Un excellent précepte ! N'était-ce une fois de plus qu'un manque de
sens dialectique ou plutôt de la prestidigitation ? S'en tenir au bien, cela
signifiait pour Lénine resté dans les syndicats. Car, d'après Lénine, il faut
travailler là où sont les masses. Mais où sont les masses ? Dans les bureaux
des syndicats ? Dans les cercles des bonzes ? A huis clos, dans les réunions
secrètes du conseil supérieur avec les capitalistes ? Dans les banques où les
leaders touchaient leurs chèques pour les services rendus ? Ou bien seulement
dans les réunions ordinaires de militants ? Nulle part, à aucun de ces endroits
ne se trouvent les masses. Elles se trouvent uniquement et sans aucune
exception dans les usines, les ateliers de production, les équipes, bureaux et
autres lieux de travail. C'est là en réalité l’endroit où il faut agir. La
lutte n’est pas une affaire extérieure à l’usine, étrangère aux conditions de
travail, elle n’est pas une corvée faite le soir après le travail ou un sport
du dimanche ; elle s’assimile au travail salarié, aux conditions de travail et au
sort social des ouvriers. Etre esclave du travail et mener la lutte des classes
est une seule et même chose et il doit en être ainsi dans la pratique. Où se
joue alors la Grande Charte des exigences prolétariennes ? Nullement dans les
bureaux des syndicats à l'aide de manifestes, dans des salles de cafés au moyen
de résolutions, dans les rues et les parcs sous forme de meetings, devant les
portes des usines à coups de grèves, mais bien dans les entreprises elles-mêmes
avec l'organisation d'usine, laquelle s'édifie sur la base du système des
conseils. Et qu'édifient les capitalistes eux-mêmes, dont l'organisation du
travail, passant aux mains des ouvriers, devient automatiquement une
organisation de lutte selon leur volonté consciente. Dans cette organisation
d'usine, il n'y a aucune place pour les dirigeants de métier, aucune séparation
entre dirigeant et masse, aucune différence hiérarchique entre l'intelligence
et le travail, la tête et les bras, aucune place pour l'égoïsme, le
parasitisme, la dépravation et la corruption, aucune condescendance,
fossilisation ou embourgeoisement. Ici, chacun est compagnon de travail en même
temps que compagnon de lutte, toujours en contact réciproque avec l'autre,
aiguillonné par la même volonté de combattre, sous le contrôle de tous et
toujours avec la vive conscience de sa responsabilité. C'est là que les
ouvriers ont vraiment leur destin dans leurs propres mains. Mais Lénine ne
voulut rien savoir de cette solution au problème des syndicats. Ce qu’il
proposait était uniquement de réformer et de gagner de l’intérieur les
syndicats à la révolution. Et comment cela devait-il se passer ? Simplement en
remplaçant les bonzes social-démocrate par des bonzes bolchéviks. C’est comme
l’œuf de Christophe Colomb ! Lénine restait en toutes circonstances fidèles à
sa croyance naïve qu’il existe une bonne et une mauvaise bureaucratie. La
mauvaise pousse sur le sol social-démocrate, la bonne sur le terrain du
bolchévisme. C’est pour lui une loi de la nature, presque une prédestination
métaphysique. Vingt ans d’expérience de la politique syndicale des bolchéviks
ont dévoilé l’extravagance et le ridicule de cette croyance. Conformément aux
directives de Lénine, les communistes ont tout tenté pour révolutionner les
syndicats. Le succès fut nul. La tentative de fonder une forme de syndicat
nouveau s’est soldée par un échec car la rivalité révolutionnaire entre
dirigeants de la social-démocratie et ceux du bolchévisme s’est révélée n'être
en pratique qu'une rivalité dans la corruption. Les précieuses énergies de la
lutte ouvrière ont ainsi été gaspillées pendant vingt ans dans des expériences
insensées et sans avenir du lieu d'être jetées dans la lutte contre
l'impérialisme et le fascisme. Les masses, qui étaient sûres de leurs propres
forces, ont été systématiquement empêchées de passer aux actes, elles ont vu
leur activité fourvoyée, ont été découragées par les nombreuses erreurs et
frustrées de leur victoire. Dès 1918 Rosa Luxembourg se plaignait amèrement que
le plus grand acquis moral que la classe ouvrière ait jamais amassé » se soit
trouvé « sacrifié inutilement et sans retour » par les bolchéviks. Cette
plainte est aujourd'hui mille fois plus justifiée. Mais ce n'est pas tout. Par
ses méthodes, le bolchévisme a directement travaillé pour le fascisme. Dicter,
corriger, contrôler chaque pas des masses, prévenir et saboter toute velléité
d'indépendance, décevoir et affaiblir le moindre mouvement de confiance en soi
par des insuccès artificiellement provoqués et les intimider pour les tentatives
suivantes - c'est le chemin direct qui a finalement conduit à la soumission
sans résistance au pouvoir fasciste. La victoire du fascisme n'a pu être si
facile que parce que les dirigeants des partis et les syndicats ouvriers
avaient tellement dressé, émasculé et corrompu le matériel humain qu'il est
devenu la proie consentante de l'assujettissement, auquel il avait été éduqué
pendant des décennies. Parmi les coupables, Lénine est sans doute l'un de ceux
qui portent la plus lourde responsabilité.
Parlementarisme
Le rôle de Lénine dans le
problème du parlementarisme reproduit fidèlement celui du défenseur et de
l'apôtre d'une institution politique dépassée qui est devenue un frein à
l'évolution politique et un danger pour l'émancipation révolutionnaire des
masses prolétariennes. Et il est toujours contraint à ce rôle par le fait qu'il
pense à une autre révolution que ses interlocuteurs et qu'il ne veut surtout
pas admettre que les lois de la révolution prolétarienne ne sont pas les mêmes
que celles de la révolution bourgeoise. Alors que les groupes d'extrême gauche
appelaient à refuser le parlementarisme sous toutes ses formes, à ne pas
participer aux élections et à ne pas reconnaître leurs décisions, Lénine jetait
tout le poids de sa passion en faveur de la participation aux élections et aux
actions parlementaires. L'extrême gauche déclarait que le parlementarisme était
historiquement dépassé qu'il avait perdu depuis longtemps sa valeur de tribune
de propagande, qu'il formait un dangereux foyer de corruption pour les dirigeants
et les masses, qu'il endormait dans le meilleur des cas la conscience politique
et révolutionnaire par l'illusion de réformes et qu'au pire il constituait le
centre et l'organe principal de la contre-révolution. C'est pourquoi il devait
être détruit et, si ce n'était pas possible, saboté et dénigré afin de lui
enlever dans la conscience des masses sa signification traditionnelle, héritage
du meilleur passé bourgeois. Pour appuyer son opinion opposée, Lénine dut se
sauver par un argument spécieux : la distinction entre dépérissement politique
et dépérissement historique. Le parlementarisme, tel était son argument, était
historiquement dépassé et il fallait donc l'écarter par principe, mais il
n'était pas encore politiquement dépassé et il fallait de ce fait compter avec
lui, en y participant, et donc en votant, en allant au parlement et en
reconnaissant les actions parlementaires. Astuce géniale, qui permet ainsi de
présenter n'importe quel problème sous le subterfuge de sa double face. De la
sorte, le capitalisme est historiquement dépassé, mais pas encore
politiquement. Eh bien, faisons un compromis avec lui ! Vive l'opportunisme !
Le combattre de façon révolutionnaire, vouloir même l'abolir n'aurait aucun
sens tant qu'il n'est pas politiquement dépassé. De la sorte la monarchie est
historiquement dépassée, mais pas encore politiquement. Tant qu'il en est
ainsi, le prolétariat n'a aucun droit de la déposer. Il put en débattre avec
elle, voter sur son droit à l'existence, prendre des résolutions majoritaires
et exiger théoriquement la république. Mais pas davantage ! Peut-être lui
est-il même possible de pactiser avec la monarchie et la préférer à la
république. Lénine en serait d'accord. De la sorte, l'Église est historiquement
dépassée ma s pas encore politiquement. Les masses, et c'est un critère
important pour Lénine, lui sont encore en grande majorité liées. C'est donc un
devoir révolutionnaire de lui laisser les mains libres et de collaborer. Que
les libres penseurs et les athées la combattent, c'est agir stupidement de
façon non-révolutionnaire. Le vrai révolutionnaire prend son livre de prières
sous le bras et va à la messe tant que l'Eglise n'est pas politiquement
dépassée. Pendant ce temps le capitalisme peut aggraver l'esclavage des masses
avec l'appui de la monarchie et de l'Eglise jusqu'à essouffler leur élan
révolutionnaire et étouffer leurs désirs républicains et athées. Le prolétariat
n'a qu'à attendre que le capitalisme, la monarchie et l'Eglise soient
politiquement dépassés. En quoi consiste le dépassement politique, comment il
se produit ? Cela, seul Lénine le sait. Les forces d'extrême gauche pensent que
la tête de l'hydre doit être abattue partout où on la rencontre. Mais Lénine
ordonne de la laisser vivre, de parlementer avec elle et de jouer à la
politique jusqu'à ce qu'elle rassemble assez de force et de courage pour
provoquer la mort de son naïf ennemi par une morsure venimeuse. Nous butons
toujours sur la même regrettable constatation que Lénine est incapable de
distinguer la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne comme deux
catégories historiques totalement différentes. Il s'appuie sur « l'expérience
de plusieurs révolutions, sinon de toutes » qui lui prouvent combien « il est
utile, surtout en temps de révolution, de combiner l'action des masses en
dehors du parlement réactionnaire, avec celle d'une opposition sympathisant
avec la révolution (ou mieux encore : soutenant directement la révolution) à
l'intérieur de ce parlement ». Mais quelles sont les révolutions qui fournissent
toutes ces preuves à Lénine ? Uniquement des révolutions bourgeoises. Dans
celles-ci, il va de soi que les groupes ou fractions d'opposition parlementaire
appuyant ou s'approprient les actions de rues. Car les parlements – cf. les
exemples classiques de la France et de l'Angleterre ! – sont les centres et les
instruments essentiels de ces révolutions. Il en va tout autrement pour la
révolution prolétarienne à laquelle se réfèrent les exigences de l'extrême
gauche. Ici le parlement n'est plus ni théâtre, ni arène de combat, ni centre
de l'action, ce n'est plus qu'un oripeau pourri qui ne mérite que le feu.
Lénine ne peut s'affranchir de la superstition qu'il s'agit dans les époques
révolutionnaires d'avoir de grandes victoires aux élections parlementaires, de
former au parlement des groupes nombreux et bruyants. Il a toujours considéré
comme un succès d'avoir la majorité à force de trucs et de manœuvres. Quelle
vision et quelle suffisance petites bourgeoises ! La classe bourgeoise a
toujours assez de moyens, contre toutes les victoires électorales, l'importance
des groupes parlementaires et des scrutins, pour faire prévaloir en dehors du
parlement sa volonté réactionnaire sans tirades oratoires ni manœuvres en
coulisse, sans consulter les députés ni tenir compte des résultats d'un vote.
Dans les époques révolutionnaires, chaque victoire parlementaire cesse d'être
une victoire, elle n'est pas toujours même une action. te seul fait que le
parlement existe encore dans des situations révolutionnaires pour la majorité
de la population est le symbole que le rôle de la bourgeoisie n'est pas encore
terminé et qu'elle a encore des atouts. Ce fait est décisif pour la psychologie
des masses et les réactions de l'opinion publique. Car en fin de compte chacun
sait que derrière les parlements, il y a les canons lorsque ceux-là ne
suffisent plus. Lénine semble l'avoir oublié. Il vit encore dans un monde
imaginaire qui lui permet de croire que le parlement est une école pour les
dirigeants, qu'il les forme, les éprouve et les éduque pour un travail
révolutionnaire. Ce faisant, il pense au parlement des premiers temps de la
bourgeoisie et à l'activité révolutionnaire de ses membres bourgeois. Le
parlement de la période de décadence de la bourgeoisie est par contre un marais
de corruption, un foyer de peste d'où montent les exhalaisons permanentes de
l'embourgeoisement, de la dégénérescence, de la dépravation, de l'hésitation et
de la mentalité contre-révolutionnaires. Et cette infection qui émane de lui
est un danger, sinon directement pour les masses, du moins indirectement par la
voie des dirigeants subornés, corrompus, intimidés et soucieux de leurs
prébendes. Il y eut par exemple en Allemagne une époque où la réaction pouvait
faire passer au Reichstag toutes les décisions qu'elle voulait en menaçant le
dissoudre le parlement si la mesure n'était pas votée. Les communistes
tremblaient devant la dissolution et la perte des indemnités qui y étaient
attachées de la même peur panique qui saisissait les sociaux-démocrates, et ils
disaient amen à tout. Un assaut contre la bastille parlementaire aurait alors
marqué le commencement d'une vraie libération des masses d'un système de
corruption morale permanente. Seule l'élimination radicale de ce cloaque aurait
encore pu apporter la délivrance, mais cela serait allé contre les règlements
révolutionnaires de Lénine. Sauver les hommes de leur esclavage intellectuel,
de l'empoisonnement de la volonté et de la confusion de l'esprit importait peu
à Lénine. Pour lui la tâche profonde et vraie de la révolution n'était pas de
transformer l'esprit des hommes, de les libérer du monde de l'aliénation ou des
abîmes de leur situation inhumaine. Il comptait comme un bourgeois, appréciait
le plus et le moins, le dû et l'avoir, les profits et les pertes. Et il se
représentait lors de ces opérations de comptabilité commerciale des choses
toujours concrètes et superficielles : nombre de membres, voix aux élections,
sièges au parlement, résultats de votes et trophées de victoire. Un comptable
bourgeois comme homme d'affaires politique, comme spéculateur révolutionnaire.
Ce trait de son caractère devient particulièrement évident lorsqu'on examine sa
position dans la question du parlementarisme en Russie. D'après lui, le
parlement n'était pas encore politiquement dépassé en Allemagne. Quelle était
donc la situation en Russie ? Etait-il déjà dépassé pour les masses qui se
trouvaient encore au seuil d'une époque capitaliste-bourgeoise ? Non, répond
Lénine, « nous avons participé aux élections pour le parlement bourgeois de
Russie, pour l'Assemblée Constituante, en septembre-novembre 1917 » [Voir Le
Gauchisme, 10-18, p. 81]. C'est exact et même mieux : les bolchéviks ont même
impétueusement exigé la convocation de l'Assemblée Constituante et ont même
élaboré leur propre régime électoral. Partout donc une complète adhésion au
système parlementaire. Mais que se passa-t-il quand la Constituante fut élue ?
Elle a été dissoute, par les mêmes bolchéviks. Et pourquoi ? Parce qu'entre
temps les masses avaient opéré un tournant vers la gauche et que, de ce fait,
elle ne correspondait plus à la nouvelle situation. La participation des
bolchéviks aux élections avait donc été un mauvais calcul et l'expérience avait
échoué. Pour sauver leur position, ils furent amenés à abattre le parlement.
Ils firent exactement ce que l'extrême gauche voulait faire en Allemagne.
D'après Lénine, le parlement n'était pas encore politiquement dépassé en
Allemagne. Il devait donc continuer d'exister pour les révolutionnaires. En
Russie par contre, il était devenu mûr pour sa destruction du jour au
lendemain, en une nuit. Ce qui était une bêtise, une erreur et même un crime
chez une majorité d'ouvriers de l'industrie politiquement très instruits et
très conscients était un glorieux exploit, historiquement juste et
révolutionnaire, chez des paysans et des prolétaires ruraux analphabètes à 80
%, arriérés par des siècles de féodalisme et sans formation politique. Quel
miracle ! Si la structure de la Constituante ne correspondait plus aux
structures politiques de la population, il aurait été très possible de
provoquer de nouvelles élections et de faire élire une nouvelle Assemblée.
C'est du moins ce qui aurait été logique selon la conception qu'avait Lénine du
droit historique du parlementarisme à exister. Mais rien de cela ne se
produisit. La Constituante fut immédiatement et définitivement abolie car,
selon Lénine, un Etat soviétique n'avait plus besoin de parlementarisme. Mais
la Russie en novembre 1917 était-elle un Etat soviétique ? Au mieux, elle avait
l'intention de le devenir. Comme la suite le prouva, ce n'était qu'une
exaltation audacieuse, follement audacieuse même, d'une petite clique de
dirigeants qui a spéculé avec bonheur sur les soviets pour arriver au pouvoir.
En réalité, le système soviétique ne vit jamais le jour sauf sous la forme de
fiasco et d'échec politique. L'Etat des soviets tant désiré est devenu en fait
l'Etat du parti, l'Etat de la bureaucratie. Un Etat qui, de par sa nature
bourgeoise, avait nécessairement besoin d'un parlement. Les maîtres russes
auraient dû en revenir au système parlementaire lorsqu'il se fut avéré que
celui des soviets n'était pas applicable. Ils auraient été en accord avec les
lois organiques du développement historique. Cela aurait été bien sûr une
concession au principe bourgeois, mais la voie du développement économique et
social de la Russie n'est-elle pas pavée de concessions innombrables au
principe bourgeois ? Et le retour avoué au parlementarisme n'aurait-il pas été
plus honnête et plus digne que le mensonge de l'Etat soviétique ? Non - fut la
réponse fournie en Russie. Nous sommes pour le maintien du parlementarisme en
Allemagne, bien qu'il soit mûr pour être aboli, et pour son abolition en
Russie, bien qu'il soit pratiquement et historiquement nécessaire. Nous sommes
pour l'établissement du système des conseils en Russie, bien qu'il lui manque
toutes les conditions de son existence et les possibilités de son
fonctionnement, et pour l'interdire en Allemagne, bien que là le système de
parti et du parlement ait fait son temps et ne demande plus qu'à être aboli.
Que de confusions et de contradictions ! Les nombreux propos que Lénine tenait
sur la dialectique ne servaient qu'à compenser le fait qu'il en manquait
totalement. Dans la question du parlementarisme, il était tout aussi incapable
de penser et d'agir dialectiquement. Le parlement était pour lui le parlement,
une notion abstraite perdue dans un espace vide, toujours égale à elle-même
chez tous les peuples, partout et toujours. Il sait bien que le parlementarisme
traverse beaucoup de stades au cours de son développement. Il démontre dans ses
écrits les variations de la notion de parlementarisme et la multiplicité des
formes de son existence concrète. Mais savoir n'est pas pouvoir. Et il ne fait
dans sa tactique et sa stratégie révolutionnaire pas le moindre usage de la
dialectique. Il oppose toujours dans la polémique le jeune parlement du temps
de la montée de la bourgeoisie et la vieille forme du temps de son déclin.
C'est pourquoi le parlement est chez lui un facteur qui aide la révolution,
alors qu'il est, dans les vieux pays capitalistes – et c'est son rôle dans la
politique menée par l'extrême gauche – un élément frein que la révolution
prolétarienne doit éliminer aussi vite que possible, ou au moins combattre et
saboter. Au lieu d'être une école et un terrain d'entraînement pour les
dirigeants révolutionnaires, comme Lénine le pense, il est, avec sa politique
sociale prédominante, le berceau de l'opportunisme et du réformisme, le
laboratoire de la dégénérescence et de la corruption. C'est là que naît la
vague de paralysies, de compromis, d'abandons, de trahisons qui existe dans
tous les partis, les syndicats et les révolutions à travers leurs
parlementaires, représentants prébendiers, dignitaires, parvenus et parasites
divers du mouvement ouvrier. Lénine voulait que les dirigeants ambitieux et
dressés pour le succès accomplissent leurs conquêtes révolutionnaires même dans
les marais et la boue, sans se soucier des sacrifices qu'il faudrait consentir.
Les formations d'extrême gauche voulaient par contre que les marais soient
asséchés à temps pour que des hommes sains, libérés de toute la teigne et la
lèpre du passé, puissent entrer en hommes nouveaux dans une ère nouvelle.
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