vendredi 30 avril 2021

KORSCH : LA FIN DE L’ORTHODOXIE MARXISTE (1937)

 [International Council Correspondance (I.C.C.), vol. 3, n°11 & 12, décembre 1937] La conclusion du grand débat, dont les premières passes d’armes sont restées consignées dans les annales du Parti sous le nom de « controverse Bernstein », révèle clairement l’énorme contradiction entre l’être et la conscience, entre l’idéologie et la réalité, qui caractérise le mouvement prolétarien de ces trente dernières années. Cette polémique, qui concerne à la fois la théorie et la pratique du mouvement socialiste, éclata publiquement pour la première fois au sein de la social-démocratie allemande et internationale de la génération précédente peu après la mort de Friedrich Engels. Lorsqu’à cette époque Edouard Bernstein, qui avait déjà apporté de sérieuses contributions au marxisme, exprima pour la première fois, de son exil londonien, ses opinions « hérétiques » (inspirées principalement de l’étude du mouvement ouvrier anglais) concernant la relation réelle entre la théorie et la pratique dans le mouvement socialiste allemand et européen de l’époque, ses conceptions et ses vues furent sur le moment, et longtemps après, unanimement mal interprétées et mal comprises, tant par ses amis que par ses ennemis. Dans toute la presse bourgeoise et les revues spécialisées son ouvrage, Die Voraussetzungen des Sozialismus une die Aufgaben der Sozialdemokratie (Socialisme théorique et socialdémocratie pratique) fut accueilli par des cris de joie et couvert d’éloges. Le leader du parti national-socialiste nouvellement fondé – l’idéologue social-impérialiste Friedrich Naumann – déclarait sans ambages dans son journal: « Bernstein est notre poste le plus avancé dans le camp de la social-démocratie. » Et dans les cercles de la bourgeoisie libérale régnait à l’époque l’espoir confiant que ce premier « révisionniste » sérieux du marxisme romprait aussi officiellement avec le mouvement socialiste pour se ranger dans le camp du réformisme bourgeois. Ces espoirs de la bourgeoisie trouvaient leur contrepartie dans les opinions formulées à l’époque au sein du parti social-démocrate et des syndicats. Les chefs de ce mouvement admettaient clairement dans le privé qu’en « révisant » le programme marxiste de la socialdémocratie, Bernstein ne faisait que dévoiler officiellement l’évolution réalisée depuis longtemps dans la pratique, et qui avait transformé le mouvement social-démocrate d’un mouvement révolutionnaire de lutte de classe en un mouvement de réforme politique et sociale ; mais ces mêmes chefs prenaient grand soin de ne pas divulguer à l’extérieur ce savoir à usage interne. Bernstein ayant terminé son livre en invitant le Parti à « oser paraître ce qu’il est: un parti de réforme sociale et politique » il fut discrètement rappelé à l’ordre (dans une lettre privée publiée ultérieurement) par ce vieux démagogue rusé du comité exécutif du Parti, Ignaz Auer, qui l’avertit amicalement: « Mon cher Eddy, ce sont des choses que l’on fait mais que l’on ne dit pas. » Dans leurs discours publics, tous les porte -paroles théoriciens et activistes de la social-démocratie allemande et internationale, les Bebel, les Kautsky, les Victor Adler, les Plekhanov et tous les autres, prirent position contre cette divulgation impudente du secret si soigneusement gardé. Lors du congrès du Parti à Hanovre en 1899, au cours d’un débat de quatre jours que Bebel ouvrit par un rapport de six heures, Bernstein fut soumis à un procès en règle. Il parvint tout juste à éviter l’exclusion. Mais pendant de nombreuses années, il resta en butte aux attaques de la direction dans les réunions de militants et d’adhérents, dans la presse, les meetings et les congrès officiels du Parti et des syndicats; et, en dépit du fait que le révisionnisme de Bernstein avait déjà triomphé dans les syndicats et ne rencontrait plus de résistance au sein du Parti, on continua à jouer la carte du « parti de lutte de classe » révolutionnaire et anticapitaliste, jusqu’à la toute dernière minute, c’est-à-dire jusqu’à la conclusion du pacte de paix sociale de 1914, suivi par le pacte d’association du Capital et du Travail en 1918. Les activistes et les théoriciens de la politique menée par l’exécutif du parti social-démocrate et l’appareil syndical s’y rattachant avaient leurs bonnes raisons pour adopter cette attitude de double jeu face à la première tentative sérieuse de formulation théorique des fins et des moyens réels de la politique ouvrière bourgeoise qu’ils pratiquaient en réalité. Aujourd’hui, les représentants de l’appareil du parti communiste russe et de toutes les sections nationales de l’Internationale communiste ont besoin, pour cacher le caractère réel de leur politique, d’utiliser la pieuse légende de la progression dans « la construction du socialisme en Union soviétique » et de la nature par là-même « révolutionnaire » de la politique et des tactiques adoptées en toutes circonstances par toutes les directions nationales des partis communistes. Pareillement, à l’époque, les habiles démagogues qui siégeaient à l’exécutif du parti socialdémocrate et à la tête de l’appareil syndical avaient besoin, pour cacher leurs tendances réelles, de maintenir la pieuse légende selon laquelle le mouvement qu’ils dirigeaient se voyait certes contraint, pour l’instant, de s’en tenir au simple replâtrage de l’Etat bourgeois et de l’ordre économique capitaliste par toutes sortes de réformes, mais « que dans son but ultime », il marchait vers la révolution sociale, vers le renversement de la bourgeoisie et l’abolition de l’ordre économique et social capitaliste. Mais, dans la pseudo lutte qu’ils menaient à l’époque contre le révisionnisme de Bernstein, les démagogues de l’exécutif du parti social-démocrate et leurs avocats « théoriciens » n’étaient pas les seuls à renforcer la tendance à la dégénérescence bourgeoise et réformiste du mouvement socialiste. Sur ce point, on vit travailler dans le même sens et pendant longtemps, inconsciemment et à leur corps défendant, des théoriciens révolutionnaires radicaux tels que Rosa Luxembourg en Allemagne et Lénine en Russie, qui, subjectivement, pensaient mener une lutte dure et sans compromis contre la tendance représentée par Bernstein. Quand, à l’époque actuelle et à la lumière des récentes expériences de ces trois dernières décades, nous nous penchons sur ces premiers conflits directionnels au sein du mouvement ouvrier allemand et européen, il nous semble quelque peu tragique de constater combien même Luxembourg et Lénine étaient profondément ancrés dans l’illusion que le « bernsteinisme » ne représentait qu’une déviation par rapport au caractère fondamentalement révolutionnaire du mouvement social-démocrate d’alors; tragique, également, de voir avec quelles formules objectivement fausses ils entendaient, eux aussi, diriger la lutte contre la dégénérescence bourgeoise de la politique du parti socialiste et des syndicats. Rosa Luxembourg terminait sa polémique contre Bernstein, publiée en 1900 sous le titre Sozialreform oder Revolution, par cette prophétie catastrophiquement fausse: « La théorie de Bernstein fut la première tentative, mais aussi la dernière, pour donner à l’opportunisme une base théorique » [Rosa Luxembourg, « Réforme ou révolution ? », Spartacus]. Elle estimait que l’opportunisme, illustré en théorie par le livre de Bernstein et en pratique par la prise de position de Schippel sur le problème du militarisme [Schippel (1859-1928) appartient au groupe révisionniste, partisan du vote du budget militaire, pensant que celui-ci permettrait d’élargir le marché de l’emploi.], « était allé si loin qu’il ne lui restait rien à ajouter » [Rosa Luxembourg, « Réforme ou révolution ? », Spartacus]. En fait, Bernstein avait déclaré avec insistance « qu’il approuvait la quasi totalité de la pratique actuelle de la social-démocratie » en même temps qu’il mettait irrémédiablement à nu toute l’insignifiance pratique de la phraséologie révolutionnaire alors en vigueur sur « le but final » en reconnaissant ouvertement: « Le but final, quel qu’il soit, n’est rien pour moi; le mouvement est tout. » Et pourtant, Rosa Luxembourg, en proie à une remarquable hallucination idéologique, ne dirigea pas sa contre-attaque critique contre la pratique de la social-démocratie, mais contre la théorie de Bernstein, qui n’était rien de plus que l’expression authentique de la nature réelle de cette pratique. Pour elle, le trait caractéristique qui différenciait le mouvement social-démocrate de la politique bourgeoise réformiste, ce n’était pas la pratique, mais expressément le « but final », qui restait pourtant la couverture idéologique de cette pratique, ou même une simple phraséologie. Elle affirmait avec passion que « le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement social-démocrate de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tâche de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime » [op. cit.]. Mais ce « but final » d’ordre général qui, selon les mots de Rosa Luxembourg, devait être tout et distinguait le mouvement social-démocrate de la politique réformiste bourgeoise, s’avéra, ainsi que le prouva l’histoire par la suite, n’être en réalité que le rien précédemment défini par Bernstein, ce sobre observateur de la réalité. Tous ceux dont les yeux n’ont pas encore été décillés par tous les événements de ces quinze dernières années, trouveront la confirmation décisive de cette évolution historique dans les discours prononcés lors des divers anniversaires « marxiens » de ces derniers temps par les principaux participants eux- mêmes. Ainsi ce mémorable banquet, organisé en l924 par les grandes figures du marxisme social-démocrate réunies à Londres pour célébrer le soixantième anniversaire de la première « Association Internationale des Travailleurs » en l’honneur du soixante dixième anniversaire de Kautsky. En cette occasion, la « controverse » historique entre le « marxisme orthodoxe » « révolutionnaire » de Kautsky et le réformisme « révisionniste » de Bernstein se termina dans l’harmonie sur les « paroles d’amitié » (rapportées par le Vorwaerts) prononcées par Bernstein, âge de soixante -quinze ans, en l’honneur des soixante-dix ans de Kautsky, et sur la symbolique cérémonie d’accolade qui suivit: « Quand Bernstein eut terminé et que les deux vieillards, dont les noms sont un objet de respect depuis trois générations, s’embrassèrent et s’étreignirent pendant plusieurs secondes, qui alors aurait pu résister à l’émotion, qui aurait pu vouloir y résister ? » Et en 1930, Kautsky, alors âgé de soixante-quinze ans, écrit exactement dans le même sens dans le « Kampf » social-démocrate de Vienne, en l’honneur du quatre vingtième anniversaire de Bernstein: « Depuis 1880, nous avons été, dans les affaires politiques du Parti, deux frères siamois; même des frères siamois peuvent se quereller entre eux. Et parfois nous l’avons fait copieusement. Mais même à ces moments – là, vous n’auriez pu parler de l’un sans parler de l’autre. » D’autres témoignages ultérieurs de Bernstein et de Kautsky font ressortir on ne peut plus clairement l’erreur tragique de ces radicaux de gauche allemands de l’avant-guerre qui, avec le slogan « but révolutionnaire final contre pratique quotidienne réformiste », entendaient mener la lutte contre l’embourgeoisement pratique, et donc aussi théorique, du mouvement ouvrier social -démocrate, mais qui, en réalité, ne contribuaient qu’à renforcer cette tendance historique représentée pas Bernstein et Kautsky dans leurs rôles respectifs. Toute proportion gardée, il en va de même pour un autre slogan employé à la même époque par le marxiste russe Lénine afin de tracer, tant dans son propre pays qu’à l’échelon international, la ligne de démarcation entre la politique ouvrière bourgeoise et celle des « révolutionnaires ». Rosa Luxembourg se considérait l’adversaire la plus acharnée du bernsteinisme et dans la première édition de « Réforme ou révolution » de 1900 réclamait encore expressément l’exclusion de Bernstein. De la même façon, Lénine se considérait comme l’ennemi mortel du « renégat » Bernstein, et de toutes les déviations hérétiques commises dans son livre par rapport à la doctrine pure et inaltérée du programme marxiste « révolutionnaire ». Mais, exactement comme Luxembourg et les social-démocrates allemands de gauche, le bolchevik social-démocrate Lénine utilisa, dans sa lutte contre le révisionnisme social-démocrate, une plate-forme totalement idéologique. En effet, pour lui, la garantie du caractère « révolutionnaire « du mouvement ouvrier ne se trouvait pas dans son contenu de classe économique et social réel, mais exclusivement dans la prise en mains de la lutte par une direction incarnée dans le Parti révolutionnaire, que guide la théorie marxiste correcte.

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