Au lieu de traiter du marxisme
en général, je me propose de passer tout de suite à certains des points
capitaux de la théorie et de la pratique marxistes. Seule cette manière
d’aborder le problème est conforme au principe de la pensée de Marx. Pour le
marxiste, des choses telles que le « marxisme » en général n’existent pas, pas
plus qu’il n’existe de « démocratie » en général, de « dictature » en général,
ou d’« Etat » en général. Ce qui existe, c’est un Etat bourgeois, une dictature
prolétarienne ou une dictature fasciste, etc. ; et pas à n’importe quel moment,
mais à des stades de développement historique déterminés, avec des
caractéristiques – d’ordre économique surtout – à l’avenant, mais conditionnées
aussi, en partie, par des facteurs géographiques, traditionnels et autres. A
des niveaux de développement différents, dans des cadres géographiques
différents, en fonction des notoires divergences de credo et de tendances
séparant les diverses écoles marxistes, il existe à l’échelon national comme à
l’échelon international des systèmes théoriques et des mouvements pratiques
très opposés qui, tous, se disent marxistes. Plutôt que de discuter le corps de
principes théoriques, modalités d’analyse, savoir historique et règles
méthodologiques, que Marx et les marxistes ont tiré, pendant plus de
quatre-vingts ans, de l’expérience des luttes prolétariennes, pour le fondre en
une théorie et un mouvement révolutionnaire unifié, je vais donc tâcher de
dégager les attitudes, propositions et tendances spécifiques qu’on pourrait
utilement adopter comme un guide de pensée et d’action, ici et maintenant, dans
les conditions qui, en cette année 1935, prédominent en Europe, aux Etats-Unis,
en Chine, au Japon, aux Indes et dans ce monde neuf, l’URSS.
Posée dans ces termes, la
question : « Pourquoi je suis un marxiste ? » s’adresse par excellence au
prolétariat ou, plutôt, à sa fraction la plus mûre et la plus énergique. Elle
peut en outre intéresser les catégories en déclin de la petite-bourgeoisie, le
groupe désormais ascendant des employés de gestion, les paysans et assimilés,
etc., qui n’appartiennent ni à la classe dirigeante capitaliste, ni à la classe
prolétarienne, tout en étant susceptibles de faire cause commune avec cette
dernière. On peut même la soulever à propos de certaines parties de la
bourgeoisie proprement dite, menacées dans leur existence par le « capitalisme
monopoliste » et le « fascisme », et elle concerne indubitablement les
idéologues bourgeois que les tensions cumulatives de la société capitaliste
poussent à se diriger, à titre individuel, vers le prolétariat (savants,
artistes, ingénieurs, etc.). Je vais énumérer maintenant, sous une forme
condensée, ce qui me semble être les points essentiels du marxisme : 1. Toutes
les propositions du marxisme, y compris les propositions apparemment générales,
ont un caractère spécifique. 2. Le marxisme est critique, et non positif. 3. Il
a pour objet non la société capitaliste existante, dans son état affirmatif,
mais la société capitaliste déclinante, comme l’indiquent à suffisance ses
tendances à la dislocation et à la décrépitude. 4. Il vise essentiellement non
la jouissance contemplative du monde actuel, mais sa transformation active
(praktische Umwälzung).
1.
Aucun de ces éléments du
marxisme n’a été repris ou mis en application comme il convenait par la
majorité des marxistes. Vingt fois, cent fois, les marxistes soi-disant
orthodoxes sont retombés dans le mode de pensée « abstrait » et « métaphysique
» auquel Marx – après Hegel – avait opposé la fin de non-recevoir la plus
catégorique, et qui s’est trouvé en vérité complètement réfuté par l’évolution
de toute la pensée moderne pendant les cent dernières années. On a souvent
cherché à « laver » le marxisme des accusations lancées contre lui par
Bernstein et autres, qui soutenaient en gros que le cours de l’histoire moderne
n’est nullement conforme au schéma de développement marxien. Récemment encore,
un marxiste anglais usait à cette fin du faux-fuyant minable qui consiste à
dire que, Marx ayant dévoilé « les lois générales du changement social sur la
base de l’étude tant de la société du XIXe siècle que de celle du développement
social depuis les origines de la société humaine », il est tout à fait possible
que ses conclusions soient « valides pour le XXe autant qu’elles l’étaient pour
la période où il y était parvenu » [A.L. Williams, What is Marxism ?, Londres,
1933, p. 27]. Tel plaidoyer porte d’évidence une aussi grave atteinte au
contenu véritable du marxisme que les attaques du premier révisionniste venu.
Il n’empêche que, depuis trente ans, l’« orthodoxie » marxiste traditionnelle
n’a pas opposé d’autre réponse aux réquisitoires des réformistes qui disaient
périmée telle ou telle partie du marxisme.
Pour d’autres raisons encore,
les citoyens de l’Etat soviétique marxiste d’aujourd’hui présentent une
tendance à oublier le caractère spécifique du marxisme et à mettre au contraire
l’accent sur la validité générale et universelle de ses propositions
fondamentales afin de canoniser les doctrines qui servent de bases à la
constitution du nouvel Etat. Ainsi L. Rudas, l’un des idéologues mineurs du
stalinisme actuel, s’efforce-t-il de contester, au nom du marxisme, le progrès
historique accompli par Marx il y a quatre-vingt-dix ans, le jour où il fit la
transposition (Umstülpung) de la dialectique idéaliste de Hegel dans sa
dialectique matérialiste. S’autorisant de propos que Lénine avait émis dans un
contexte tout différent, à rencontre du matérialisme mécaniste de Boukharine,
et dont le sens n’a pas grand-chose à voir avec ce que Rudas leur fait dire, ce
dernier fait de la contradiction historique entre les « forces productives » et
les « rapports de production » un principe « supra-historique » appelé à rester
valide dans l’avenir éloigné de la société sans classes pleinement développée.
Sous l’unité concrète du mouvement révolutionnaire pratique, et comme autant d’aspects
de cette unité, la théorie de Marx distingue trois oppositions fondamentales.
Il s’agit, sur le plan économique, de la contradiction entre « forces
productives » et « rapports de production » ; sur le plan historique, de la
lutte entre les classes sociales ; sur le plan de la pensée logique, de
l’opposition de la thèse et de l’antithèse. Sur ces trois aspects également
historiques du principe révolutionnaire que Marx décela dans la nature même de
la société capitaliste, Rudas, procédant à la transfiguration supra-historique
de la conception intégralement historienne de Marx, évacue le second, relègue
le conflit vivant des classes en lutte au rang de simple « expression » ou
conséquence d’une forme historique transitoire revêtue par la contradiction essentielle,
« située plus profondément », et ne retient comme seul fondement de la «
dialectique matérialiste », désormais érigée à la hauteur d’une loi éternelle
du développement cosmique, que l’opposition entre « forces productives » et «
rapports de production ». Il aboutit, ce faisant, à la conclusion absurde selon
laquelle, dans l’économie soviétique d’aujourd’hui, la contradiction
fondamentale de la société capitaliste subsiste sous une forme « inversée ». En
Russie, dit-il, les forces productives ne se révoltent plus contre des rapports
de production figés ; au contraire, c’est à l’arriération relative des forces
productives au regard des rapports de production déjà établis que l’Union
soviétique doit « de progresser à une rapidité sans précédent » [Cf. L. Rudas,
Dialectical Materialism and Communism, Londres, 1934, p. 28-29 : « Ni Marx, ni
Engels, ni Lénine n’ont jamais dit que le processus dialectique opère dans la
société par le moyen de l’antagonisme des classes. (…) Les antagonismes de
classes (…) constituent la force motrice de la société de classes parce
qu’elles sont l’expression, la conséquence de la contradiction décisive de la
société de classes, et pour cette raison-là seulement. (…) Une fois cette
contradiction éliminée, (…) la contradiction subsiste, mais en prenant une
autre forme. Ainsi, en Union soviétique, par exemple, (…) les rapports
socialistes île production exigent un niveau élevé des forces productives,
supérieur à celui dont le pays a hérité du capitalisme. C’est là une contradiction
totalement différente, et même inverse, de la contradiction existant au sein du
capitalisme, mais c’est une contradiction. (…) Autrefois, les forces
productives hautement développées engendraient des révolutions sociales ; à
l’avenir, les rapports de production supérieurs laisseront le champ libre au
développement continu des forces productives. »].
J’ai souligné en préface à une
édition du Capital que les propositions avancées dans cet ouvrage, et
particulièrement celles relatives à l’« accumulation primitive» dont il est
traité au dernier chapitre de l’ouvrage, ne concernent que les grandes lignes
de la genèse et du développement du capitalisme en Europe occidentale, et
qu’elles « n’ont de validité universelle que dans la mesure où toute connaissance
acquise au terme d’une investigation empirique de formes naturelles ou
historiques parvient à transcender le seul cas étudié ». Cette thèse a réuni
contre elle l’unanimité des porte-parole des deux fractions du marxisme
orthodoxe, l’allemande et la russe. Or, c’est un fait, ma thèse ne fait que
réitérer et mettre en relief un principe que Marx en personne avait articulé
expressément, cinquante ans auparavant, lorsqu’il réfutait les dires du
sociologue idéaliste russe Mikhaïlovsky, lequel avait mal compris la méthode du
Capital. En vérité, il s’agit là d’une conséquence nécessaire du principe
fondamental de la recherche empirique qui, à notre époque, n’est contesté que
par quelques métaphysiciens invétérés. Par comparaison avec la dialectique
pseudophilosophique qui fleurit dans les écrits des marxistes « modernes », et
dont on a vu un échantillon caractéristique chez Rudas, combien pondéré, clair
et précis se révèle le jugement de marxistes révolutionnaires de la vieille
école, une Rosa Luxemburg, un Franz Mehring, par exemple, lesquels savaient
bien que le principe de la dialectique matérialiste, tel que la théorie
économique de Marx l’incarne, désigne le rapport de tous les termes et
propositions économiques à des objets historiquement déterminés, et rien d’autre
!
Toutes les questions qui, dans
le domaine du matérialisme historique, ont donné lieu à de si vives
controverses – questions aussi insolubles et vides de sens, quand elles sont
exprimées sous une forme générale, que les fameuses disputes scolastiques sur
la priorité de la poule ou de l’œuf – cessent d’être obscures et vaines dès
lors qu’on les pose d’une manière concrète, historique et spécifique. On ne
saurait douter, par exemple, que Friedrich Engels ait modifié effectivement la
doctrine marxienne dans les célèbres lettres sur le matérialisme historique,
qu’il rédigea après la mort de son ami, où il accordait une importance
injustifiée au reproche de partialité que des critiques bourgeois ou
superficiellement marxistes adressaient à la thèse de Marx : « La structure
économique de la société constitue la base réelle sur laquelle s’élève une
superstructure juridique et politique, à laquelle correspondent des formes de
conscience sociale déterminées. » Engels y concédait imprudemment que des «
réactions » (Rückwirkungen) sont dans une large mesure susceptibles de se
produire entre la base et la superstructure, entre le développement idéologique
et le développement économique et politique. C’était introduire du même coup
une confusion parfaitement superflue dans les fondations du nouveau principe
révolutionnaire. Car, sans une détermination quantitative exacte de la «
grandeur » de l’action et de la réaction en question, à défaut d’une indication
exacte des conditions dans lesquelles l’une et l’autre ont lieu, la théorie
marxienne du développement historique de la société, dans l’interprétation
qu’en donnait ainsi Engels, devient inutile, même en qualité d’hypothèse de
travail. Dans ce cas, en effet, elle ne permet plus, si peu que ce soit, de
décider s’il faut chercher la cause d’un changement quelconque de vie sociale
dans l’action (Wirkung) de la base sur la superstructure ou dans la réaction
(Rückwirkung) de la superstructure sur la base. Et, à cet égard, il ne sert de
rien d’user des échappatoires verbales qui consistent à distinguer entre
facteurs « primaires » et facteurs « secondaires », ou à classer les causes en
causes « immédiates », « médiates » et « ultimes », celles, autrement dit, qui
se révèlent décisives « en dernier ressort ». Tout le problème disparaît en
revanche dès qu’on substitue à la question générale des effets de «l’économie
en tant que telle» lur « la politique en tant que telle», ou sur «l’art, la
culture et le droit en tant que tels », et vice versa, une description
détaillée des rapports déterminés qui existent entre des phénomènes économiques
déterminés inhérents à un niveau de développement historique donné et les
phénomènes déterminés qui simultanément ou subséquemment se font jour dans les
diverses sphères du développement politique, juridique ou intellectuel. Telle
est, selon Marx, la manière dont il convient de résoudre la question. Bien que
Marx l’ait laissée inachevée, on trouvera dans l’introduction générale à la
Critique de l’économie politique, publiée après sa mort, un énoncé clair, et
d’un intérêt capital, de tout le problème. La plupart des objections élevées
par la suite contre son principe matérialiste y sont anticipées et réfutées.
Cela concerne en particulier la très difficile question du « rapport inégal
entre le développement de la production matérielle et la création artistique »,
telle qu’elle ressort du fait notoire que « certaines époques de floraison
artistique ne sont nullement en rapport direct avec le développement général de
la société, ni avec la base matérielle de son organisation ». Marx met en
lumière le double rapport selon lequel ce développement inégal revêt une forme
historique déterminée : « la relation des diverses sortes d’art à l’intérieur
du domaine de l’art lui-même » autant que « la relation entre la sphère
artistique dans son ensemble et le développement social dans son ensemble ». «
La difficulté tient uniquement à la manière générale dont ces contradictions
sont formulées. Il suffit, pour les élucider, de les spécifier et concrétiser.
»
2.
Ma seconde thèse, qui dit que
le marxisme est essentiellement critique, et non positif, a été aussi vivement
contestée que ma thèse concernant le caractère spécifique, historique et
concret de toutes les propositions, lois et principes de la théorie marxienne,
sans excepter ceux qui ont une apparence universelle. La théorie de Marx ne
constitue ni une philosophie matérialiste positive, ni une science positive. Il
s’agit à tous égards d’une critique théorique non moins que d’une critique
pratique de la société existante. Naturellement, le mot « critique » doit être
entendu au sens très large et pointant précis où tous les hégéliens de gauche,
dont Marx et Engels, l’employaient pendant la période qui précéda les
révolutions de 1848. On ne saurait lui donner la connotation inhérente au terme
contemporain de « critique » : il s’agit de critique non pas dans un sens
purement idéaliste, mais de critique matérialiste. Celle-ci comprend, du point
de vue de l’objet, une investigation empirique « menée avec la précision des
sciences de la nature », et, du point de vue du sujet, une analyse de la
manière dont les vains désirs, intuitions et revendications des sujets
individuels évoluent vers la constitution d’une force de classe, historiquement
efficace et débouchant sur une « pratique (Praxis) révolutionnaire ».
Ni Marx ni Engels
n’abandonnèrent jamais vraiment cette tendance critique qui, jusqu’en 1848,
joua un rôle si prédominant dans leurs écrits. Il existe, entre l’œuvre
économique qu’ils rédigèrent ensuite et leurs textes philosophiques et
sociologiques antérieurs, un lien beaucoup plus étroit que les économistes
marxistes orthodoxes ne sont disposés à l’admettre. C’est ce qui ressort des
titres mêmes de leurs livres, avant 1848 comme après. Le premier ouvrage important
que les deux amis entreprirent d’écrire en commun, dès 1846, pour montrer à
quel point leurs conceptions politiques et philosophiques s’opposaient à celles
des idéalistes hégéliens de gauche, portait le titre de Critique de l’idéologie
allemande. Et, quand Marx fit paraître en 1859 la première partie du vaste
ouvrage économique qu’il avait conçu, il l’intitula Critique de l’économie
politique, comme pour en souligner le caractère critique. Tel fut du reste le
sous-titre qu’il donna à son œuvre principale : Le Capital. Critique de
l’économie politique. Par la suite, les marxistes « orthodoxes » devaient soit
oublier soit nier la primauté de cette tendance critique. Lui accordant au
mieux une valeur purement extrinsèque, ils considéraient qu’elle n’avait rien à
voir avec le caractère « scientifique » des propositions marxiennes, notamment
dans la sphère à leurs yeux fondamentale de la science du marxisme, à savoir :
l’économie politique. L’expression la plus grossière de cette révision, on la
trouvera dans le Capital financier, le célèbre ouvrage du marxiste autrichien
Rudolf Hilferding, lequel présente la théorie économique du marxisme comme une
phase, sans plus, d’une doctrine économique n’offrant aucune solution de
continuité, une théorie complètement coupée de ses fins socialistes, et, en
vérité, sans la moindre portée pour la pratique. Après avoir affirmé sans
ambages que la théorie économique du marxisme, de même que sa théorie
politique, est « exempte de jugements de valeur », Hilferding proclame qu’« on
a donc tort d’identifier le marxisme et le socialisme en tant que tels, comme
on le fait si souvent, intra et extra muros. En bonne logique, le marxisme,
pris comme un système scientifique et abstraction faite de ses incidences
pratiques, n’est en effet qu’une théorie des lois du mouvement social,
formulées en termes généraux par la conception matérialiste de l’histoire,
l’économie marxienne concernant en particulier la période de la société
productrice de marchandises. (…) Mais discerner la validité du marxisme et, par
suite, la nécessité du socialisme ne revient pas du tout à énoncer un jugement
de valeur, et ne donne pas plus d’indications quant à l’attitude à adopter. Car
admettre une nécessité est une chose ; contribuer à la faire triompher en est une
autre. On peut parfaitement être convaincu de la victoire finale du socialisme,
tout en se battant contre lui. »
II est vrai que cette
interprétation superficielle et pseudoscientifique, propre au marxisme
orthodoxe, a été combattue avec plus ou moins de bonheur par certains courants
marxistes contemporains. Alors qu’en Allemagne le principe critique,
c’est-à-dire révolutionnaire, était attaqué publiquement par des révisionnistes
à la Bernstein et défendu sans grande conviction par des orthodoxes comme Kautsky
et Hilferding, en France, l’éphémère mouvement « syndicaliste révolutionnaire
», tel que Sorel s’en institua le théoricien, s’efforça avec acharnement de
faire revivre précisément cet aspect de la pensée marxienne, qu’il jugeait l’un
des éléments fondamentaux d’une nouvelle théorie de la guerre de classe
prolétarienne. Et Lénine allait dans le même sens, mais avec une efficacité
tout autre, quand il faisait entrer le principe révolutionnaire du marxisme
dans la pratique de la révolution russe, en même temps qu’il obtenait un
résultat à peine moins important dans le domaine théorique en restaurant
certains des plus notables préceptes révolutionnaires de Marx.
Mais ni Sorel, le syndicaliste
révolutionnaire, ni Lénine, le communiste, ne mirent en œuvre, dans toute sa
force, la « critique » marxienne originelle. L’irrationalisme, auquel Sorel
recourut pour transformer en « mythes » certaines thèses capitales de Marx,
l’amenèrent, bien qu’il en eût, à « démantibuler » en quelque sorte ces thèses,
dans la mesure où il s’agissait de leur portée pratique pour la lutte de classe
révolutionnaire du prolétariat, et fraya sur le plan idéologique la voie au
fascisme de Mussolini. Lénine, quant à lui, devait diviser d’une manière
passablement fruste les propositions philosophiques, économiques, etc., en
propositions « utiles » et en propositions « nuisibles » au prolétariat (par
suite d’un souci par trop exclusif des effets que leur adoption ou leur rejet
entraînerait dans l’immédiat, et de l’intérêt par trop restreint qu’il portait
à leurs effets possibles dans l’avenir). Voilà qui eut pour conséquence cette
sclérose de la théorie marxiste, ce déclin et, en partie, cette distorsion du
marxisme révolutionnaire qui rend si difficile au marxisme soviétique
d’aujourd’hui de progresser au-delà du domaine qu’il s’est vu assigner de la
sorte. C’est un fait que le prolétariat ne peut se dispenser, dans sa lutte
active, de distinguer les propositions scientifiques vraies d’avec les fausses.
De même que le capitaliste, en tant qu’homme pratique, « bien qu’il ne
réfléchisse pas toujours à ce qu’il dit en dehors de ses affaires, sait en
revanche de quoi il retourne dans ses affaires » (Marx), et que le technicien
qui construit une machine doit connaître au moins quelques lois de la physique,
de même il faut que le prolétariat possède une connaissance suffisamment exacte
des questions d’économie, de politique et autres questions objectives pour
mener la lutte de classe révolutionnaire jusqu’à son terme victorieux. En ce
sens et dans ces limites, le principe critique du marxisme matérialiste,
révolutionnaire, inclut une connaissance rigoureuse, empiriquement vérifiable,
témoignant de « toute la précision des sciences de la nature », des lois
économiques du mouvement et du développement de la société capitaliste et de la
lutte de classe prolétarienne.
3.
La « théorie » marxiste ne
s’efforce pas d’acquérir une connaissance objective de la réalité par simple
intérêt pour la théorie en soi. Ce sont les nécessités pratiques de la lutte
qui la pousse à cela ; si elle les négligeait, elle risquerait fortement de ne
pas remplir son but, au prix de la défaite et de l’éclipsé du mouvement
prolétarien qu’elle représente. Et c’est justement parce qu’elle ne perd jamais
de vue sa fin pratique qu’elle ne se hasarde jamais à faire cadrer de force
toute l’expérience avec une conception moniste de l’univers, en vue de
construire un système unifié de connaissance. La théorie marxiste ne
s’intéresse pas à tout, pas plus qu’elle ne s’intéresse au même degré à tous
ses objets de recherche. Elle ne s’attache qu’à ce qui présente un rapport avec
ses objectifs et, dès lors, à tout et à tous ses aspects, cela d’autant plus
que cette chose particulière ou cet aspect particulier d’une chose se rattache
à ses fins pratiques.
Nonobstant le fait qu’il ne
met pas un instant en doute la priorité (Priorität) génétique de la nature
extérieure en ce qui concerne tous les événements historiques et humains, le
marxisme ne s’intéresse essentiellement qu’aux phénomènes et actions
réciproques de la vie historique et sociale. Autrement dit, il ne s’intéresse
essentiellement qu’aux événements survenant dans une période de temps
relativement brève, par rapport aux dimensions du développement cosmique, et
sur le cours desquels il est à même de peser activement. Faute de voir cela,
certains marxistes orthodoxes, communistes de parti, s’obstinent contre vents
et marées à attribuer aux vues passablement rudimentaires et arriérées, qu’ils
continuent à ce jour de nourrir en matière de sciences de la nature, une
supériorité égale à celle dont la théorie marxienne jouit incontestablement
dans le domaine sociologique. C’est en raison de ces empiétements superflus que
la théorie marxienne se trouve en butte au mépris notoire dans lequel les physiciens
et autres savants contemporains, qui dans l’ensemble ne sont pas mal disposés
envers le socialisme, tiennent son caractère « scientifique ». Toutefois, une
interprétation moins « philosophique », et plus conforme au progrès
scientifique, du concept marxien de « synthèse des sciences » commence
maintenant à se manifester parmi les représentants les plus intelligents et
capables de la théorie marxiste-léniniste de la science. Ce qu’ils disent à ce
sujet est à peu près aussi différent des propos des Rudas et consorts que les
déclarations du gouvernement soviétique russe le sont des déclarations des
sections non russes de l’Internationale communiste. Ainsi voit-on le professeur
V. Asmus souligner, dans un article de fond, qu’en dehors de « la communauté objective
et méthodologique » de l’histoire et des sciences de la nature, il y a aussi «
la particularité des sciences socio-historiques, laquelle interdit par
définition d’assimiler leurs méthodes et problèmes à ceux des sciences de la
nature » [V. Asmus, « Marxism and the Synthesis of Sciences », in Socialist
Construction in the USSR, éditions Voks, t. 5, 1933, p. 11].
Même à l’intérieur de la
sphère d’activité historico-sociale, la recherche marxiste ne s’intéresse en
général qu’au mode particulier de production sous-jacent à l’époque actuelle de
lu « formation socio-économique » (ökonomische Gesellschaftsformation)
c’est-à-dire le système de la production marchande capitaliste, en tant qu’il
sert de base à la « société bourgeoise » (bürgerliche Gesellschaft), considéré
sous l’angle de son développement historique [Au cours de ses dernières phases,
elle s’est aussi penchée sur divers phénomènes sociaux, propres à la société
primitive, afin de mettre en relief certaines analogies existant entre le
communisme primitif (Urkommunismus) et la société communiste sans classes de
l’avenir éloigné.]. Elle procède à cette investigation d’une façon plus
rigoureuse que toute autre théorie sociologique, du fait qu’elle s’attache par
excellence aux fondations économiques, sans s’attacher d’ailleurs au même degré
à tous les aspects économiques et sociologiques de la société bourgeoise. C’est
aux antinomies, tares, insuffisances et dérèglements structurels de celle-ci
qu’elle s’arrête électivement. En effet, le marxisme s’inté[1]resse
non pas au fonctionnement dit normal de la société capitaliste, mais à ce qu’il
juge être la situation réellement normale de ce système social particulier, à
savoir : la crise. La critique marxienne de l’économie bourgeoise et du système
social qui repose sur elle débouche sur l’analyse critique de la
Krisenhaftigkeit, de la propension toujours plus accusée du mode de production
capitaliste à revêtir les caractéristiques d’une crise effective même en phase
d’expansion ou de rémission, de fait à travers toutes les phases du cycle
périodique que connaît l’industrie moderne, et dont le point culminant est la
crise universelle. C’est faute de discerner cette orientation de base, si
clairement formulée dans tous les textes de Marx, que certains marxistes
anglais ont pu découvrir récemment, dans ces derniers, « une lacune de quelque
importance » : l’incapacité de voir la nécessité d’une rémission des crises,
après avoir démontré la nécessité de leur apparition [Cf. R. W. Postgate, Karl
Marx, Londres, 1933, p. 79, et les citations que cet auteur donne du Guide
through World Chaos, Londres, 1932, de G. D. H. Cole.].
En ce qui concerne les sphères
non économiques de la superstructure politique et de l’idéologie générale de la
société moderne elles-mêmes, la théorie marxiste s’attache essentiellement aux
fissures et failles observables, lieux d’éclatement forcé qui font voir au
prolétariat révolutionnaire les points faibles de la structure sociale, ceux où
il peut le plus efficacement employer son activité pratique : « De nos jours,
toute chose paraît grosse de son contraire. La machine possède le merveilleux
pouvoir d’abréger le travail et de le rendre plus productif : nous la voyons
qui affame et surmène les travailleurs. Par l’effet de quelque étrange maléfice
du destin, les nouvelles sources de richesse se transforment en sources de
détresse, Les victoires de la technique semblent être obtenues au prix de la
déchéance totale. A mesure que l’humanité se rend maître de la nature, l’homme
semble devenir esclave de ses semblables ou de sa propre infamie. On dirait
même que la pure lumière de la science a besoin, pour resplendir, des ténèbres
de l’ignorance et que toutes nos inventions et tous nos progrès n’ont qu’un
seul but : doter de vie et d’intelligence les forces matérielles et ravaler la
vie humaine à une force matérielle. Ce contraste de l’industrie et de la
science modernes d’une part, de la misère et de la dissolution modernes d’autre
part – cet antagonisme entre les forces productives et les rapports sociaux de
notre époque, c’est un fait d’une évidence écrasante que personne n’oserait
nier. Tels partis peuvent le déplorer ; d’autres peuvent souhaiter d’être
délivrés de la technique moderne, et donc des conflits modernes. Ou encore, ils
peuvent croire qu’un progrès aussi remarquable dans le domaine industriel a
besoin, pour être parfait, d’un recul non moins marqué dans l’ordre politique.
» [Extrait d’une allocution prononcée par Karl Marx, le 14 avril 1856, à
l’occasion du quatrième anniversaire de l’organe chartiste People’s Paper]
4.
Les traits spécifiques du
marxisme qui viennent d’être énumérés, unis au principe pratique qui leur est
inhérent à tous, et qui commande aux marxistes de subordonner tout le savoir
théorique à la finalité de l’action révolutionnaire, tels sont les caractères
fondamentaux de la dialectique matérialiste de Marx, laquelle se distingue de
la dialectique idéaliste de Hegel par ces caractères mêmes. La dialectique de
Hegel, le philosophe bourgeois de la restauration, élaborée par lui jusque dans
ses plus subtils détails comme un instrument pour justifier l’ordre établi tout
en laissant un minimum de place à un progrès « raisonnable », Marx, après une
minutieuse analyse critique, la transforma, dans une optique matérialiste, en
une théorie révolutionnaire non seulement par le contenu, mais aussi par la
méthode. Une fois que Marx l’eut transformée et mise en application, la
dialectique prouva que le « caractère raisonnable » de la réalité existante,
proclamé par Hegel sur des bases idéalistes, n’avait qu’une rationalité
provisoire, nécessairement appelée à prendre un « caractère déraisonnable »
dans le cours de son développement. Cet état social déraisonnable sera détruit
de fond en comble, quand l’heure en aura sonné, par la nouvelle classe
prolétarienne qui, en s’appropriant la théorie et en l’utilisant comme une arme
dans sa « pratique révolutionnaire », frappe à la racine la « déraison
capitaliste ».
Comme Marx le notait avec
justesse, la dialectique, sous sa forme hégélienne « mystifiée », était à la
mode chez les philosophes bourgeois, mais, après ce changement de caractère et
d’utilisation, elle devint « un scandale et une abomination pour la bourgeoisie
et ses professeurs doctrinaires », parce que, « dans la conception positive des
choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation
fatale, de leur destruction nécessaire ; parce que, saisissant le mouvement
même, dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne
saurait lui imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et
révolutionnaire ». De même que la plupart des marxistes ont négligé les aspects
critique, activiste et révolutionnaire particuliers au marxisme, de même
ont-ils négligé tout le caractère de la dialectique matérialiste de Marx. Même
les meilleurs d’entre eux n’ont pas été au-delà d’une restauration partielle de
son principe critique et révolutionnaire. Devant l’universalité et la
profondeur de la crise mondiale actuelle, comme devant l’accentuation toujours
plus poussée des luttes de classe prolétarienne qui surpassent en intensité et
en ampleur tous les conflits que les phases antérieures du développement
capitaliste ont connus, notre tâche est aujourd’hui de donner à la théorie
révolutionnaire de Marx une forme et une expression correspondantes, et, par ce
moyen, d’étendre et d’actualiser le combat révolutionnaire du prolétariat.
Londres, le 10 octobre 1934
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