mercredi 14 avril 2021

OTTO RÜHLE : FASCISME BRUN, FASCISME ROUGE - STALINISME ET FASCISME : CRITIQUE SOCIALISTE DU BOLCHEVISME Partie IV

 Politique de compromis

Les sociaux-démocrates allemands avaient pendant la guerre honteusement trahi la cause du mouvement ouvrier. lis étaient ensuite, contre leur gré, devenus les héritiers de la révolution allemande; mais ils n'en comprenaient pas le sens et en désapprouvaient les objectifs. Leur nature profondément bourgeoise qui, dans les heures décisives, s'était révélée à nu les a de nouveau conduits sur le chemin de l'opportunisme. C'était le chemin de la trêve, de la collaboration des classes, du front populaire avec les démocrates et les cléricaux. La ligne de partage entre prolétariat et bourgeois fut repoussée dans la classe bourgeoise elle-même entre petite et grande bourgeoisie. Le prolétariat n'avait plus de représentation propre. La lutte des classes n'était plus menée qu'à travers de pseudo-combats, elle était pratiquement liquidée. Pour s'opposer à cette trahison ouverte, les formations d'extrême gauche mirent en avant le mot d'ordre : Pas de compromis avec la contre-révolution 1 Retour à la ligne claire de la lutte des classes ! Il s'agissait donc d'un cas très concret, d'une prise de position, politique sur un problème déterminé, à un moment et dans une situation déterminés qui exigeait une décision en Allemagne. Et non pas d'un programme pour l'éternité; pour l'univers entier, pour l'histoire de toutes les révolutions futures. C'était simplement la position de l'avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière allemande en 1919 contre la politique de compromis social-démocrate. Il s'agissait en l'occurrence de pédagogie dialectique directe. Mais Lénine, incapable de la reconnaître comme telle, éleva ce problème, qu'il fallait résoudre dialectiquement, à un problème général et fit d'une revendication à traiter par la dialectique une revendication abstraite de principe. Restant fidèle à sa vieille méthode polémique, il opposa aux problèmes de la révolution prolétarienne en Allemagne l'expérience de la révolution bourgeoise en Russie. Ainsi il écrit : « Jusqu'à la chute du tsarisme, les sociaux-démocrates révolutionnaires russes recoururent maintes fois aux services des libéraux, c'est-à-dire qu'ils passèrent quantité de compromis pratiques avec ces derniers... tout en soutenant sans discontinuer la lutte idéologique et politique la plus implacable contre le libéralisme bourgeois et contre les moindres manifestations de son influence au sein du mouvement ouvrier. Les bolchéviks ont toujours suivi cette politique » [Voir Le Gauchisme, 10-18, p. 104]. Socialistes et libéraux marchaient plus ou moins la main dans la main dans le combat contre le tsarisme. Tous deux voulaient la chute du tsarisme, c'est une évidence tactique. Mais qu'est-ce que cela a à faire avec les revendications de l'extrême gauche en Allemagne ? Les démocrates et les cléricaux voulaient-ils peut-être la chute du capitalisme ? La social-démocratie ne la voulait pas même. Les forces d'extrême gauche, qui par contre la voulaient contre eux, devaient-elles admettre et appuyer le compromis des trois partis contrerévolutionnaires ? Et uniquement parce que les bolchéviks l'avaient pratiqué dans une situation et des conditions toutes différentes ? Cette prétention est vraiment trop stupide pour valoir encore un mot de réfutation. Les autres arguments de Lénine ne se tiennent pas mieux : « Après la première révolution socialiste du prolétariat, écrit-il, après le renversement de la bourgeoisie dans un pays, le prolétariat de ce pays reste encore longtemps plus faible que la bourgeoisie, d'abord simplement à cause des relations internationales étendues de cette dernière, puis à cause du renouvellement spontané et continu, de la régénération du capitalisme et de la bourgeoisie par les petits producteurs de marchandises dans le pays qui a renversé sa bourgeoisie. On ne peut triompher d'un adversaire plus puissant qu'au prix d'une extrême tension des forces et à la condition expresse d'utiliser de la façon la plus minutieuse, la plus attentive, la plus circonspecte, la plus intelligente, la moindre fissure entre les ennemis, les moindres oppositions d'intérêts entre les bourgeoisies des différents pays, entre les différents groupes ou catégories de la bourgeoisie à l'intérieur de chaque pays, aussi bien que la moindre possibilité de s'assurer un allié numériquement fort, fût-il un allié temporaire, chancelant, conditionnel, peu solide et peu sûr. Qui n’a pas compris cette vérité n’a compris goutte au marxisme, ni en général au socialisme scientifique contemporain. » [Voir Le Gauchisme, 10-18, p. 102 sq.] Lénine parle ici de la tactique de compromis après la victoire de la révolution. Il pense là à un parti qui voulait la révolution, luttait pour elle et sacrifiait tout pour obtenir la victoire. C’était peut-être le cas en Russie, mais il en allait tout autrement en Allemagne. Depuis le début, la social-démocratie a lutté contre la révolution en Allemagne. Elle s’y est opposée par tous les moyens, elle l’a freinée là où elle le pouvait, elle a lancé contre elle la soldatesque bourgeoise pour l’étouffer dans le sang. La social-démocratie était à chaque instant l’alliée, la complice et l’acolyte de la contre-révolution. Sa position à l’égard de la révolution culmina en une alliance avec les partis réactionnaires de la bourgeoisie pour régir de concert et à leur profit la contre-révolution. Celui qui comprend une goutte au marxisme saisira qu'admettre un tel compromis, c’est admettre la trahison social-démocrate, et que cautionner ce compromis équivaut à soutenir la contre-révolution. C’est l’effet qu’aurait eu en Allemagne à cette époque la formule de Lénine et c’est pourquoi l’extrême gauche la rejeta. Ils crièrent aux indépendants, aux communistes, aux masses révolutionnaires : Pas de compromis ! Il n’y a pas en Allemagne de parti politique auquel vous pourriez vous allier pour faire la révolution ! Leur position était la seule à correspondre aux exigences de la révolution dans cette situation. La polémique de Lénine se perd donc dans les nuages. Ses insultes et son vacarme n'ont aucun rapport avec la réalité. Il court sus à des ennemis politiques qui n'existent que dans ses hallucinations. Il se couvre de ridicule dans une lutte contre des moulins à vent. Aussi longtemps que des compromis sont utiles pour faire avancer la révolution, l’extrême gauche n’y met pas d’objections. Mais elle lutte contre les compromis passés avec les contrerévolutionnaires qui ont pour but d’empêcher la révolution, de la combattre ou de la priver de sa victoire. Telle était la situation en Allemagne en 1919. L’extrême gauche avait les deux pieds sur le terrain de la révolution et Lénine était de l’autre côté de la barricade. Si l’on relit aujourd’hui le chapitre du livre de Lénine sur les compromis, si l’on compare ses épanchements polémiques et les résultats ultérieurs de cette politique léniniste de compromis obtenus par Staline, on ne trouvera aucun des péchés capitaux de la stratégie bolchévique qui ne soit devenu pratique bolchévique sous Staline. C'est le traité de Versailles, pour la signature duquel l'extrême gauche devait s'engager selon Lénine et contre laquelle les vassaux de Staline protestèrent plus tard à haute voix aux côtés du clan d’Hitler. C'est le national-bolchévisme de Laufenberg et Wolffheim, dénoncé comme « une absurdité inouïe » par Lénine, tandis que plus tard Radek encensa avec la bénédiction de Staline l'espion nazi Schlageter comme un héros national et que le national-bolchévisme faisait des ravages dans la politique russe. C'est la Société des Nations, une compagnie rapace de bandits et d'exploiteurs selon Lénine, que le prolétariat devait fuir comme la peste, tandis que Staline demanda plus tard, conformément à la politique léniniste de compromis une place et une voix au sein de cette honnête compagnie et s'y sentit bien jusqu'à son exclusion. C’est le concept de peuple, d'après Lénine une concession condamnable à l'idéologie contre[1]révolutionnaire de la bourgeoisie, alors que par la suite Dimitrof fit sur l'ordre de Staline une politique de compromis en règle sous forme d'un mouvement de « front populaire ». C’est... – mais à quoi bon donner d'autres exemples et preuves de la funeste politique de compromis de Lénine qui a conduit à tant de confusions, d'errements et de contradictions inconcevables, à tant de conséquences réactionnaires et de défaites ? Elle entraîna invariablement le fiasco, le discrédit, la perte du prestige révolutionnaire, la désertion des masses et la catastrophe politique la plus totale. L’histoire allemande aussi bien que l’histoire russe ont donné totalement raison aux thèses de l’extrême gauche. Ici avec Staline, là avec Hitler. Et l’histoire a fait de l’exigence d’extrême gauche d’alors, conditionnée par une situation historique déterminée, une exigence valable aussi pour les révolutionnaires d’aujourd’hui. Chaque compromis entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires affaiblit, d’après toutes les expériences faites au cours de la révolution, non pas les contre-révolutionnaires, mais les révolutionnaires. Et tout affaiblissement de la révolution par un compromis conduit nécessairement à l'effondrement prématuré ou à la faillite finale du mouvement révolutionnaire. Toute politique de compromis dans la révolution prolétarienne conduit donc inévitablement à la défaite. Le compromis par lequel la social-démocratie allemande avait commencé, se termina en fascisme. La théorie du compromis de Lénine fut mise en pratique et conduite à son terme par le stalinisme. Ici et là, c’est la contre-révolution. Compromis et contre-révolution sont aujourd’hui des synonymes politiques parfaits. Lénine a tiré à boulets rouges sur l’extrême gauche. Aujourd’hui ces boulets frappent la social-démocratie allemande, le stalinisme et le parti bolchévik dans le monde entier. Et c’est Lénine lui-même qui est emporté par le dernier.

La politique extérieure bolchévique

Rien ne pourrait mieux illustrer cette constatation, désastreuse pour le bolchévisme, que la politique extérieure russe qui a suivi la révolution et dont le chemin est d'un bout à l'autre pavé de compromis. Comme cela se passe le plus souvent chez les bolchéviks, le point de départ théorique était juste, mais toute la pratique fut la négation de la théorie. Pendant la guerre, Lénine formula le programme bolchévik contre la guerre et pour la révolution autour des points principaux suivants : La guerre mondiale est une guerre impérialiste. Elle ne peut être terminée que par la révolution anti-impérialiste dans tous les pays. Il faut renverser le tsarisme en Russie par une révolution bourgeoise radicale des paysans et des ouvriers. Cette révolution peut à son tour faire éclater la révolution mondiale. Il est nécessaire pour cela que le prolétariat fasse en Europe une révolution sociale et les masses paysannes d'Asie une révolution bourgeoise nationale. Le prolétariat industriel mondial doit agir de concert avec les nations opprimées dans leur lutte pour la libération. Ce programme connut son premier échec en 1917 dans la lutte contre Kerenski sur la base des revendications suivantes : pas de paix séparée avec l'Allemagne, fin révolutionnaire de la guerre sur tous les fronts, pas d'annexions, autodétermination de tous les peuples jusqu'à la solution du problème russe. Arrivés au pouvoir, les bolchéviks firent de ce programme, par le décret du 8 novembre 1917, leur programme de paix pour parvenir avec tous les peuples en guerre et leurs gouvernements à une « paix juste et démocratique », au « centre de gravité de la révolution mondiale ». Mais ce premier acte de la politique extérieure bolchévique mena à un échec. Tout d'abord, il ne déboucha pas sur un mouvement révolutionnaire pacifiste sur tous les fronts. Ensuite, la Russie dut conclure avec l'Allemagne une paix séparée qui était plus dure que ne devait l'être le traité de Versailles pour l'Allemagne. Troisièmement, la perte des petits Etats qui se trouvaient à la frontière de la Russie conduisit à la destruction des mouvements révolutionnaires qui s'y trouvaient. Quatrièmement, une plateforme était ainsi créée pour le déploiement de l'invasion contre-révolutionnaire des puissances impérialistes et pour la guerre civile en Russie. Enfin, les espoirs de révolution mondiale ne se réalisèrent pas. Donc un fiasco de la politique étrangère sur toute la ligne. Un second devait bientôt suivre. Le gouvernement bolchévik a immédiatement annulé tous les traités conclus par le tsarisme et refusé de satisfaire aux obligations qui en découlaient. Il a en conséquence également refusé le remboursement des emprunts de guerre que le tsarisme et le gouvernement Kerenski avaient faits auprès des puissances occidentales. Mais comme il ne pouvait appuyer son refus sur une puissance sûre, il s'est déclaré prêt en octobre 1918 et en janvier 1919 à négocier sur la question des dettes, et en février 1919 sur des prestations sous forme de concessions aux puissances créancières. En mars 1919, eut lieu la fondation de la IIIe Internationale. Les puissances réactionnaires mondiales y virent une provocation qui les incita à prendre de nouvelles mesures d'hostilité. Les bolchéviks redoublèrent, en réponse, leur propagande révolutionnaire, tout en se réfugiant pratiquement dans l’opportunisme qu'ils avaient déjà préparé, par exemple en repoussant dans les vieux partis, syndicats et parlements, les masses révolutionnaires allemandes. Simultanément, la politique du Kominterm, conçue au départ comme une politique d’impulsion révolutionnaire, se mua en une ligne hésitante, qui ne cessait d’ajourner et finit par renoncer à tout. A partir de là, le caractère contre-révolutionnaire de la politique étrangère russe est évident : elle chemine au fil des compromis et des abandons. A l'intérieur, cette déviation s'accompagna du massacre de Cronstadt où l’avant-garde de la révolution était entrée en rébellion pour lutter contre l'élimination des conseils et contre la terreur des bolchéviks au pouvoir; puis ce fut le sanglant écrasement du mouvement makhnoviste qui voulait aider les paysans à accomplir les promesses qu'on leur avait faites [Voir Voline, La Révolution inconnue, rééd. P. Belfond et Archinoff. Le mouvement makhnoviste, Bélibaste.], enfin l'effondrement du communisme de guerre, qui avait été le projet sincère de mettre sur pied une économie socialiste. La politique étrangère enregistra par contre des succès à l'intérieur – le gouvernement soviétique, qui avait déjà cessé d'en être un, fut reconnue par l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Finlande. Lénine proclamait l'« alliance directe avec les petits Etats » et constatait avec satisfaction que « les bolchéviks avaient gagné la bourgeoisie branlante des pays avancés » – belle illusion dont il avait un urgent besoin. Car la politique révolutionnaire s'enlisait de plus en plus dam le système de l'entente, du compromis et de l'insertion complaisante dans le trafic diplomatique des puissances bourgeoises. La révolution était devenue une pâle tradition idéologique. Sa pratique progressait résolument vers une politique d'alliance pour parvenir à une paix avec « les ennemis mortels du prolétariat ». Le renoncement à une politique mondiale révolutionnaire directe ne se cachait même plus. Pendant que le 2e congrès de l'Internationale faisait des affaires de la Russie soviétique l'affaire de l'Internationale, le Komintern devenait l'organe officiel de la politique étrangère bolchévique. Le coup de frein à l'impulsion révolutionnaire par la direction de Moscou, cessait d'être l'affaire de la Russie pour devenir celle du monde entier. On en peut plus méconnaître à partir de ce moment que le Komintern conduit tous ses efforts pour empêcher à tout prix de laisser se développer et vaincre un mouvement révolutionnaire dans un autre pays. Dans les années suivantes, la Russie connut les succès diplomatiques habituels : pacte de neutralité et de non-agression avec la Perse, l’Afghanistan et la Turquie, protectorat sur la Mongolie, traités commerciaux avec l’Angleterre, l’Allemagne, la Norvège, l’Autriche, l’Italie et la Tchécoslovaquie, avec les reconnaissances diplomatiques correspondantes [Voir « Le développement de la politique étrangère de la Russie soviétique » dans La contre[1]révolution bureaucratique, 10-18]. La Russie, qui venait d’annexer la Géorgie par la force en prétextant de son devoir révolutionnaire de bolchéviser le pays, s'engageait solennellement en toutes circonstances « de s’abstenir de toute propagande contre le gouvernement, les institutions publiques de l’Etat ou le système social des pays cosignataires et de ne pas participer aux conflits politiques ou sociaux qui pourraient survenir dans ces Etats ». L’Angleterre exigea de plus, et obtint, la promesse particulière « de ne pas soutenir avec de l'argent ou de toute autre façon les personnes, groupes ou agences dont le but est de propager le mécontentement ou d'inciter à la révolte dans une quelconque partie de l'Empire britannique, de ses protectorats, des Etats ou des territoires placés sous son mandat, et d'inculquer à tous ses officiers et fonctionnaires l'observation complète et permanente de ces conditions ». L'activité révolutionnaire se trouvait ainsi abjurée au profit des relations diplomatiques, de l'honorabilité bourgeoise et du renom politique. A cette ligne droitière de la politique extérieure correspondait trait pour trait l'évolution politique de l'ensemble du prolétariat occidental dont la ligne opportuniste ne se distinguait plus de celle de la social-démocratie. Le chef du parti communiste allemand, Brandler, accusé à l'époque de haute trahison, déclarait devant le tribunal qu'il avait voulu réaliser la dictature du prolétariat en respectant la constitution de Weimar. L'abandon des principes révolutionnaires portait ses fruits : il procura enfin aux politiciens soviétiques l'accès souhaité aux cercles de la politique internationale avec leurs conférences économiques, leurs plans de reconstruction, leurs investissements de capitaux et leurs objectifs économiques à l'échelle mondiale. La Russie y était admise, l'odeur suspecte de son passé ne faisait plus scandale. Elle chercha tout de suite à gagner les entreprises capitalistes à sa reconstruction et se déclara prête à « ouvrir volontairement ses frontières au transit international, à mettre à disposition pour les cultiver des millions d'hectares de terre fertile, de donner en concession des forêts, des mines de charbon et de minerais, de veiller à la collaboration entre l'industrie et l'agriculture de l'Europe et celles de la Sibérie, de donner toute sorte de garanties et d'éventuels dommages et intérêts aux entrepreneurs étrangers ». Quand cette offre n'eut pas le succès escompté, le gouvernement soviétique surprit le monde entier en concluant à la conférence de Gênes un pacte séparé avec l'Allemagne, le traité de Rapallo, par lequel il entrait dans l'alliance dirigée contre le traité de Versailles et ouvrait les portes de la Russie aux capitaux allemands. Par là même, il devenait l'allié secret de la politique allemande d'armement contre la France, du mouvement revanchard allemand et de la campagne fasciste de « libération ». Des avions et des gaz asphyxiants n'étaient pas seulement secrètement produits en Russie pour l'armée allemande, mais une alliance militaire était très sérieusement envisagée entre la Reichswehr et l'Armée Rouge. La Russie devenue la partenaire et la complice de l'impérialisme allemand. Les partis communistes de France et d'Allemagne jetèrent alors le masque sur ordre de Moscou. L'Allemagne fut déclarée « pays national opprimé », le prolétariat devait se préparer à une « guerre de libération nationale », à collaborer furieusement avec les ligues nationalistes contre le traité de Versailles, une « défense nationale » fut organisée contre l'occupation de la Ruhr par la France, Radek fit l'éloge de l'espion nazi Schlageter qu'il transforma en « héros national », la social-démocratie et le parti communiste se retrouvèrent dans le « front unique » et dans les gouvernements de coalition, le national-bolchévisme se déchaînait. Si les conditions d'une fraternisation entre Staline et Hitler n'étaient pas encore réunies, cela ne tenait pas à un Staline qui, à cette époque, s'appelait encore Lénine. Lorsque les intentions putschistes et les voeux de libération de ce curieux nationalisme se virent voués à l'échec, la Russie se retira sur des positions pacifistes dont elle n'allait se laisser distraire ni par des actions militaires, ni par des événements révolutionnaires. Arriva donc l'ère des pactes de non-agression, la « phase démocratique et pacifiste », la politique de « paix véritable », la répression systématique de tous les mouvements révolutionnaires. Les mineurs anglais, auxquels le comité anglo-russe avait refusé le soutien d'une grève générale, se sont épuisés en neuf mois de grève, victimes du défaitisme et de la trahison. La révolution chinoise, tout comme la Commune de Paris, fut, après les effroyables défaites causées par le Komintern, écrasée dans le sang des massacres de TchangKai-Chek, qui s'entend aujourd'hui comme un frère avec Staline [Voir à ce propos H. Isaacs, La tragédie de la révolution chinoise 1925-1927, Paris, 1967, et Ch. Reeve, Le Tigre de papier, Cahiers Spartacus, Sie B NI 48]. La trahison était payante. La Russie réussit à se faire admettre dans les institutions où les jongleurs, les escamoteurs et les acrobates de la politique bourgeoise mettent tout leur art à tromper le peuple. Elle fut ainsi admise aux diverses conférences sur le désarmement à Genève, où elle joua un rôle très ambigu. Ses efforts pour entrer à tout prix dans le jeu diplomatique impérialiste sont apparus par la suite très clairement. Les succès suivirent. Le principal butin consistait en traités de commerce avec l’Angleterre et l’Italie, en participation aux conférences sur l’agriculture et les exportations et dans l’élargissement de l’« opération russe » en Allemagne. Le monde bourgeois commença à comprendre que pour les « révolutionnaires rouges » aussi, les opinions et les affaires sont choses très différentes, sans aucun rapport entre elles. En réalité, les opinions se vendaient avec les affaires. Cela a été particulièrement évident lorsque les grandes commandes passées à l’Allemagne ont redressé l’économie en faillite de ce pays et l’ont sauvé au dernier moment de l'effondrement. D’abord les affaires, ensuite – mais pas de sitôt – la révolution ! Pactes économiques, pactes de neutralité, de non-agression, d'entente, de communauté d'intérêt, pactes réciproques ou de collaboration – c'était désormais le seul contenu du programme de politique étrangère. Le fascisme se déchaînait contre le bolchevisme, les prisons étaient remplies de communistes « criminels » et accusés de « haute trahison », Hitler menaçait de « faire tomber des têtes », et pendant ce temps les représentants de la Russie étaient assis aux côtés des représentants de l'Allemagne plus ou moins fascistes aux tables de conférence, ils fréquentaient les mêmes banquets et échangeaient des télégrammes de fraternisation. Cette « diplomatie de paix » et cette politique de réconciliation avec le capitalisme furent couronnées par le grand pacte économique conclu avec l'Allemagne quelques jours après la prise du pouvoir par Hitler et l'entrée de la Russie dans la Société des Nations. Il marquait l'entrée définitive et officielle dans le saint des saints du monde capitaliste. Une main fraternelle était également tendue au fascisme. Afin qu’Hitler puisse réaliser sa politique de réarmement, la Russie lui fournit en quantités croissantes le minerai de manganèse dont la production d'acier pour la guerre avait besoin. Les insultes d’Hitler à Nuremberg contre le « gouvernement des bandits rouges » n'étaient qu'une manœuvre de diversion, pendant que les augures souriants se rencontraient derrière les coulisses. Pour parfaire l'harmonie entre Moscou et Berlin, il ne manquait plus qu'une alliance militaire offensive contre la révolution socialiste. Le jour devait venir où cela aussi deviendrait réalité historique. (...) [Les derniers chapitres du livre du Rühle, développés dans un autre manuscrit de la même époque, Weltkrieg-Weltfaschismus-Weltrevolution, n’ont pas été traduits ici. (Note de l’Editeur)]

Perspectives

La Première Guerre mondiale a porté un coup mortel au capitalisme privé dans son principe. Mais, ni les vainqueurs, ni les vaincus ne s'en sont rendu compte. C'est pourquoi la bourgeoisie a négligé de créer un collectivisme fédéral international sur la base du capitalisme de monopole et les socialistes sont passés à côté de la nationalisation ou socialisation de la propriété privée et des transformations correspondantes de la société et de l'économie. La crise mondiale a montré les erreurs produites par cette négligence et a placé le capitalisme en tant que système devant le choix : survivre ou disparaître. En raison du retard idéologique, organisationnel, stratégique et tactique de sa lutte de classe, le prolétariat a, une fois de plus, été incapable de résoudre la crise par une révolution. C'est alors que le fascisme est arrivé à la rescousse en proposant une solution de remplacement favorable à la bourgeoisie avec des moyens capitalistes modifiés. Il a remplacé par la production d'armements et l'industrie de guerre la production, devenue non-rentable, des objets de consommation, et a fait de l'Etat, avec son pouvoir d'achat infini et sa solvabilité sans limites, le seul consommateur à la place des masses consommatrices civiles et de leur pouvoir d'achat affaibli. Il s'en est suivi une activité économique subventionnée en grand par l'Etat et dont en retour l'Etat devint le seul client, fournisseur de matières premières et le seul investisseur, dirigeant de l'économie disposant des revenus du capital. Cette évolution conduisait automatiquement à un énorme ensemble économique, au dirigisme dans tous les domaines, à la standardisation et à la planification, à l'exploitation sans bornes des producteurs et des consommateurs, à l'ultra-impérialisme, et enfin à la guerre. Le facteur de cette transformation et de ces reclassements fut le fascisme, avec l'aide de son pouvoir sans limites sur l'Etat, et donc par les moyens de la normalisation, de la terreur, de la dictature, de la dynamique totalitaire, du militarisme et de l'idolâtrie idéologique de l’Etat. La bureaucratie règne, tout est commandement, ordres, injonctions, prescriptions, contrôles, surveillance et discipline. Le chômage disparaît, la crise semble être résolue. L'individualisme de l'ancienne société ne cesse de reculer devant l'appartenance forcée à la collectivité. La vie privée s'amenuise. L'homme devient ouvertement mouton et machine. La société tout entière est mécanisée, rationalisée, standardisée et normalisée. Même la pensée, la mentalité, la volonté, l'imagination, la sexualité, les goûts de l'art, de la nature et du sport, les divertissements et les désirs subissent la loi du nivellement, dirigé d'en haut et ressenti en bas comme une destinée inéluctable. Mais la crise n'est résolue qu’en apparence. Elle se nourrit des industries de guerre et d'armement, de la guerre elle-même. C’est la guerre qui fait éclater le système fasciste, qui dévoile ses mécanismes boiteux, fait des masses les porteurs et les détenteurs de la puissance et montre à la bourgeoisie l'expropriation dont elle a été depuis longtemps l’objet ; c’est elle qui réunit toutes les victimes du système pour en faire ses ennemis. La guerre marque la fin du fascisme et donc celle de l'époque capitaliste. C'est pourquoi à l'armement permanent répond le recul permanent devant la guerre. Si l'on réussit à l'éviter, si l'on parvient à une entente ou à la paix avec l'ennemi, l'industrie d'armement cessera. Mais cela signifie la fin de la reprise économique et la réapparition de la crise. La fausse solution de la crise, l'imposture du fascisme, qui se présente comme le sauveur du capitalisme, sa faillite enfin, deviennent évidentes. Le monopolisme est au bord de l'abîme, il est condamné. Mais les démocrates aussi et leur système sont restés impuissants dans leur lutte contre le fascisme. Car le capitalisme privé est également en faillite. Il ne leur reste plus qu’une issue, le capitalisme d’Etat, et celui-ci ne peut conserver le pouvoir qu’à l’aide des méthodes fascistes. Or l’histoire a déjà convaincu ces méthodes d’absurdité. Tandis que cette évolution prenait place en Allemagne et que toute l’Europe était sur le 4 point de basculer dans le chaos, le bolchévisme a fait en Russie, sans propriété ni capitalisme privé, une expérience extraordinaire : il a réussi à fonder une économie étatique, qui était censée être du socialisme mais a abouti au capitalisme d’Etat. La révolution bourgeoise avait coïncidé en Russie avec la révolution sociale, circonstance qui donna aux bolchéviks l’espoir trompeur de pouvoir créer le socialisme. Mais comme il n'y a pas, dans le système de parti bolchevik, ni dans la réalité russe, de place pour mettre en pratique le système des conseils, et que ce système des conseils est le seul instrument permettant de construire le socialisme, toutes les conquêtes de la révolution sociale qui ont été faites, l'ont été en pure perte. L'erreur tragique et Ami a été que les bolchéviks pensaient que leur révolution était une révolution sociale et essayaient d'en déduire des enseignements pour le monde entier. Cette erreur est devenue la source de milliers d'autres, de malentendus, d'échecs, de conflits et de catastrophes, et en fin de compte la source du stalinisme, de la trahison envers le socialisme, du pacte avec le fascisme, de l'impérialisme russe et du déclin définitif de la dictature bolchévique qui ne manquera pas de se produire après la Deuxième Guerre mondiale. Le bolchévisme, capitalisme d’Etat et dictature des bureaucrates, aura et doit avoir le même sort que le fascisme. Les puissances démocratiques finiront, elles aussi, de la même façon si elles tentent d’utiliser leur éventuelle victoire dans la Deuxième Guerre mondiale pour sauver et pérenniser l’ancien système libéral de l’économie et de la société. La décision interviendra au cours de la guerre soit en faveur d’un collectivisme fédératif tardif sur la base du capitalisme d’Etat, donc vers une fascisation de l’ensemble du monde capitaliste, soit au bénéfice d’une révolution sociale qui fraiera la voie au socialisme. Assurément, tant que le mouvement ouvrier s’en tiendra à ses anciennes formes d’organisation, à ses méthodes parlementaires, à ses pseudo-luttes de classes, à ses vieilleries tactiques et stratégiques, la victoire par la révolution lui sera refusée. Mais qu’il jette dans la balance le poids de son grand nombre, le rôle décisif qu’il tient dans le procès de production, qu’il s’émancipe d’une direction embourgeoisée, qu’il retrouve sa liberté d’initiative et prenne en main son propre sort au moyen du système des conseils, et il parviendra alors au socialisme, « où la liberté de chacun est la condition du libre épanouissement de tous ».

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