De l'examen des croyances et
des religions passées et présentes il est facile de dégager que le problème du
Libre Arbitre est un de ceux qui furent réellement situés dans leur vrai sens,
avec ses deux aspects subjectif et objectif, depuis la plus haute antiquité,
par tous ceux qui cherchèrent à s'expliquer le fonctionnement humain. L'homme
s'interrogeant constata le libre jeu de sa volonté, le commencement absolu de
ses décisions, sa liberté de choix. Mais, d'autre part, il vit qu'objectivement
tout était déterminé dans la nature par des causalités inéluctables imposant
aux humains des nécessités, des conditions de vie déterminant cette volonté. De
là cette antinomie irréductible entre l'affirmation de la liberté de l'âme et
les commandements quels qu'ils soient limitant et par conséquent détruisant,
cette liberté. De là ce dualisme insoluble entre la liberté de l'être sans
cesse affirmée, et toutes les nécessités extérieures, y compris Dieu, heurtant
et modifiant la volonté individuelle. Mais si tous les penseurs ont nettement
compris les deux aspects de la question et leurs caractères contradictoires on
peut dire que tous ont échoué dans leurs tentatives de conciliation de ces deux
aspects. Quelle est la cause de cette impuissance? Elle paraît résider
uniquement dans l'emploi de la méthode subjective, la seule usitée jusqu'ici
pour étudier la volonté et le choix. Or, la seule investigation possible de
nous-mêmes ne s'effectue qu'à l'aide de la conscience, et cette conscience ne
paraît être que la faculté de connaître nos pensées et nos vouloirs mais
nullement de les former. La conscience ne précède pas les volitions, pas plus
que la forme d'un triangle ne précède la formation du triangle ; elle
n'apparaît qu'avec chaque manifestation psychique et n'indique qu'un état de
fait. Elle n'est qu'un résultat du fonctionnement physiologique mais ne nous
renseigne en rien sur ce fonctionnement lui-même et nous n'avons aucune
connaissance subjective du jeu même de nos cellules. La conscience n'apparaît que
comme une lumière éclairant notre personnalité intérieure formée d'innombrables
souvenirs, de désirs, de besoins physiologiques, de tendances, d'aspirations
multiples, etc. Jamais l'analyse subjective ne nous révèlera l'origine des
vouloirs parce qu'en dernière analyse nous ne trouvons plus d'autres motifs
déterminants qu'une pure faculté de choix, déterminée par une soi-disant pure
raison soustraite à toutes influences extérieures connues directement par la
conscience. C'est à cette ignorance des causes physiologiques déterminant nos
vouloirs qu'est dû le concept du libre arbitre. De nombreux psychologues
modernes ont essayé de rajeunir le concept de la liberté et du libre arbitre,
entres autres William James, Pierre Janet, Fouillée, Bergson. Pour William
James la conscience n'est pas impuissante, elle est créatrice ; car, tandis que
l'acte réflexe et instinctif est inconscient, l'acte volontaire n'est accompli
qu'après une représentation consciente de cet acte et un jugement décidant de
sa convenance au but recherché. Pierre Janet, après de longues expériences sur
les diverses altérations de la personnalité, conclut à la liberté de l'homme
par le fait que, si les mouvements sont déterminés par des images sensorielles,
l'acte volontaire, et principalement l'acte génial, n'est ni donné, ni contenu
dans les sensations reçues ; que le jugement est quelque chose d'absolument
nouveau, une création, un phénomène mécanique (sensations) et que par rapport à
eux il est indéterminé et libre. Il n'y a rien de plus libre, dit-il, que ce
qui est imprévisible et incompréhensible pour nous. Fouillée, plutôt adversaire
du libre arbitre, ne conclut point pour la liberté, mais introduit dans le
déterminisme humain l'influence de l'idée de liberté ; car, dit-il, les idées
sont des forces et l'idée de liberté est une idée force nous orientant vers la
liberté idéale Enfin Bergson pense que les causalités extérieures se produisant
dans un milieu homogène peuvent se reproduire et se formuler par une loi,
tandis que les faits psychiques ne se présentant qu’une fois à la conscience et
ne reparaissant plus, échappent aux phénomènes de causalités. Toutes ces raisons
prennent leur source dans la métaphysique mais non dans l'observation des
faits. En effet, tout jugement quel qu'il soit ne peut établir un rapport de
convenance qu'après expérience ; et le rapport des choses entre elles, qui
n'est que l'ordre logique des faits, ou enchaînement de causalités est tout ce
qu'il y a de plus déterminé. S'il n'en était ainsi, rien ne serait intelligible
dans l'univers et les plus profonds penseurs devraient s'abstenir d'écrire et
de penser puisque cela n'aurait aucun sens pour autrui. L'observation nous
montre que l'objectif précède le subjectif ; que l'enfant ignore tout des
causalités extérieures ; qu'il apprend lentement le fonctionnement universel et
que son jugement est l'expression même de sa compréhension du déterminisme
objectif. En fait rien n'est plus éloigné du caprice, de l'incertain, de la
fantaisie, du bon plaisir, de l’imprévu qu'un raisonnement rigoureux, un
jugement bien établi ; telles les démonstrations géométriques.
L'imprévisibilité, pas plus que la variabilité ne détruisent le déterminisme
humain ; elles ne font que révéler notre ignorance. Aucun mathématicien de
génie ne peut prévoir à l'avance le parcours apparemment capricieux de la
foudre. D'autre part la variation individuelle démontre l'instabilité du moi et
le déterminisme inévitable des humains les acheminant inexorablement vers la
mort, malgré leur désir de vie. D'ailleurs l'évolution du moi, depuis l'enfance
jusqu'à l'extrême vieillesse, s'effectue suivant des normes rendant possibles
une vie sociale et une certaine prévision de l'activité humaine, base de toutes
sociétés, En réalité un être ne pourrait être libre qu'à la condition qu'aucune
cause passée, présente ou future ne le modifie en rien ; que son moi soit en
dehors de toutes influences, pressions, contraintes, menaces, promesses ou
déterminations de quelque nature que ce soit. Ce concept métaphysique est en
contradiction avec toutes les données de l'expérience. Que la prévision exacte
des pensées et gestes d'un humain soit impossible cela n'enlève rien au
déterminisme de ses actes c'est-à[1]dire
qu'il agit toujours en vertu d'un motif, lequel est inclus dans tous les
phénomènes biologiques, lesquels, à leur tour, sont déterminés par de multiples
lois mécaniques que le savoir humain essaie de découvrir tous les jours. La
méthode objective basée sur l'examen de la vie même et sur d'innombrables
expériences démontre la détermination rigoureuse des phénomènes vitaux. Parmi
les multiples études effectuées dans ce domaine la phylogénie, l'autogénie, la
biologie et la pathologie éclairent suffisamment les faits pour en comprendre
le développement. La phylogénie étudie l'évolution progressive des êtres depuis
les formes les plus imparfaites se confondant presque avec le règne minéral,
jusqu'aux derniers mammifères et constate les déterminations physico[1]chimiques
(tropisme) des premiers ; l'évolution progressive et prodigieuse des organismes
et des organes, surtout du système nerveux, parallèlement au développement de
l'intelligence et la complication des actes volontaires. L'autogénie suit
l'être depuis l'œuf fécondé jusqu'à son complet épanouissement. Là aussi il est
facile de constater que la physicochimie détermine les premières manifestations
vitales, presque identiques chez tous les animaux, surtout les vertébrés. Dans
l'espèce humaine le nouveau-né et le jeune enfant démontrent par leur vie
animale, réflexe et instinctive l'absence des vouloirs raisonnés et conscients.
Le moi se forme lentement sous l'influence des phénomènes extérieurs,
enrichissant la mémoire de faits perçus dans l'espace et dans le temps. La
biologie nous montre le phénomène vital étroitement lié à la physicochimie,
obéissant à des lois d'accroissement, d'assimilation, d'élimination,
d'équilibre, d'imitation, d'habitude, d'hérédité, d'éducation, etc. L'être
vivant paraît être un accumulateur et un transformateur chimique d'énergie
puisqu'il est entièrement formé de substance et d'énergie qu'il conquiert dans
le milieu. La vie ne peut se passer d'oxygène, de carbone, d'azote, etc., et la
physiologie agrandit chaque jour ses investigations sur le fonctionnement
physiologique des organes. Mais c'est surtout la pathologie mentale qui révèle
quelques-uns des secrets de notre moi. Les maladies de la mémoire, de la volonté,
de la personnalité observée par de nombreux psychiatres démontrent le rôle
secondaire de la conscience. Les malades suggestionnés pendant leur sommeil
somnambulique croient faire à leur réveil ce qu'ils veulent consciemment et
n'ont aucune connaissance de l'origine réelle et objective de leurs volitions,
ni de la multiplicité de leur moi. La volonté est impuissante devant la perte
progressive de la mémoire, les changements, les désagrégations de la
personnalité et cela démontre suffisamment l'erreur du libre arbitre, Même pour
un être sain, il est absolument impossible de penser et d'improviser un
discours de mille mots et de vouloir ensuite le répéter textuellement sans se
tromper. Une volonté qui ne peut vouloir cela n'est point omnipotente et ne
fait point ce qu'elle veut. La volonté n'apparaît donc point comme un principe
unique dirigeant l'individu mais plutôt comme une synthèse de toute son
activité cérébrale physiologique, et la conscience comme la connaissance de
certains seulement de ces processus mentaux. Les conséquences sociales de
l'absence du libre arbitre sont considérables et permettent tous les espoirs en
justifiant les efforts de tous ceux qui œuvrent pour l'amélioration des
humains. Comment en effet concevoir une transformation individuelle et sociale
si les processus de causalités sont inapplicables aux hommes? Si leurs gestes,
leurs actions sont indéterminés, imprévisibles? Non seulement le libre arbitre
détruit les possibilités de déterminations, de modification et d'amélioration
mais encore il détruit toute coordination, entente, convention, et partant
toutes sociétés, puisqu'il n'y a plus de nécessités, ni de causes déterminant
obligatoirement les hommes selon un ordre logique des faits s'enchaînant dans
l'espace et dans le temps. Le libre arbitre supprime également toute
responsabilité et l'utilité de toute critique, de tout effort éducatif, car
toute critique n'est formulée que pour influencer et modifier autrui ; ce qui a
un caractère nettement déterministe. Critiquer serait d'ailleurs une
contradiction, car on ne peut vouloir déterminer quelqu'un et affirmer qu'il
est indéterminé. L'étude de la vie permet d'ignorer ces contradictions
métaphysiques. Les hommes étant déterminés nous pouvons construire une
meilleure société en réalisant les conditions nécessaires à son avènement. La
vie ne se manifeste point dans l'incohérence, mais elle n'est possible qu'en
accord avec les phénomènes objectifs et elle dépend comme eux de l'ordre et de
la succession des choses dans l'univers. Savoir comment on est déterminé c'est
mettre en soi un grand nombre d'éléments de détermination, lesquels
s'équilibreront avec les lois naturelles et les nécessités objectives, en nous
permettant de vivre et de durer. Quant à la responsabilité elle ne peut
s'entendre que comme recherche et évaluation des causes déterminantes possédées
par l'homme, non pour le récompenser ou le punir, mais pour situer exactement
sa valeur sociale et préciser les modifications subjectives à effectuer pour
améliorer le présent et l'avenir. Etablir les responsabilités ce n'est donc pas
reprocher un acte à quelqu'un, c'est reconnaître simplement quelles ont été les
causes qui l'ont déterminé à agir, de manière à faire entrer l'expérience
passée dans le déterminisme à venir, ce qui doit le modifier dans le sens d'une
meilleure adaptation et de son intérêt vital. Quant aux erreurs et méfaits
occasionnés par l’individu, le milieu social en est entièrement responsable
puisqu'il a précédé et formé cet individu. On ne saurait donc lui reprocher
d'être ce qu'il est. Tout au plus doit-on chercher à le modifier dans un sens
fraternel et harmonieux. Remarquons enfin que suivre son bon plaisir ou suivre
aveuglément son déterminisme signifie exactement la même chose, puisque le bon
plaisir est lui-même déterminé par l'hérédité et l'éducation. C'est pourquoi la
réalisation de l'harmonie individuelle et sociale ne peut aucunement se baser
sur la fantaisie libre arbitriste, ou le déterminisme du dément, mais sur les
lois biologiques déterminant cette harmonie, lesquelles ne peuvent être
établies que par la raison basée sur l'expérience et l'observation. –
IXIGREC
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