jeudi 8 avril 2021

Frantz fanon les damnés de la terre Partie I

« Le colonisé, donc, découvre que sa vie, sa respiration, les battements de son cœur sont les mêmes que ceux du colon. Il découvre qu'une peau de colon ne vaut pas plus qu'une peau d'indigène. C'est dire que cette découverte introduit une secousse essentielle dans le monde. Toute l'assurance nouvelle et révolutionnaire du colonisé en découle. Si, en effet, ma vie a le même poids que celle du colon, son regard ne me foudroie plus, ne m'immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence. Pratiquement, je l’emmerde. Non seulement sa présence ne me gêne plus, mais déjà je suis en train de lui préparer de telles embuscades qu'il n'aura bientôt d'autre issue que la fuite. »

 

« Le colonisé est toujours sur le qui-vive car, déchiffrant difficilement les multiples signes du monde colonial, il ne sait jamais s'il a franchi ou non la limite. Face au monde arrangé par le colonialiste, le colonisé est toujours présumé coupable. La culpabilité du colonisé n'est pas une culpabilité assumée, c'est plutôt une sorte de malédiction, d'épée de Damoclès. Or, au plus profond de lui-même le colonisé ne reconnaît aucune instance. Il est dominé, mais non domestiqué. Il est infériorisé, mais non convaincu de son infériorité. Il attend patiemment que le colon relâche sa vigilance pour lui sauter dessus. Dans ses muscles, le colonisé est toujours en attente. On ne peut pas dire qu'il soit inquiet, qu'il soit terrorisé. En fait, il est toujours prêt à abandonner son rôle de gibier pour prendre celui de chasseur »

 

« Dans le monde colonial, l'affectivité du colonisé est maintenue à fleur de peau comme une plaie vive qui fuit l'agent caustique. Et le psychisme se rétracte, s'oblitère, se décharge dans des démonstrations musculaires qui ont fait dire à des hommes très savants que le colonisé est un hystérique. Cette affectivité en érection, épiée par des gardiens invisibles mais qui communiquent sans transition avec le noyau de la personnalité, va se complaire avec érotisme dans les dissolutions motrices de la crise. Sur un autre versant, nous verrons l'affectivité du colonisé s'épuiser en danses plus ou moins extatiques. C'est pourquoi une étude du monde colonial doit obligatoirement s'attacher à la compréhension du phénomène de la danse et de la possession. La relaxation du colonisé, c'est précisément cette orgie musculaire au cours de laquelle l'agressivité la plus aiguë, la violence [58] la plus immédiate se trouvent canalisées, transformées, escamotées. Le cercle de la danse est un cercle permissif. Il protège et autorise. À heures fixes, à dates fixes, hommes et femmes se retrouvent en un lieu donné et, sous l'œil grave de la tribu, se lancent dans une pantomime d'allure désordonnée mais en réalité très systématisée où, par des voies multiples, dénégations de la tête, courbure de la colonne, rejet en arrière de tout le corps, se dé[1]chiffre à livre ouvert l'effort grandiose d'une collectivité pour s'exorciser, s'affranchir, se dire. Tout est permis... dans le cercle. »

 

« Un pas de plus et nous tombons en pleine possession. Au vrai, ce sont des séances de possession-dépossession qui sont organisées : vampirisme, possession par les djinns, par les zombies, par Legba, le Dieu illustre du vaudou. Ces effritements de la personnalité, ces dédoublements, ces dissolutions remplissent une fonction économique primordiale dans la stabilité du monde colonisé. À l'aller, les hommes et les femmes étaient impatients, piétinants, « sur les nerfs ». Au re[1]tour, c'est le calme qui revient au village, la paix, l'immobilité. On assistera au cours de la lutte de libération à une désaffection singulière pour ces pratiques. Le dos au mur, le couteau sur la gorge ou, pour être plus précis, l'électrode sur les parties génitales, le colonisé va être sommé de ne plus se raconter d'histoires. »

 

« Quelles sont les forces qui, dans la période coloniale, proposent à la violence du colonisé de nouvelles voies, de nouveaux pôles d'investissement ? Ce sont d'abord les partis politiques et les élites intellectuelles ou commerciales. Or ce qui caractérise certaines formations politiques, c'est le fait qu'elles proclament des principes mais s'abs[1]tiennent de lancer des mots d'ordre. Toute l'activité de ces partis politiques nationalistes dans la [60] période coloniale est une activité de type électoraliste, c'est une suite de dissertations philosophico[1]politiques sur le thème du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, du droit des hommes à la dignité et au pain, l'affirmation ininterrompue du principe « un homme-une voix ». Les partis politiques nationalistes n'insistent jamais sur la nécessité de l'épreuve de force, parce que leur objectif n'est pas précisément le renversement radical du système. Pacifistes, légalistes, en fait partisans de l'ordre... nouveau, ces formations politiques posent crûment à la bourgeoisie colonialiste la question qui leur est essentielle : « Donnez-nous plus de pouvoir. » Sur le problème spécifique de la violence, les élites sont ambiguës. Elles sont violentes dans les paroles et réformistes dans les attitudes. Quand les cadres politiques nationalistes bourgeois disent une chose, ils signifient sans ambages qu'ils ne la pensent pas réellement. »

 

 

 

 

 

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