« Le colonisé, donc, découvre que sa vie, sa respiration, les battements de son cœur sont les mêmes que ceux du colon. Il découvre qu'une peau de colon ne vaut pas plus qu'une peau d'indigène. C'est dire que cette découverte introduit une secousse essentielle dans le monde. Toute l'assurance nouvelle et révolutionnaire du colonisé en découle. Si, en effet, ma vie a le même poids que celle du colon, son regard ne me foudroie plus, ne m'immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence. Pratiquement, je l’emmerde. Non seulement sa présence ne me gêne plus, mais déjà je suis en train de lui préparer de telles embuscades qu'il n'aura bientôt d'autre issue que la fuite. »
« Le colonisé est
toujours sur le qui-vive car, déchiffrant difficilement les multiples signes du
monde colonial, il ne sait jamais s'il a franchi ou non la limite. Face au
monde arrangé par le colonialiste, le colonisé est toujours présumé coupable.
La culpabilité du colonisé n'est pas une culpabilité assumée, c'est plutôt une
sorte de malédiction, d'épée de Damoclès. Or, au plus profond de lui-même le
colonisé ne reconnaît aucune instance. Il est dominé, mais non domestiqué. Il
est infériorisé, mais non convaincu de son infériorité. Il attend patiemment
que le colon relâche sa vigilance pour lui sauter dessus. Dans ses muscles, le
colonisé est toujours en attente. On ne peut pas dire qu'il soit inquiet, qu'il
soit terrorisé. En fait, il est toujours prêt à abandonner son rôle de gibier
pour prendre celui de chasseur »
« Dans le monde colonial,
l'affectivité du colonisé est maintenue à fleur de peau comme une plaie vive
qui fuit l'agent caustique. Et le psychisme se rétracte, s'oblitère, se
décharge dans des démonstrations musculaires qui ont fait dire à des hommes
très savants que le colonisé est un hystérique. Cette affectivité en érection,
épiée par des gardiens invisibles mais qui communiquent sans transition avec le
noyau de la personnalité, va se complaire avec érotisme dans les dissolutions
motrices de la crise. Sur un autre versant, nous verrons l'affectivité du
colonisé s'épuiser en danses plus ou moins extatiques. C'est pourquoi une étude
du monde colonial doit obligatoirement s'attacher à la compréhension du
phénomène de la danse et de la possession. La relaxation du colonisé, c'est
précisément cette orgie musculaire au cours de laquelle l'agressivité la plus
aiguë, la violence [58] la plus immédiate se trouvent canalisées, transformées,
escamotées. Le cercle de la danse est un cercle permissif. Il protège et
autorise. À heures fixes, à dates fixes, hommes et femmes se retrouvent en un
lieu donné et, sous l'œil grave de la tribu, se lancent dans une pantomime
d'allure désordonnée mais en réalité très systématisée où, par des voies
multiples, dénégations de la tête, courbure de la colonne, rejet en arrière de
tout le corps, se dé[1]chiffre
à livre ouvert l'effort grandiose d'une collectivité pour s'exorciser,
s'affranchir, se dire. Tout est permis... dans le cercle. »
« Un pas de plus et nous
tombons en pleine possession. Au vrai, ce sont des séances de
possession-dépossession qui sont organisées : vampirisme, possession par les
djinns, par les zombies, par Legba, le Dieu illustre du vaudou. Ces effritements
de la personnalité, ces dédoublements, ces dissolutions remplissent une
fonction économique primordiale dans la stabilité du monde colonisé. À l'aller,
les hommes et les femmes étaient impatients, piétinants, « sur les nerfs ». Au
re[1]tour,
c'est le calme qui revient au village, la paix, l'immobilité. On assistera au
cours de la lutte de libération à une désaffection singulière pour ces
pratiques. Le dos au mur, le couteau sur la gorge ou, pour être plus précis,
l'électrode sur les parties génitales, le colonisé va être sommé de ne plus se
raconter d'histoires. »
« Quelles sont les forces
qui, dans la période coloniale, proposent à la violence du colonisé de
nouvelles voies, de nouveaux pôles d'investissement ? Ce sont d'abord les
partis politiques et les élites intellectuelles ou commerciales. Or ce qui
caractérise certaines formations politiques, c'est le fait qu'elles proclament
des principes mais s'abs[1]tiennent
de lancer des mots d'ordre. Toute l'activité de ces partis politiques
nationalistes dans la [60] période coloniale est une activité de type
électoraliste, c'est une suite de dissertations philosophico[1]politiques
sur le thème du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, du droit des hommes à
la dignité et au pain, l'affirmation ininterrompue du principe « un homme-une
voix ». Les partis politiques nationalistes n'insistent jamais sur la nécessité
de l'épreuve de force, parce que leur objectif n'est pas précisément le
renversement radical du système. Pacifistes, légalistes, en fait partisans de
l'ordre... nouveau, ces formations politiques posent crûment à la bourgeoisie
colonialiste la question qui leur est essentielle : « Donnez-nous plus de
pouvoir. » Sur le problème spécifique de la violence, les élites sont ambiguës.
Elles sont violentes dans les paroles et réformistes dans les attitudes. Quand
les cadres politiques nationalistes bourgeois disent une chose, ils signifient
sans ambages qu'ils ne la pensent pas réellement. »
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