VII. La révolution bolchevique
43. Le bolchevisme a appelé la
révolution de février la révolution bourgeoise, et celle d’octobre, la
révolution prolétarienne, faisant ainsi passer son propre régime pour le règne
de la classe prolétarienne, et sa politique économique pour du socialisme. Cette
vision de la révolution de 1917 est une absurdité de par le simple fait qu’elle
suppose qu’un développement de sept mois aurait suffi à créer les bases
économiques et sociales d’une révolution prolétarienne, dans un pays qui venait
à peine d’entrer dans la phase de sa révolution bourgeoise – en d’autres
termes, sauter d’un bond par-dessus tout un processus de développement social
et économique qui nécessiterait au moins plusieurs décennies. En réalité, la
révolution de 1917 est un processus de transformation unitaire, qui a débuté
avec la chute du tsarisme et a atteint son apogée avec la victoire de
l’insurrection armée des bolcheviks, le 7 novembre. Et ce violent processus de
transformation ne peut être que celui de la révolution bourgeoise russe, dans
les conditions historiques et particulières de la Russie.
44. Au cours de ce processus,
le parti de l’intelligentsia jacobine révolutionnaire a pris le pouvoir en
s’appuyant sur les deux mouvements sociaux qui avaient déclenché l’insurrection
de masse, celui des prolétaires et celui des paysans. Pour remplacer le
gouvernement triangulaire ébranlé (tsarisme, noblesse et bourgeoisie), il a
créé le triangle bolchevisme, paysannerie, classe ouvrière. Et de même que
l’appareil étatique du tsarisme régnait de façon autonome sur les deux classes
possédantes, de même le nouvel appareil étatique bolchevique commença par se
rendre indépendant des deux classes qui l’avaient porté au pouvoir. La Russie
est sortie des conditions de l’absolutisme tsariste pour tomber dans celles de
l’absolutisme bolchevique.
45. Pendant la période
révolutionnaire, la politique bolchevique a atteint son point culminant avec la
mobilisation et le contrôle des forces sociales de la révolution. La tactique
révolutionnaire bolchevique a connu son apogée lors de la préparation et de la
mise à exécution de l’insurrection armée. Le soulèvement violent devint pour
les bolcheviks une action militaire concertée et minutieusement organisée,
avec, comme moteur et comme puissance dirigeante, le parti bolchevique et ses
troupes de combat. La conception, la préparation et l’exécution de
l’insurrection armée par les bolcheviks porte le sceau de la conspiration
jacobine (ce qui en Russie était, répétons-le, la seule politique possible) :
une insurrection dans le contexte particulier d’une révolution bourgeoise
contre la bourgeoisie.
46. Les slogans économiques de
la révolution bolchevique font apparaître son caractère de révolution
bourgeoise. Pour les masses paysannes, les bolcheviks symbolisaient l’expropriation
violente des grands domaines par l’action spontanée de la petite paysannerie
avide de terres. Les bolcheviks ont parfaitement exprimé, dans leur pratique et
dans leurs slogans (la Paix et la Terre), les intérêts des paysans en lutte
pour la sauvegarde de la petite propriété privée (intérêts capitalistes). Loin
de soutenir les intérêts du prolétariat socialiste contre la propriété
terrienne féodale et capitaliste, ils se sont ainsi fait, en ce qui concerne la
question agraire, les tenants effrontés des intérêts du petit capitaliste.
47. Pour ce qui est des
ouvriers, les revendications économiques de la révolution bolchevique n’avaient
pas davantage un contenu socialiste. En plusieurs occasions, Lénine devait
repousser sévèrement la critique menchevique selon laquelle le bolchevisme
proposait une politique utopique de socialisation de la production dans un pays
qui n’était pas encore mûr pour une telle situation. Les bolcheviks devaient
rétorquer qu’il n’était pas du tout question de socialiser la production, mais
bien d’en remettre le contrôle aux mains des ouvriers. Le slogan du contrôle de
la production fut utilisé pour tenter de conserver l’efficacité des méthodes
capitalistes dans l’organisation technique et économique de la production, mais
en leur ôtant leur caractère d’exploitation. L’aspect bourgeois de la
révolution bolchevique, ainsi que le fait que les bolcheviks se sont eux-mêmes
limités à une économie de type bourgeois (au lieu de consolider les résultats
de la victoire de 1917), est éclairé de manière exemplaire par ce slogan du
contrôle de la production.
48. La violence élémentaire de
l’attaque des travailleurs, d’une part, et le sabotage des patrons détrônés,
d’autre part, ont incité les bolcheviks à s’emparer des entreprises industrielles
et à en confier la direction à la bureaucratie gouvernementale. L’économie
étatique qui, pendant toute la période du communisme de guerre, était presque
étouffée par la surorganisation (Glavkisme), fut qualifiée par Lénine de
capitalisme d’Etat. Ce n’est qu’à l’ère stalinienne qu’on devait parler de
l’économie d’Etat comme d’une économie socialiste.
49. Cependant, la conception
de base de la socialisation de la production n’allait pas pour Lénine au-delà
d’une économie étatique dirigée par l’appareil bureaucratique. Pour lui,
l’économie de guerre allemande et les services postaux étaient des exemples
type de l’organisation socialiste : une organisation économique de caractère
ouvertement bureaucratique, dirigée par une centralisation venant d’en haut. Du
problème de la socialisation, il ne vit que les aspects techniques et non les
aspects prolétariens et sociaux. De même, Lénine se fonda, et avec lui le
bolchevisme en général, sur les concepts de socialisation proposés par le
centriste Hilferding qui, dans son Capital Financier (Editions de Minuit,
1970), a tracé un tableau idéalisé d’un capitalisme totalement organisé. Le
véritable problème, en ce qui concerne la socialisation de la production – la
prise en charge des entreprises et des organisations du système économique par
la classe ouvrière et par ses organisations de classe, les conseils ouvriers –,
a été complètement ignorée du bolchevisme. Et il devait être ignoré parce que
l’idée marxiste d’une association de producteurs libres et égaux est totalement
opposée à la conception jacobine de l’organisation, et parce que la Russie ne
possédait pas les conditions sociales et économiques nécessaires à
l’instauration du socialisme. Le concept de socialisation des bolcheviks n’est
par conséquent rien d’autre qu’une économie capitaliste prise en charge par
l’Etat et dirigée de l’extérieur et d’en haut par sa bureaucratie. Le
socialisme bolchevique est un capitalisme organisé par l’Etat.
VIII.
L’internationalisme bolchevique et la question nationale
50. Pendant la Première Guerre
mondiale, les bolcheviks ont représenté de manière continue la position
internationaliste avec le slogan : « transformer la guerre impérialiste en une
guerre civile » et ils se sont comportés en apparence comme des marxistes
conséquents. Mais cet internationalisme révolutionnaire faisait partie de leur
tactique de même que plus tard, leur retournement vers la NEP. L’appel au
prolétariat international n’était qu’un des aspects d’une vaste politique qui
cherchait à se concilier le soutien international en faveur de la révolution
russe. L’autre aspect était la politique et la propagande pour une «
auto-détermination nationale », où les horizons de classe étaient sacrifiés
plus radicalement encore que dans le concept de « révolution du peuple », et
qui faisait appel à certains éléments de toutes les classes.
51. Cet internationalisme à
double face correspondait à la situation internationale de la Russie et de la
révolution russe. Géographiquement et sociologiquement, la Russie se trouvait située
entre les deux pôles du système impérialiste mondial. La rencontre de la
tendance impérialiste active et de la tendance coloniale passive provoqua
l’effondrement de ce système. Les classes réactionnaires s’avérèrent
impuissantes à le rétablir, comme devait le prouver leur défaite décisive lors
du putsch de Kornilov et, plus tard, dans la guerre civile. Le véritable danger
qui menaçait la révolution russe était celui d’une intervention impérialiste.
Seule une invasion militaire lancée par le capital impérialiste pouvait abattre
le bolchevisme et restaurer le tsarisme – cet ancien régime, construit au sein
du système mondial d’exploitation impérialiste pour en être l’instrument. Pour
se défendre contre l’impérialisme mondial, le bolchevisme devait organiser une
contre-attaque des centres impérialistes dominants. C’est ce que fit la
politique internationale à double face du bolchevisme.
52. Au nom de la révolution
prolétarienne internationale, le bolchevisme a lancé le prolétariat
international à l’assaut de l’impérialisme mondial dans les pays capitalistes
les plus avancés. Au nom du droit à l’« auto-détermination nationale », il a
lancé les peuples paysans opprimés d’Extrême-Orient contre le centre colonial
de l’impérialisme mondial. Avec cette politique internationale en deux temps
qui ouvrait d’immenses perspectives, le bolchevisme a cherché à pousser
l’infiltration des éléments prolétaires et paysans dans la sphère du
capitalisme mondial.
53. Pour le bolchevisme, la «
question nationale » était une question pratique, et n‘était donc pas
uniquement un expédient de la révolution bourgeoise russe – une révolution qui
s’est servie des instincts nationaux des paysans et des minorités nationales
opprimées de l’Empire russe pour abattre le tsarisme. Cette position reflète
aussi l’internationalisme paysan d’une révolution bourgeoise qui s’est
accomplie à l’ère de l’impérialisme mondial et qui n’a pu survivre dans les
rets de l’impérialisme qu’à l’aide d’une contre-politique internationale
active.
54. Pour diriger en territoire
russe cette politique de soutien international pour la révolution bourgeoise,
le bolchevisme a cherché à créer deux organisations internationales : la IIIe
Internationale, qui devait mobiliser les travailleurs des pays capitalistes hautement
développés, et l’Internationale des paysans qui rassemblait sous sa bannière
les peuples paysans orientaux. Le but ultime de cette politique internationale
qui s’appuyait sur les classes ouvrières et paysannes était la révolution
mondiale, incluant la révolution prolétarienne internationale (européenne et
américaine) et la révolution paysanne nationale (essentiellement orientale)
dans le cadre d’une politique mondiale bolchevique sous les ordres de Moscou.
Ainsi, le concept de « révolution mondiale » avait, pour les bolcheviks, un
contenu de classe tout à fait différent et n’avait plus rien à voir avec la
révolution prolétarienne internationale.
55. La politique
internationale du bolchevisme n’était ainsi qu’une répétition, à l’échelle
mondiale, de la révolution russe (combinant la révolution prolétarienne et la
révolution bourgeoise-paysanne), et plaçait le parti bolchevique russe à la
tête d’un système bolchevique mondial où les intérêts communistes du
prolétariat se combinaient aux intérêts capitalistes de la paysannerie. Cette
politique a eu comme résultat positif de protéger l’Etat bolchevique de
l’invasion impérialiste, en entretenant l’inquiétude des Etats capitalistes.
Elle a ainsi permis à l’Etat bolchevique de prendre sa place dans le système impérialiste
mondial, en se servant des méthodes capitalistes de relations commerciales,
d’accords économiques et de pactes de non-agression. Elle a donné l’occasion à
la Russie de se consolider sur le plan national et d’étendre sa propre position
internationale. Mais elle a échoué dans sa tentative de porter à l’échelle
mondiale la politique active du bolchevisme. L’expérience de l’Internationale
des paysans a pris fin avec l’échec de la politique bolchevique en Chine. La
IIIe Internationale, depuis l’effondrement lamentable du parti communiste
allemand, ne représente plus un facteur important de la politique bolchevique
mondiale. L’effort gigantesque entrepris pour étendre la politique bolchevique
russe à la scène mondiale a été un échec historique qui a prouvé les
limitations nationales du bolchevisme russe. Quoi qu’il en soit, l’expérience
bolchevique dans la Machtpolitik (politique de puissance) internationale a
donné le temps au bolchevisme de se replier sur ses positions nationales
(russes) et de se convertir aux méthodes capitalistes impérialistes en matière
de politique internationale. En théorie, ce repli a été justifié par la formule
« socialisme dans un seul pays ». Par cette formule, le concept de « socialisme
» qui avait déjà été amputé de son contenu de classe prolétarien par la
pratique économique russe, perdait ses couleurs internationales et, sous le
couvert d’un capitalisme d’Etat, n’était plus guère éloigné du réformisme et du
fascisme petit-bourgeois.
56. En fait, il n’est pas
essentiel, maintenant que nous pouvons voir les résultats de quinze ans de
bolchevisme, tant sur le plan national qu’international, de savoir si Lénine
escomptait ou non, à l’époque de la fondation du Komintern – ou avant – un
résultat différent de cette internationale bolchevique. En pratique, le
bolchevisme, avec son concept du « droit à l’autodétermination nationale » a
développé les tendances à une Machtpolitik mondiale bolchevique. II est
également responsable, à travers le Komintern, de l’incapacité du prolétariat européen
à se hausser au niveau d’un communisme révolutionnaire et de son enlisement
dans la boue d’un réformisme, ressuscité par le bolchevisme et orné de phrases
révolutionnaires. En fin de compte, le concept de « Patrie russe » est devenu
la pierre d’achoppement de la politique des partis bolcheviques, alors que pour
le communisme prolétarien, la classe ouvrière internationale doit se trouver au
centre de toute orientation internationale. IX. Le bolchevisme d’Etat et le
Komintern
57. L’établissement de l’Etat
soviétique a été l’établissement de la domination du parti du machiavélisme
bolchevik. La base sociologique de ce pouvoir étatique, qui s’est rendu
indépendant des classes qui l’ont soutenu et qui a créé ce nouvel élément
social qu’est la bureaucratie bolchevique, se composait du prolétariat et de la
paysannerie russes. Le prolétariat, enchaîné par les syndicats (adhésion
obligatoire) et par le terrorisme de la Tchéka, représentait la base de
l’économie nationale bolchevique, sous le contrôle de la bureaucratie. La
paysannerie cachait et cache encore dans ses rangs les tendances au capitalisme
privé de cette économie. L’Etat soviétique, dans sa politique intérieure, était
ballotté entre ces deux tendances. Il a cherché à les maîtriser par de violentes
méthodes d’organisation, tel le plan quinquennal et la collectivisation forcée.
En pratique, toutefois, il a seulement accru les difficultés économiques,
exacerbant les contradictions économiques jusqu’à leur point d’explosion, et
portant à leur paroxysme les tensions entre ouvriers et paysans. L’expérience
d’une économie nationale planifiée bureaucratiquement est loin de pouvoir être
considérée comme un succès. Les grands cataclysmes internationaux qui menacent
la Russie ne pourront qu’accroître les contradictions de son système économique
jusqu’à ce qu’elles deviennent intolérables, hâtant ainsi probablement la chute
de cette expérience économique gigantesque.
58. L’économie russe est
essentiellement déterminée par les caractéristiques suivantes : elle s’appuie
sur les bases d’une production de marchandises; elle est centrée sur la
rentabilité; elle révèle un système ouvertement capitaliste avec salaires et
cadences accélérées ; enfin, elle a porté les raffinements de la
rationalisation capitaliste jusqu’à ses limites extrêmes. L’économie
bolchevique est une production étatique qui emploie des méthodes capitalistes.
59. Cette forme de production
étatique s’accompagne également de plus-value, donc d’une exploitation maximale
des travailleurs. Bien entendu, cette plus-value ne profite directement et
ouvertement à aucune classe particulière de la société russe, mais elle
enrichit l’appareil parasitaire de la bureaucratie dans son ensemble. Outre son
entretien coûteux, la plus-value ainsi produite contribue à augmenter la
production et à soutenir la classe paysanne; elle sert aussi à régler les
dettes de l’Etat envers l’étranger. Ainsi, la plus-value produite par les
ouvriers russes profite non seulement à l’élément économiquement parasitaire de
la bureaucratie au pouvoir, mais encore à la paysannerie russe, en tant que
secteur à part du capital international. L’économie russe est donc une économie
de profit et d’exploitation. Elle représente un capitalisme d’Etat dans les
conditions historiques particulières du régime bolchevique, soit, une
production de type capitaliste qui se différencie de celle des pays les plus
industrialisés et apparaît comme beaucoup plus avancée.
60. La politique étrangère de
l’Union Soviétique est étroitement déterminée par la nécessité de renforcer la
position du parti bolchevique et de l’appareil étatique qu’il dirige. Sur le
plan économique, le gouvernement russe a déployé tous ses efforts pour établir
et maintenir une base industrielle forte. L’isolement de l’économie soviétique
a nécessité une politique énergique pour mettre fin à I‘autarcie forcée tout en
maintenant le contrôle du monopole commercial avec l’étranger. Les traités
commerciaux, les concessions de même que les transactions pour obtenir de
vastes crédits ont rétabli les liens entre l’économie soviétique et la
production capitaliste mondiale et son marché, dans lequel la Russie est entrée
à la fois comme cliente sollicitée et comme concurrente acharnée. D’autre part,
cette politique économique, liée au capitalisme mondial, a forcé le
gouvernement soviétique à cultiver des relations amicales et pacifiques avec
les puissances capitalistes. Le principe d’une politique mondiale bolchevique,
là où il existait encore, était subordonné de manière opportuniste aux purs
traités commerciaux. Toute la politique étrangère du gouvernement russe a été
marquée du sceau de la diplomatie capitaliste, et par conséquent, dans la
sphère internationale, a définitivement séparé la théorie bolchevique de sa
pratique.
61. Le bolchevisme a introduit
au centre de la propagande étrangère du Komintem, la thèse de l’« encerclement
impérialiste de l’Union soviétique », bien que cette définition ne s’accorde
guère avec l’écheveau des conflits d’intérêts impérialistes et de leurs
combinaisons sans cesse renouvelées. Il a cherché à mobiliser le prolétariat
international pour servir sa politique étrangère et, à travers une politique
mi-parlementaire, mi-putschiste, émanant des partis communistes, à créer, de
l’intérieur, un malaise dans les pays capitalistes, renforçant ainsi la
position diplomatique et économique de l’Union soviétique.
62. Les oppositions entre
l’Union soviétique et les puissances impérialistes déclenchèrent la
contre-propagande du Komintern avec les slogans : « Menace de guerre contre
l’U.R.S.S. » et « Protégez l’Union soviétique ». Ces oppositions étant
présentées aux ouvriers comme seules déterminantes de la politique mondiale,
ceux-ci ne pouvaient comprendre les véritables dessous de la politique
internationale. Les membres des partis communistes étrangers devinrent, avant
tout, les défenseurs aveugles et opportunistes de l’Union soviétique, et furent
maintenus dans l’ignorance quant à la place de choix qu’occupait depuis
longtemps l’Union soviétique dans la politique mondiale.
63. Le perpétuel cri d’alarme
sur l’imminence d’une guerre des puissances impérialistes alliées contre
l’U.R.S.S. fut utilisé en politique intérieure pour justifier la militarisation
intensive du travail et l’accroissement des pressions sur le prolétariat russe.
Dans le même temps, cependant, l’Union soviétique avait, et a toujours, le plus
grand intérêt à éviter un conflit militaire avec les autres Etats. La survie du
gouvernement bolchevique dépend en grande partie de sa capacité à éviter toute
convulsion, tant militaire que révolutionnaire, en politique étrangère. Par
conséquent, le Komintern a, dans la pratique, et en contradiction criante avec
sa théorie et sa propagande intérieures, entrepris de saboter tout véritable
développement prolétarien révolutionnaire. Il a plus ou moins ouvertement
propagé, dans les partis communistes, la conception selon laquelle il fallait
tout d’abord consolider l’Union Soviétique dans ses fondements économiques et
militaires avant de pouvoir pousser plus avant la révolution prolétarienne en
Europe. D’autre part, si le gouvernement soviétique, pour sauvegarder son
prestige, s’est dépensé en gestes d’hostilité contre les puissances
impérialistes, il s’est toujours incliné, dans les faits, devant ces
puissances. La « vente » de la ligne de chemin de fer mandchourienne est un
exemple de capitulation sans résistance de l’U.R.S.S. devant ses adversaires
impérialistes. La reconnaissance plus que hâtive de l’U.R.S.S. par les
Etats-Unis qui eut lieu au même moment est, réciproquement, une preuve que les
puissances impérialistes, dans les limites de leur politique d’intérêts
antagonistes, ont su également reconnaître dans l’Union soviétique un facteur
important. Mais surtout, l’U.R.S.S. a illustré ses liens avec le capitalisme en
nouant d’étroites relations économiques avec l’Italie fasciste et l’Allemagne
nazie. L’Union soviétique apparaît comme le solide soutien économique, et donc
politique, de la plupart des dictatures fascistes les plus réactionnaires en
Europe.
64. Cette politique d’entente
absolue entre l’U.R.S.S. et les pays capitalistes et impérialistes n’a pas
uniquement des bases économiques. Elle n’est pas non plus seulement
l’expression d’une infériorité militaire. En fait, la « politique de paix » de
l’Union soviétique dépendrait plutôt de façon décisive de la situation du
bolchevisme à l’intérieur du pays. Son maintien en tant que puissance étatique
autonome dépend de son succès à conserver l’équilibre entre la classe ouvrière
dominée et la paysannerie. En dépit des progrès d’industrialisation du pays, la
paysannerie russe conserve encore une position de force. En premier lieu, la
paysannerie détient, dans une large mesure, et en dépit d’une politique
répressive venue d’en haut, les ressources alimentaires du pays. En second
lieu, la collectivisation a renforcé la puissance non seulement économique,
mais aussi politique de la paysannerie qui, comme auparavant, continue de
lutter pour les intérêts capitalistes privés. (Car la « collectivisation », en
Russie, signifie une union collective de paysans propriétaires qui restent
attachés aux méthodes capitalistes de comptabilité et de distribution.) En
troisième lieu, en cas de guerre, l’armement en masse de la paysannerie
pourrait déclencher un sursaut de violentes révoltes paysannes contre le
système bolchevique – de même qu’une révolution faite par le prolétariat
européen donnerait probablement le coup d’envoi d’une rébellion ouverte des
ouvriers russes. Dans de telles conditions, la politique d’entente entre le
gouvernement soviétique et les puissances impérialistes apparaît d’une
nécessité vitale pour l’absolutisme bolchevique.
65. Le Komintern lui-même a
été utilisé pour manipuler abusivement la classe ouvrière internationale, afin
de servir les buts opportunistes de glorification nationale et de la politique
de sécurité internationale de l’Union soviétique. Il s’est constitué, en dehors
de Russie, à partir de la combinaison des cadres révolutionnaires du
prolétariat européen. En usant de l’autorité de la révolution bolchevique, le
principe organisationnel et tactique du bolchevisme s’est imposé dans le
Komintern de façon extrêmement brutale et sans aucune considération pour les
scissions immédiates. Le Comité exécutif du Komintern (l’E.K.K.I.) – autre
instrument de la bureaucratie russe au pouvoir – s’est vu confier le
commandement absolu de tous les partis communistes, et la politique des partis
a complètement perdu de vue les véritables intérêts révolutionnaires de la
classe ouvrière internationale. Les slogans et les résolutions révolutionnaires
ont servi de couverture à la politique contre-révolutionnaire du Komintern et
de ses partis qui, avec leurs façons bolchevistes, sont devenus aussi experts
dans la trahison de la classe ouvrière et dans la démagogie effrénée, que
l’étaient les partis socialdémocrates. En même temps que le réformisme,
fusionnant avec le capitalisme, déclinait dans le sens historique, le Komintern
faisait naufrage en s’unissant à la politique capitaliste de l’Union
soviétique.
X.
Le bolchévisme et la classe ouvrière internationale
66. Le bolchevisme, dans ses
principes, dans sa tactique et dans son organisation, est un mouvement et une
méthode de la révolution bourgeoise dans un pays à prépondérance paysanne. Sous
l’autorité dictatoriale de l’intelligentsia jacobine, il a conduit le
prolétariat (orienté vers le socialisme) et la paysannerie (orientée vers le
capitalisme) à un soulèvement révolutionnaire contre l’Etat absolutiste, le
féodalisme et la bourgeoisie, dans le but d’abattre l’absolutisme
féodal-capitaliste. Habile à tourner toute chose à son avantage, il a réuni les
intérêts de classe antagonistes des prolétaires et des paysans, grâce à son
intelligence du caractère de classe des lois du développement social.
67. En conséquence, le
bolchevisme est non seulement incapable de diriger la politique révolutionnaire
du prolétariat international, mais il est aussi pour elle l’un des plus
infranchissables et l’un des plus dangereux obstacles. La lutte contre
l’idéologie bolchevique, contre la pratique bolchevique et, par là même, contre
tous les groupes qui cherchent à ancrer à nouveau cette idéologie et cette
pratique au sein du prolétariat, est l’une des premières tâches de la lutte
pour une réorientation révolutionnaire de la classe ouvrière. Une politique
prolétarienne ne peut se développer qu’à l’intérieur de la classe ouvrière,
avec les méthodes et les formes d’organisation qui lui sont propres.
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