samedi 10 avril 2021

HELMUT WAGNER : THÈSES SUR LE BOLCHÉVISME Partie II

 VII. La révolution bolchevique

43. Le bolchevisme a appelé la révolution de février la révolution bourgeoise, et celle d’octobre, la révolution prolétarienne, faisant ainsi passer son propre régime pour le règne de la classe prolétarienne, et sa politique économique pour du socialisme. Cette vision de la révolution de 1917 est une absurdité de par le simple fait qu’elle suppose qu’un développement de sept mois aurait suffi à créer les bases économiques et sociales d’une révolution prolétarienne, dans un pays qui venait à peine d’entrer dans la phase de sa révolution bourgeoise – en d’autres termes, sauter d’un bond par-dessus tout un processus de développement social et économique qui nécessiterait au moins plusieurs décennies. En réalité, la révolution de 1917 est un processus de transformation unitaire, qui a débuté avec la chute du tsarisme et a atteint son apogée avec la victoire de l’insurrection armée des bolcheviks, le 7 novembre. Et ce violent processus de transformation ne peut être que celui de la révolution bourgeoise russe, dans les conditions historiques et particulières de la Russie.

44. Au cours de ce processus, le parti de l’intelligentsia jacobine révolutionnaire a pris le pouvoir en s’appuyant sur les deux mouvements sociaux qui avaient déclenché l’insurrection de masse, celui des prolétaires et celui des paysans. Pour remplacer le gouvernement triangulaire ébranlé (tsarisme, noblesse et bourgeoisie), il a créé le triangle bolchevisme, paysannerie, classe ouvrière. Et de même que l’appareil étatique du tsarisme régnait de façon autonome sur les deux classes possédantes, de même le nouvel appareil étatique bolchevique commença par se rendre indépendant des deux classes qui l’avaient porté au pouvoir. La Russie est sortie des conditions de l’absolutisme tsariste pour tomber dans celles de l’absolutisme bolchevique.

45. Pendant la période révolutionnaire, la politique bolchevique a atteint son point culminant avec la mobilisation et le contrôle des forces sociales de la révolution. La tactique révolutionnaire bolchevique a connu son apogée lors de la préparation et de la mise à exécution de l’insurrection armée. Le soulèvement violent devint pour les bolcheviks une action militaire concertée et minutieusement organisée, avec, comme moteur et comme puissance dirigeante, le parti bolchevique et ses troupes de combat. La conception, la préparation et l’exécution de l’insurrection armée par les bolcheviks porte le sceau de la conspiration jacobine (ce qui en Russie était, répétons-le, la seule politique possible) : une insurrection dans le contexte particulier d’une révolution bourgeoise contre la bourgeoisie.

46. Les slogans économiques de la révolution bolchevique font apparaître son caractère de révolution bourgeoise. Pour les masses paysannes, les bolcheviks symbolisaient l’expropriation violente des grands domaines par l’action spontanée de la petite paysannerie avide de terres. Les bolcheviks ont parfaitement exprimé, dans leur pratique et dans leurs slogans (la Paix et la Terre), les intérêts des paysans en lutte pour la sauvegarde de la petite propriété privée (intérêts capitalistes). Loin de soutenir les intérêts du prolétariat socialiste contre la propriété terrienne féodale et capitaliste, ils se sont ainsi fait, en ce qui concerne la question agraire, les tenants effrontés des intérêts du petit capitaliste.

47. Pour ce qui est des ouvriers, les revendications économiques de la révolution bolchevique n’avaient pas davantage un contenu socialiste. En plusieurs occasions, Lénine devait repousser sévèrement la critique menchevique selon laquelle le bolchevisme proposait une politique utopique de socialisation de la production dans un pays qui n’était pas encore mûr pour une telle situation. Les bolcheviks devaient rétorquer qu’il n’était pas du tout question de socialiser la production, mais bien d’en remettre le contrôle aux mains des ouvriers. Le slogan du contrôle de la production fut utilisé pour tenter de conserver l’efficacité des méthodes capitalistes dans l’organisation technique et économique de la production, mais en leur ôtant leur caractère d’exploitation. L’aspect bourgeois de la révolution bolchevique, ainsi que le fait que les bolcheviks se sont eux-mêmes limités à une économie de type bourgeois (au lieu de consolider les résultats de la victoire de 1917), est éclairé de manière exemplaire par ce slogan du contrôle de la production.

48. La violence élémentaire de l’attaque des travailleurs, d’une part, et le sabotage des patrons détrônés, d’autre part, ont incité les bolcheviks à s’emparer des entreprises industrielles et à en confier la direction à la bureaucratie gouvernementale. L’économie étatique qui, pendant toute la période du communisme de guerre, était presque étouffée par la surorganisation (Glavkisme), fut qualifiée par Lénine de capitalisme d’Etat. Ce n’est qu’à l’ère stalinienne qu’on devait parler de l’économie d’Etat comme d’une économie socialiste.

49. Cependant, la conception de base de la socialisation de la production n’allait pas pour Lénine au-delà d’une économie étatique dirigée par l’appareil bureaucratique. Pour lui, l’économie de guerre allemande et les services postaux étaient des exemples type de l’organisation socialiste : une organisation économique de caractère ouvertement bureaucratique, dirigée par une centralisation venant d’en haut. Du problème de la socialisation, il ne vit que les aspects techniques et non les aspects prolétariens et sociaux. De même, Lénine se fonda, et avec lui le bolchevisme en général, sur les concepts de socialisation proposés par le centriste Hilferding qui, dans son Capital Financier (Editions de Minuit, 1970), a tracé un tableau idéalisé d’un capitalisme totalement organisé. Le véritable problème, en ce qui concerne la socialisation de la production – la prise en charge des entreprises et des organisations du système économique par la classe ouvrière et par ses organisations de classe, les conseils ouvriers –, a été complètement ignorée du bolchevisme. Et il devait être ignoré parce que l’idée marxiste d’une association de producteurs libres et égaux est totalement opposée à la conception jacobine de l’organisation, et parce que la Russie ne possédait pas les conditions sociales et économiques nécessaires à l’instauration du socialisme. Le concept de socialisation des bolcheviks n’est par conséquent rien d’autre qu’une économie capitaliste prise en charge par l’Etat et dirigée de l’extérieur et d’en haut par sa bureaucratie. Le socialisme bolchevique est un capitalisme organisé par l’Etat.

VIII. L’internationalisme bolchevique et la question nationale

50. Pendant la Première Guerre mondiale, les bolcheviks ont représenté de manière continue la position internationaliste avec le slogan : « transformer la guerre impérialiste en une guerre civile » et ils se sont comportés en apparence comme des marxistes conséquents. Mais cet internationalisme révolutionnaire faisait partie de leur tactique de même que plus tard, leur retournement vers la NEP. L’appel au prolétariat international n’était qu’un des aspects d’une vaste politique qui cherchait à se concilier le soutien international en faveur de la révolution russe. L’autre aspect était la politique et la propagande pour une « auto-détermination nationale », où les horizons de classe étaient sacrifiés plus radicalement encore que dans le concept de « révolution du peuple », et qui faisait appel à certains éléments de toutes les classes.

51. Cet internationalisme à double face correspondait à la situation internationale de la Russie et de la révolution russe. Géographiquement et sociologiquement, la Russie se trouvait située entre les deux pôles du système impérialiste mondial. La rencontre de la tendance impérialiste active et de la tendance coloniale passive provoqua l’effondrement de ce système. Les classes réactionnaires s’avérèrent impuissantes à le rétablir, comme devait le prouver leur défaite décisive lors du putsch de Kornilov et, plus tard, dans la guerre civile. Le véritable danger qui menaçait la révolution russe était celui d’une intervention impérialiste. Seule une invasion militaire lancée par le capital impérialiste pouvait abattre le bolchevisme et restaurer le tsarisme – cet ancien régime, construit au sein du système mondial d’exploitation impérialiste pour en être l’instrument. Pour se défendre contre l’impérialisme mondial, le bolchevisme devait organiser une contre-attaque des centres impérialistes dominants. C’est ce que fit la politique internationale à double face du bolchevisme.

52. Au nom de la révolution prolétarienne internationale, le bolchevisme a lancé le prolétariat international à l’assaut de l’impérialisme mondial dans les pays capitalistes les plus avancés. Au nom du droit à l’« auto-détermination nationale », il a lancé les peuples paysans opprimés d’Extrême-Orient contre le centre colonial de l’impérialisme mondial. Avec cette politique internationale en deux temps qui ouvrait d’immenses perspectives, le bolchevisme a cherché à pousser l’infiltration des éléments prolétaires et paysans dans la sphère du capitalisme mondial.

53. Pour le bolchevisme, la « question nationale » était une question pratique, et n‘était donc pas uniquement un expédient de la révolution bourgeoise russe – une révolution qui s’est servie des instincts nationaux des paysans et des minorités nationales opprimées de l’Empire russe pour abattre le tsarisme. Cette position reflète aussi l’internationalisme paysan d’une révolution bourgeoise qui s’est accomplie à l’ère de l’impérialisme mondial et qui n’a pu survivre dans les rets de l’impérialisme qu’à l’aide d’une contre-politique internationale active.

54. Pour diriger en territoire russe cette politique de soutien international pour la révolution bourgeoise, le bolchevisme a cherché à créer deux organisations internationales : la IIIe Internationale, qui devait mobiliser les travailleurs des pays capitalistes hautement développés, et l’Internationale des paysans qui rassemblait sous sa bannière les peuples paysans orientaux. Le but ultime de cette politique internationale qui s’appuyait sur les classes ouvrières et paysannes était la révolution mondiale, incluant la révolution prolétarienne internationale (européenne et américaine) et la révolution paysanne nationale (essentiellement orientale) dans le cadre d’une politique mondiale bolchevique sous les ordres de Moscou. Ainsi, le concept de « révolution mondiale » avait, pour les bolcheviks, un contenu de classe tout à fait différent et n’avait plus rien à voir avec la révolution prolétarienne internationale.

55. La politique internationale du bolchevisme n’était ainsi qu’une répétition, à l’échelle mondiale, de la révolution russe (combinant la révolution prolétarienne et la révolution bourgeoise-paysanne), et plaçait le parti bolchevique russe à la tête d’un système bolchevique mondial où les intérêts communistes du prolétariat se combinaient aux intérêts capitalistes de la paysannerie. Cette politique a eu comme résultat positif de protéger l’Etat bolchevique de l’invasion impérialiste, en entretenant l’inquiétude des Etats capitalistes. Elle a ainsi permis à l’Etat bolchevique de prendre sa place dans le système impérialiste mondial, en se servant des méthodes capitalistes de relations commerciales, d’accords économiques et de pactes de non-agression. Elle a donné l’occasion à la Russie de se consolider sur le plan national et d’étendre sa propre position internationale. Mais elle a échoué dans sa tentative de porter à l’échelle mondiale la politique active du bolchevisme. L’expérience de l’Internationale des paysans a pris fin avec l’échec de la politique bolchevique en Chine. La IIIe Internationale, depuis l’effondrement lamentable du parti communiste allemand, ne représente plus un facteur important de la politique bolchevique mondiale. L’effort gigantesque entrepris pour étendre la politique bolchevique russe à la scène mondiale a été un échec historique qui a prouvé les limitations nationales du bolchevisme russe. Quoi qu’il en soit, l’expérience bolchevique dans la Machtpolitik (politique de puissance) internationale a donné le temps au bolchevisme de se replier sur ses positions nationales (russes) et de se convertir aux méthodes capitalistes impérialistes en matière de politique internationale. En théorie, ce repli a été justifié par la formule « socialisme dans un seul pays ». Par cette formule, le concept de « socialisme » qui avait déjà été amputé de son contenu de classe prolétarien par la pratique économique russe, perdait ses couleurs internationales et, sous le couvert d’un capitalisme d’Etat, n’était plus guère éloigné du réformisme et du fascisme petit-bourgeois.

56. En fait, il n’est pas essentiel, maintenant que nous pouvons voir les résultats de quinze ans de bolchevisme, tant sur le plan national qu’international, de savoir si Lénine escomptait ou non, à l’époque de la fondation du Komintern – ou avant – un résultat différent de cette internationale bolchevique. En pratique, le bolchevisme, avec son concept du « droit à l’autodétermination nationale » a développé les tendances à une Machtpolitik mondiale bolchevique. II est également responsable, à travers le Komintern, de l’incapacité du prolétariat européen à se hausser au niveau d’un communisme révolutionnaire et de son enlisement dans la boue d’un réformisme, ressuscité par le bolchevisme et orné de phrases révolutionnaires. En fin de compte, le concept de « Patrie russe » est devenu la pierre d’achoppement de la politique des partis bolcheviques, alors que pour le communisme prolétarien, la classe ouvrière internationale doit se trouver au centre de toute orientation internationale. IX. Le bolchevisme d’Etat et le Komintern

57. L’établissement de l’Etat soviétique a été l’établissement de la domination du parti du machiavélisme bolchevik. La base sociologique de ce pouvoir étatique, qui s’est rendu indépendant des classes qui l’ont soutenu et qui a créé ce nouvel élément social qu’est la bureaucratie bolchevique, se composait du prolétariat et de la paysannerie russes. Le prolétariat, enchaîné par les syndicats (adhésion obligatoire) et par le terrorisme de la Tchéka, représentait la base de l’économie nationale bolchevique, sous le contrôle de la bureaucratie. La paysannerie cachait et cache encore dans ses rangs les tendances au capitalisme privé de cette économie. L’Etat soviétique, dans sa politique intérieure, était ballotté entre ces deux tendances. Il a cherché à les maîtriser par de violentes méthodes d’organisation, tel le plan quinquennal et la collectivisation forcée. En pratique, toutefois, il a seulement accru les difficultés économiques, exacerbant les contradictions économiques jusqu’à leur point d’explosion, et portant à leur paroxysme les tensions entre ouvriers et paysans. L’expérience d’une économie nationale planifiée bureaucratiquement est loin de pouvoir être considérée comme un succès. Les grands cataclysmes internationaux qui menacent la Russie ne pourront qu’accroître les contradictions de son système économique jusqu’à ce qu’elles deviennent intolérables, hâtant ainsi probablement la chute de cette expérience économique gigantesque.

58. L’économie russe est essentiellement déterminée par les caractéristiques suivantes : elle s’appuie sur les bases d’une production de marchandises; elle est centrée sur la rentabilité; elle révèle un système ouvertement capitaliste avec salaires et cadences accélérées ; enfin, elle a porté les raffinements de la rationalisation capitaliste jusqu’à ses limites extrêmes. L’économie bolchevique est une production étatique qui emploie des méthodes capitalistes.

59. Cette forme de production étatique s’accompagne également de plus-value, donc d’une exploitation maximale des travailleurs. Bien entendu, cette plus-value ne profite directement et ouvertement à aucune classe particulière de la société russe, mais elle enrichit l’appareil parasitaire de la bureaucratie dans son ensemble. Outre son entretien coûteux, la plus-value ainsi produite contribue à augmenter la production et à soutenir la classe paysanne; elle sert aussi à régler les dettes de l’Etat envers l’étranger. Ainsi, la plus-value produite par les ouvriers russes profite non seulement à l’élément économiquement parasitaire de la bureaucratie au pouvoir, mais encore à la paysannerie russe, en tant que secteur à part du capital international. L’économie russe est donc une économie de profit et d’exploitation. Elle représente un capitalisme d’Etat dans les conditions historiques particulières du régime bolchevique, soit, une production de type capitaliste qui se différencie de celle des pays les plus industrialisés et apparaît comme beaucoup plus avancée.

60. La politique étrangère de l’Union Soviétique est étroitement déterminée par la nécessité de renforcer la position du parti bolchevique et de l’appareil étatique qu’il dirige. Sur le plan économique, le gouvernement russe a déployé tous ses efforts pour établir et maintenir une base industrielle forte. L’isolement de l’économie soviétique a nécessité une politique énergique pour mettre fin à I‘autarcie forcée tout en maintenant le contrôle du monopole commercial avec l’étranger. Les traités commerciaux, les concessions de même que les transactions pour obtenir de vastes crédits ont rétabli les liens entre l’économie soviétique et la production capitaliste mondiale et son marché, dans lequel la Russie est entrée à la fois comme cliente sollicitée et comme concurrente acharnée. D’autre part, cette politique économique, liée au capitalisme mondial, a forcé le gouvernement soviétique à cultiver des relations amicales et pacifiques avec les puissances capitalistes. Le principe d’une politique mondiale bolchevique, là où il existait encore, était subordonné de manière opportuniste aux purs traités commerciaux. Toute la politique étrangère du gouvernement russe a été marquée du sceau de la diplomatie capitaliste, et par conséquent, dans la sphère internationale, a définitivement séparé la théorie bolchevique de sa pratique.

61. Le bolchevisme a introduit au centre de la propagande étrangère du Komintem, la thèse de l’« encerclement impérialiste de l’Union soviétique », bien que cette définition ne s’accorde guère avec l’écheveau des conflits d’intérêts impérialistes et de leurs combinaisons sans cesse renouvelées. Il a cherché à mobiliser le prolétariat international pour servir sa politique étrangère et, à travers une politique mi-parlementaire, mi-putschiste, émanant des partis communistes, à créer, de l’intérieur, un malaise dans les pays capitalistes, renforçant ainsi la position diplomatique et économique de l’Union soviétique.

62. Les oppositions entre l’Union soviétique et les puissances impérialistes déclenchèrent la contre-propagande du Komintern avec les slogans : « Menace de guerre contre l’U.R.S.S. » et « Protégez l’Union soviétique ». Ces oppositions étant présentées aux ouvriers comme seules déterminantes de la politique mondiale, ceux-ci ne pouvaient comprendre les véritables dessous de la politique internationale. Les membres des partis communistes étrangers devinrent, avant tout, les défenseurs aveugles et opportunistes de l’Union soviétique, et furent maintenus dans l’ignorance quant à la place de choix qu’occupait depuis longtemps l’Union soviétique dans la politique mondiale.

63. Le perpétuel cri d’alarme sur l’imminence d’une guerre des puissances impérialistes alliées contre l’U.R.S.S. fut utilisé en politique intérieure pour justifier la militarisation intensive du travail et l’accroissement des pressions sur le prolétariat russe. Dans le même temps, cependant, l’Union soviétique avait, et a toujours, le plus grand intérêt à éviter un conflit militaire avec les autres Etats. La survie du gouvernement bolchevique dépend en grande partie de sa capacité à éviter toute convulsion, tant militaire que révolutionnaire, en politique étrangère. Par conséquent, le Komintern a, dans la pratique, et en contradiction criante avec sa théorie et sa propagande intérieures, entrepris de saboter tout véritable développement prolétarien révolutionnaire. Il a plus ou moins ouvertement propagé, dans les partis communistes, la conception selon laquelle il fallait tout d’abord consolider l’Union Soviétique dans ses fondements économiques et militaires avant de pouvoir pousser plus avant la révolution prolétarienne en Europe. D’autre part, si le gouvernement soviétique, pour sauvegarder son prestige, s’est dépensé en gestes d’hostilité contre les puissances impérialistes, il s’est toujours incliné, dans les faits, devant ces puissances. La « vente » de la ligne de chemin de fer mandchourienne est un exemple de capitulation sans résistance de l’U.R.S.S. devant ses adversaires impérialistes. La reconnaissance plus que hâtive de l’U.R.S.S. par les Etats-Unis qui eut lieu au même moment est, réciproquement, une preuve que les puissances impérialistes, dans les limites de leur politique d’intérêts antagonistes, ont su également reconnaître dans l’Union soviétique un facteur important. Mais surtout, l’U.R.S.S. a illustré ses liens avec le capitalisme en nouant d’étroites relations économiques avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie. L’Union soviétique apparaît comme le solide soutien économique, et donc politique, de la plupart des dictatures fascistes les plus réactionnaires en Europe.

64. Cette politique d’entente absolue entre l’U.R.S.S. et les pays capitalistes et impérialistes n’a pas uniquement des bases économiques. Elle n’est pas non plus seulement l’expression d’une infériorité militaire. En fait, la « politique de paix » de l’Union soviétique dépendrait plutôt de façon décisive de la situation du bolchevisme à l’intérieur du pays. Son maintien en tant que puissance étatique autonome dépend de son succès à conserver l’équilibre entre la classe ouvrière dominée et la paysannerie. En dépit des progrès d’industrialisation du pays, la paysannerie russe conserve encore une position de force. En premier lieu, la paysannerie détient, dans une large mesure, et en dépit d’une politique répressive venue d’en haut, les ressources alimentaires du pays. En second lieu, la collectivisation a renforcé la puissance non seulement économique, mais aussi politique de la paysannerie qui, comme auparavant, continue de lutter pour les intérêts capitalistes privés. (Car la « collectivisation », en Russie, signifie une union collective de paysans propriétaires qui restent attachés aux méthodes capitalistes de comptabilité et de distribution.) En troisième lieu, en cas de guerre, l’armement en masse de la paysannerie pourrait déclencher un sursaut de violentes révoltes paysannes contre le système bolchevique – de même qu’une révolution faite par le prolétariat européen donnerait probablement le coup d’envoi d’une rébellion ouverte des ouvriers russes. Dans de telles conditions, la politique d’entente entre le gouvernement soviétique et les puissances impérialistes apparaît d’une nécessité vitale pour l’absolutisme bolchevique.

65. Le Komintern lui-même a été utilisé pour manipuler abusivement la classe ouvrière internationale, afin de servir les buts opportunistes de glorification nationale et de la politique de sécurité internationale de l’Union soviétique. Il s’est constitué, en dehors de Russie, à partir de la combinaison des cadres révolutionnaires du prolétariat européen. En usant de l’autorité de la révolution bolchevique, le principe organisationnel et tactique du bolchevisme s’est imposé dans le Komintern de façon extrêmement brutale et sans aucune considération pour les scissions immédiates. Le Comité exécutif du Komintern (l’E.K.K.I.) – autre instrument de la bureaucratie russe au pouvoir – s’est vu confier le commandement absolu de tous les partis communistes, et la politique des partis a complètement perdu de vue les véritables intérêts révolutionnaires de la classe ouvrière internationale. Les slogans et les résolutions révolutionnaires ont servi de couverture à la politique contre-révolutionnaire du Komintern et de ses partis qui, avec leurs façons bolchevistes, sont devenus aussi experts dans la trahison de la classe ouvrière et dans la démagogie effrénée, que l’étaient les partis socialdémocrates. En même temps que le réformisme, fusionnant avec le capitalisme, déclinait dans le sens historique, le Komintern faisait naufrage en s’unissant à la politique capitaliste de l’Union soviétique.

X. Le bolchévisme et la classe ouvrière internationale

66. Le bolchevisme, dans ses principes, dans sa tactique et dans son organisation, est un mouvement et une méthode de la révolution bourgeoise dans un pays à prépondérance paysanne. Sous l’autorité dictatoriale de l’intelligentsia jacobine, il a conduit le prolétariat (orienté vers le socialisme) et la paysannerie (orientée vers le capitalisme) à un soulèvement révolutionnaire contre l’Etat absolutiste, le féodalisme et la bourgeoisie, dans le but d’abattre l’absolutisme féodal-capitaliste. Habile à tourner toute chose à son avantage, il a réuni les intérêts de classe antagonistes des prolétaires et des paysans, grâce à son intelligence du caractère de classe des lois du développement social.

67. En conséquence, le bolchevisme est non seulement incapable de diriger la politique révolutionnaire du prolétariat international, mais il est aussi pour elle l’un des plus infranchissables et l’un des plus dangereux obstacles. La lutte contre l’idéologie bolchevique, contre la pratique bolchevique et, par là même, contre tous les groupes qui cherchent à ancrer à nouveau cette idéologie et cette pratique au sein du prolétariat, est l’une des premières tâches de la lutte pour une réorientation révolutionnaire de la classe ouvrière. Une politique prolétarienne ne peut se développer qu’à l’intérieur de la classe ouvrière, avec les méthodes et les formes d’organisation qui lui sont propres.

 

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