dimanche 30 janvier 2022

Socialisme ou Barbarie, "L ouvrier américain" par Paul Romano Partie 2

 CHAPITRE PREMIER

LES EFFETS DE LA PRODUCTION

il faut bien vivre

L'ouvrier est forcé de travailler. Il n'a d'autre alternative que de produire afin de se procurer le minimum le plus indispensable à l'existence. La plus grande part de ses heures de veille il les passe à l'usine. C'est là qu'en tant qu'ouvrier il doit penser agir. Quelles que soient les conditions de travail à l'usine, il lui faut travailler pour vivre. C'est là le facteur décisif qui détermine l'attitude de l'ouvrier dans le système moderne de production. Peut-être ne lui vient-il seulement jamais à l'esprit qu'il puisse devenir quelque chose d'autre qu'un ouvrier  mais cela n'empêche pas que les mille et une pressions de la vie prolétarienne à l'usine le marquent profondément.

L'ouvrier est forcé d'accomplir une tâche qui ne peut que le rebuter: la monotonie, le lever chaque matin, la eine quotidienne qui exige son tribut. Il travaille dans des conditions qui lui sont imposées. Mais ce n'est pas tout, en fait, il se contraint lui-même à accepter à accepter ces conditions. Le foyer, la famille, les nécessités économiques font de lui un esclave de cette routine du travail. Théoriquement, il est un salarié libre. Pratiquement, il ne peut à la fois disposer librement de sa force de travail et vivre. En d'autres termes, il pense qu'il a le droit de refuser les conditions qui lui sont faites, mais il se rend compte clairement qu'il doit les accepter. Ces deux pressions contradictoires engendrent au plus profond de lui-même un sentiment d'aliénation.


La vie d'usine est physiquement dure

Les ouvriers d'usine vivent et respirent dans la saleté et l'huile. Au fur et à mesure que la vitesse des machines est accélérée, le bruit s'accroit, la fatigue augmente, le travail exigé devient plus grand, même si le procès de travail s'en trouve simplifié. La plupart des machines agissant par coupure du métal ou par meulage ont besoin d'un abondant arrosage lubrifiant pour faciliter le façonnage des pièces. Mettre une paire de bleus propres le matin et se trouver à midi, littéralement trempé d'eau lubrifiée est chose courante.

La majorité des ouvriers de mon département ont les bras et les jambes couverts de boutons d'huile, d'éruptions et de plaques, les souliers sont trempés et cela provoque des cas constants d'"athlete's feet". les pores de la peau sont bouchés par des points noirs. C'est là une circonstance très aggravante. Nous aspirons souvent à prendre un tub bouillant et à y tremper pour nous décrasser et nous libérer de ces points noirs infectieux.

Dans la plupart des usines, les ouvriers gèlent en hiver, étouffent en été et manquent souvent d'eau chaude pour nettoyer la crasse d'une journée de travail. Combien de milliers d'ouvriers ne prennent-ils pas l'autobus avec la sueur et la crasse de la journée leur collant toujours à la peau. Même s'ils disposent des installations sanitaires indispensables l'envie de quitter l'usine et de rentrer chez eux au plus vite est si puissante que bien souvent ils ne prennent même pas la peine de quitter leurs bleus. Certains, par contre, se récurent systématiquement et prennent une douche avant de quitter l'usine. Ils s'efforcent de faire disparaitre les moindres traces d'une journée de travail avant de franchir la porte de l'usine. Vêtus de propre, ils rentrent chez eux un détendus auprès leur dur boulot.

X...est manœuvre. Il débarrasse les machines des copeaux qui les encombrent, alimente les bacs d'arrosage et aide à l'approvisionnement. Comme un certain nombre de manœuvre ont été congédiés, il doit fournir un travail plus intense. Il dois servir un plus grand nombre de machines. Le résultat c'est que, comme ses camarades, il se met à transpirer à profusion. L'inconvénient de cet état de chose est le suivant: non seulement il doit remplir les chariots avec les copeaux mais il doit les vider hors de l'usine. Les changements continuels de température auxquels ces manœuvres sont soumis alors qu'ils sont en sueur, provoquent chez eux des affections pulmonaires et des troubles rhumatismaux (arthritisme, etc...) ils ont cependant fini par découvrir que s'ils portaient d'épaisses chemises de flanelle, la transpiration était absorbée. Evidemment, ils sont continuellement mal à leur aise.

Tous les systèmes d'éclairage électrique que j'au pu expérimenter à l'usine sont loin d'approcher la lumière solaire dans leur tentative d'épargner les yeux. Le plus souvent, les usines utilisent un éclairage de teinte jaune. Pour en décrire les effets, le mieux est de rapporter ce que les ouvriers disent à ce sujet. Un ouvrier, qui faisait équipe, quitte l'usine et en sortant au soleil cligne des yeux et dit : "j'ai l'impression de sortir d'un puits de mine".

Parfois des ouvriers qui ne se connaissent même pas se saluent au passage. Un jour, un ouvrier que je ne connaissais pas s'approcha de moi et, pointant du doigt vers le sol, apprécia brièvement: "alors, de retour à la mine de sel."

C'est l'heure du repas; dans le hall du restaurant express, un ouvrier, ancien soldat, déclare :" Ces sacrées usines sont des prisons. On y est emmuré sans même avoir la possibilité de prendre un bol d'air frais."

L'usine est habituellement remplie de lourdes émanations provenant des départements utilisant des moteurs à combustion et de ceux employant des traitements à chaud. Elles remplissent le nez et la gorge. Quelqu'un a écrit sur le tableau d'affichage du vestiaire :" Pourquoi donc personne ne s'occupe-t-il de faire quelque chose pour nous débarrasser de cette fumée infernale?" La question resta posée sans aucune réponse pendant quelques jours, puis quelqu'un d'autre écrivit : " Le syndicat ne vaut rien. Nous sommes toujours aussi enfumés."

Dans les diverses usines où j'ai travaillé, je remarquais habituellement que les ouvriers chiquaient. Et bien, il y a une raison très précise à cela qui est la suivante:

1  C'est une manière de compenser l'interdiction de fumer au travail,

2 Il paraitrait que cela absorbe les émanations, les poussières et les limailles qui envahissent l'atmosphère.

J'ai repéré plusieurs jeunes ouvriers qui suivent maintenant cet exemple. Je demandais à l'un d'entre eux pour quelle raison il chiquait. Il me dit que c'était parce que chaque nuit en rentrant chez lui il avait la gorge et le nez littéralement tapissés de la poussière de l'atelier. Il me dit aussi que cela protégeait les poumons. De nombreux ouvriers qui chiquent ont maintenant les dents décolorées. D'autres prennent du tabac à priser.

J'ai aussi fait les observations suivantes concernant d'autres métiers:

Les ouvriers fondeurs ont la plante des pieds cuite. C'est un travail étouffant qui se fait une saleté repoussante et dans une atmosphère enfumée avec les pieds qui vous brûlent. De plus, il y a toujours le risque d'être brûlé par le métal fondu.

Les conducteurs de grues respirent les émanations, la poussière, les gaz, les bouffées de chaleur qui montent du moteur dans leur cabine. Dans une usine les conducteurs de grues se plaignaient amèrement d'être forcés d'uriner dans un seau parce qu'ils n'ont pas le droit de quitter leur cabine.

La soudure à l'arc est aussi un sale travail. On a le masque sur la tête de longues heures durant. C'est un travail étouffant. L'éclair de l'arc peut rendre aveugle. De tels accidents se sont souvent produits pendant la guerre.

La routine de l'usine est souvent cause de désagréments physiologiques et d'énervements d'un caractère très intime. Le matin, le réveil, l'ouvrier se trouve en présence du dilemme suivant: doit-il soulager ses intestins avant de quitter la maison ce qui le forcera à courir pour arriver au travail à temps? Ou doit-il rester mal à son aise, jusqu'à ce qu'il ait la possibilité de se satisfaire à l'usine? D'un autre côté, à l'usine, l'obligation où il se trouve de satisfaire à ses bons de commande risque de lui interdire de quitter son travail au moment où il aura envie d'aller aux water. Il arrive que, dans de telles situations, il arrête sa machine avec en colère en disant : " Au diable ce boulot. Quand il faut y aller, il faut y aller." La solution qu'il adoptera, en définitive, importe peu, l'essentiel c'est que ce qui ne devrait être qu'une question de pure routine personnelle devient matière à conflit, à énervement et à malaise.

Bien que la direction ne cesse de rappeler qu'il y a une infirmerie à la disposition des ouvriers et que la plus petite coupure ou contusion doit être signalée, il est rare que les ouvriers aillent à la visite et aux soins. Ils craignent en effet qu'un blâme étant porté à leur dossier, ils soient classés à l'avenir dans la catégorie des ouvriers imprévoyants, appréciation valable non seulement pour son usine mais pour toutes les usines où il voudra travailler.

Un matin, où les ouvriers gelaient de froid dans un atelier, ils constituent une délégation qui monte à la direction. Leur point de vue est le suivant : "Ou on nous chauffe ou nous rentrons chez nous".

Je me souviens aussi d'un morne et glacial lundi d'hiver: les ouvriers sont en train de mettre leurs bleus au vestiaire. Un ouvrier rentre et, avec un bref juron, il exprime les sentiments et l'opinion de tous : "Saloperie." Tous comprennent et chacun se dit : " Tu peux répéter la même chose pour moi, vieux frères.

Elle est encore plus dure moralement

Parfois, il arrive qu'un ouvrier qui a servi une machine de longues heures d'affilées durant des semaines et des mois, est victime d'une dépression nerveuse. Pour en arriver à ce point il faut evidemment qu'il ait fourni un travail soutenu durant une longue période. Dans une usine, où j'étais délégué, j'eus un jour à examiner une machine. Son conducteur était assis, il tenait sa tête entre ses mains. Il sautait aux yeux que quelque chose ne tournait pas rond. Je m'enquerrais et il me dit que s'il ne sortait pas immédiatement, il s'effondrerait. Je le dirigeais vivement sur les vestiaires et il sorti de l'usine. Quelques jours plus tard, il m'avouait qu'il n'avait jamais été aussi près de l'effondrement nerveux. Dans le même département, je connaissais un ouvrier qui avait été victime d'une dépression nerveuse à la suite d'un accident mécanique au cours duquel des éclats de sa machine, qui s'était brisée en pleine marche, lui étaient retombées dessus comme si ca pleuvait. Souvent, sous la double pression des ennuis familiaux et des ennuis professionnels, certains sujets deviennent terriblement nerveux. Au travail, à force de manipuler continuellement des copeaux, les ouvriers ont les ongles des mains cisaillés. C'est parfois douloureux et c'est toujours irritant et pénible. De nombreux accidents sont provoqués par un simple moment d'inattention. Le plus fréquent consiste à se couper en attrapant un copeau qui s'échappe de la machine. De nombreuses machines imposent à l'ouvrier l'exécution d'une série monotone de gestes identiques. Avec le pied, il appuie sur un levier pendant que ses mains sont occupées à fixer la pièce et à manier d'autres leviers. La répétition de mêmes mouvements durant des semaines et des semaines engendre parfois un état d'hébétude et une sorte de vertige. Le résultat c'est qu'un jour l'ouvrier mettra ses mains dans la machine au lieu d'y mettre la pièce. Après ce genre d'accident le conducteur se demande lui-même: " Pourquoi donc ai-je fait cela?"

L'acitivité militante de l'ouvrier américain a un caractère intermittent. Elle peut être acharnée, insidieuse ou ralentie. Il se peut que, durant des mois, il n'y ait pas d'expression ouvrière violente de mécontentement. Même durant des années. Cela ne contredit pas le fait qu'au fond de lui-même l'ouvrier est continuellement poussé à se révolter. De telles révoltes choisissent un beau jour le premier prétexte venu pour éclater.

C'est ainsi qu'un matin, un ouvrier vient vers moi et s'assied dans la travée où se trouve mon armoire de vestiaire. C'est un ancien combattant, il a été blessé outre-mer. Il déclare brusquement d'une voix forte: "Faisons la grève." Je le regarde étonne et lui demande : "Qu'est ce qu'il te prend? " Il répond :"Je peux plus le supporter." Je demande : " supporter quoi?"

-Ce sacré bang-bang-bang de la machine me rend timbré Je deviens fou. En avant, en arrière, en avant et en arrière."

La machine qu'il conduit est une emboutisseuse à froid.

Elle emboutit des rondelles d'acier de 12 mm. 7 d'épaisseur et de 38 mm de diamètre. Cela nécessite une pression énorme et comme l'emboutissage se fait à froid, la machine fait  un bruit de pilonnage régulier qu'accompagne le va-et-vient du bras d'alimentation. J'ai moi-même travaillé plusieurs semaines de suite à côté de machine de ce type. Après avoir quitté le travail on garde longtemps encore dans la tête le bruit de ce martèlement continu.

Demandant à un ouvrier son âge, il me répondit :" Trente ans". Comme je lui disais qu'on n'avait jamais que l'âge que l'on se sentait avoir, aussi bien de corps que d'esprit, il me répondit :"si c'est vrai, tel que tu me vois, je suis un vieil homme."

Un jeune ouvrier de ma connaissance racontait qu'il était toujours dans un état de tension continuelle parce que son patron passait son temps derrière son dos à lui crier après. Aussi, chaque fois qu'il voyait arriver le patron, il se cachait. Et pourtant, si une altercation ouverte éclatait avec le patron, il se mettait subitement en colère et menaçait de prendre son compte.

On rencontre aussi ce type d'ouvrier qui, chaque matin, en arrivant au vestiaire, déclare : "ce n'est pas à nous de chercher à comprendre, nous, on n'a qu'à travailler et à crever."

La réaction de l'ouvrier est la suivante : "La seule chose qui intéresse la direction c'est produire et produire encore." C'est là sa manière à lui de protester contre le mépris intégral de l'individu. C'est aussi ce qu'exprime des déclarations de genre : " Pour quoi donc nous prennent-ils pour des bouts de ferraille?"




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