"J’étais fort peu porté sur la politique, encore moins sur l’action militante. J’avais été initié aux discussions partisanes dans ces palabres de chambrée qui aidaient à oublier la faim. J’en avais surtout retenu que tous les boy-scoutismes se ressemblent et se valent : quelle que soit la cause sublime, ce qui compte c’est, premièrement, l’illusion d’avoir trouvé une fois pour toutes la clef magique, et ensuite se serrer les coudes avec les copains. Nous savons où est la lumière, allons-y tous ensemble, et youppie ! Ça donne ce qu’on appelle un sens à la vie. Ça aide à supporter. Oui, mais, comme la foi en Dieu, comme n’importe quelle foi : à condition de ne pas savoir que ce n’est que ça. Une pilule. Ces empoignades autour d’une table sans rien à bouffer dessus, j’y participais à titre de figurant muet. Con comme la lune, j’étais. Bon plouc de maçon rital. Je ne savais rien de rien. Je faisais mes classes. J’écoutais. Ma baraque était une baraque qui se voulait moins arriérée que les autres. Qui l’était. La fine fleur. Il y avait là des gars vachement dans le coup. « Politiquement éduqués », on dit. Ils vous expliquaient Hitler, Staline et tout ça, vous y mettaient en évidence les symptômes de la mort imminente du capitalisme dont le nazisme n’était qu’un sursaut d’agonie, et aussi celle du pseudo-communisme dévoyé terroriste flic et au fond carrément nazi n’ayons pas peur des mots du petit père Staline. Là, ça divergeait. Le gars qui avait mené cette analyse, un Auberges de Jeunesse, c’est-à-dire un communiste de la variété trotskiste ou bien un anar à tous crins, les deux écoles étaient représentées, se faisait sèchement moucher par le stalinien de service, il y en avait toujours un en état de marche malgré la précarité des temps, la minceur des parois des baraques et la tentation d’envoyer un pote à la Guestape pour un rab de soupe. Il y traînait aussi quelques S. F. I. O. nostalgiques du Front Popu, mais c’étaient des vieux birbes et on se foutait de leur gueule. Il y avait bien encore les curetons, mais ceux-là ne se pointaient pas chez nous. Nous ignorions donc superbement que tout ce qui n’était pas notre baraque, c’est-à-dire la quasi-totalité du camp, était pétainiste-on-a-bien-cherché-ce-qui-nous-tombesur-la-gueule-alors-prions-mes-frères-et remercions-le-Seigneur ou, et c’était l’immense majorité, ferme-ta-gueule-et-attend-que-ça-setasse. Dans la journée, tout en piochant ces tas de gravats qui avaient été l’une des plus grandes villes du monde afin d’en exhumer ce qui avait été des spécimens de la race la plus orgueilleuse du monde, je remuais tout ça dans ma tête, et ça me paraissait bien pauvre, bien puéril. Beaucoup de passion, un essentiel besoin de passion, au service de ce qui n’était rien de plus que le vieil absurde bestial instinct tribal : défendre le clan. Son clan, son camp, on se l’était choisi, vite vite, une fois pour toutes, et on n’en changerait jamais. On croyait se l’être choisi. En fait, le hasard l’avait choisi pour vous. Hasard de la naissance, des chromosomes hérités, de la famille, des premiers maîtres, des premières lectures, des premiers amis, des premières amours, des coups de pied dans la gueule reçus de la vie… Hasards. Et en avant les logiques branlantes échafaudées sur des prémisses invérifiables, les convictions purement sentimentales assenées et martelées obstinément, la résignation à l’incapacité de con- vaincre, le refus farouche d’envisager de pouvoir être convaincu, l’imperméabilité au raisonnement objectif, la solide ignorance des contingences historiques, biologiques, psychologiques… Oh, misère ! La lecture des journaux, depuis mon retour, m’avait confirmé dans ma méfiance à l’égard de la chose politique. La Libération avait déchaîné un climat passionnel, chauvin au-delà du ridicule, dont les thèmes principaux étaient l’exaltation de l’héroïsme et la punition des traîtres. Le parti communiste plongeait tête baissée dans l’hystérie cocardière, se drapait dans ses martyrs, se proclamait « le parti des fusillés »… J’avais essayé de me mettre au courant. Sartre alors régnait sur la pensée. Tout était dans Sartre, et tout y était clair. Très bien. J’ai donc acheté Sartre. Un tout petit livre, pour commencer : L’existentialisme est un humanisme. Il y avait déjà un mot que je comprenais : humanisme. Bon début. J’ai attaqué par la face Nord, en sifflotant. J’ai lâché à la dixième page. Même en cherchant chaque mot dans le dico, vraiment pas pour moi. J’ai inscrit dans le petit calepin du dedans de ma tête, souligné en rouge, de bien me souvenir qu’il existe un langage philosophique, qu’il faut avoir été initié et que si t’as pas fait le philo au lycée c’est pas la peine d’essayer… Mais pourtant, Voltaire, Diderot… ? Ce ne sont pas de vrais philosophes, on les appelle comme ça, mot à la mode du temps, mais essaie donc de lire Kant, Hegel, Schopenhauer… Eh, oui, quoi. Mais alors, je vais aller voter sans avoir été foutu de comprendre Sartre, qui est la clef de tout ? Je vais oser ? Je me sentais comme doit se sentir le dernier de la classe. J’étais persuadé que tout le monde avait lu Sartre, et avait tout compris. Sauf moi, sauf papa, sauf maman. Eux, ça, j’en étais sûr, ils ne l’avaient pas lu… Hm…Sûr ? Je me mis à les regarder d’un autre œil. Je crois que je tournais parano. Ou peut-être que je l’avais toujours été, c’est possible aussi. J’avais lu le Manifeste communiste, de Marx et Engels. C’était plus à ma portée. Écrit en français usuel, au moins. J’avais lu Dix jours qui ont ébranlé le monde, et Gorki, et London, et Barbusse, et Remarque… Je savais ce qu’ont vu à Moscou Gide, Romains, d’autres, qui en sont revenus anticommunistes enragés… Je voulais moi aussi une société qui tienne debout, pas cet enchevêtrement hirsute d’appétits féroces où les forts, les malins, les séducteurs, les cyniques, se taillent des empires. J’avais par-dessus tout horreur de la violence, de toutes les violences, pour en avoir vu de trop près les effets. Je croyais au progrès, ou plutôt en la possibilité du progrès. Je ne croyais pas qu’on y arriverait à coups de cadavre… Je n’avais en tout cas aucune foi, je ne mettais mon espoir dans aucune formule clef, dans aucun groupe humain prédestiné. Le « peuple » n’est pas plus infaillible qu’aucune autre classe sociale, et le fait qu’il soit exploité, trompé, opprimé ne lui donne pas le droit d’exploiter, de tromper et d’opprimer à son tour, pas plus que ça ne lui donne l’intelligence, le savoir ni la sérénité. Je ne mets pas plus ma confiance dans le peuple que je ne la mets dans l’aristocratie ou dans la bourgeoisie, pour autant que ces vocables collectifs recouvrent autre chose que des abstractions, des catégories commodes pour la classification mais n’ayant aucune existence autre que de mots… Je n’avais donc pas d’excuse, sinon celle de ne pas savoir dire « Non » trois fois de suite, infirmité fort gênante dans la vie, en vérité. Tout de même, il y avait ceci : pour moi, communisme et Russie étaient liés, indissolublement. Comme pour tout un chacun. Oui, mais, moi, j’avais acquis dans mon système nerveux central cette connexion privilégiée, ce sacré réflexe conditionné qui, au seul mot de « Russes », chantait dans ma tête à trois mille voix pâmées et tirait des feux d’artifice. D’où l’enchaînement irrésistible : communisme-Russie-feu d’artifice. J’avais beau me répéter que les huiles de l’appareil soviétique n’ont certainement pas les bonnes bouilles des babas et des moujiks avec qui j’avais partagé le pain de paille, j’avais beau j’avais beau, tout ce qui est russe, Staline compris, me fait saliver comme un chien de Pavlov, c’est-à-dire me met dans un état de réceptive bienveillance absolu- ment partiale, j’en conviens bien volontiers, mais, que voulez-vous, c’est physique. Et puis, et puis… Il y avait Maria. Je ne voyais pas très bien comment, mais il me semblait que s’il y avait l’ombre d’une chance de pouvoir la toucher et aller là-bas, c’est par le Parti que passait cette chance… En fait, je n’ai jamais osé en parler, je suis extrêmement emmerdé quand il s’agit de demander un service…"
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