(Point de vue individualiste)
Il est de mode de prétendre, dans certains milieux, que les individualistes
anarchistes manquent de méthode ; c'est mal connaître l'individualisme
anarchiste. La méthode en cours chez les individualistes consiste d'abord en
une œuvre de démolition, ensuite en un labeur de reconstruction. Nous cherchons
à extirper du cerveau et de la conduite de ceux avec qui nous venons en contact
et avec lesquels nous restons en rapport, la mentalité bourgeoise et
petite-bourgeoise, et nous insistons jusqu'à ce que se soit effondré le dernier
appui, l'ultime base, le dernier étai sur lequel se fondait ou reposait cette
mentalité. Nous la traquons jusqu'en ses derniers refuges, jusqu'en ses
repaires les plus cachés. Dans ces entités sonores : mal, bien, juste, injuste,
vice, vertu, amour, haine, courage, paresse, foi, jalousie, doute, cause,
parti, église, honneur, vergogne, convenances, pudeur, obscénité, famille,
mariage – dans mille autres – nous voyons autant de fantômes qu'agitent comme
des épouvantails les dirigeants et les gouvernants, civils comme religieux,
laïques comme ecclésiastiques. Nous entreprenons de démasquer, de dégonfler, de
crever ces baudruches. Nous voulons faire sonner le creux de la phraséologie
hypocrite et puritaine à l'abri de laquelle les hommes d'état, les gens de
finance et les maîtres-chanteurs perpètrent leurs mauvais coups. Notre méthode
consiste à déraciner du cerveau et de la conduite de ceux auprès desquels nous
avons accès, les « valeurs morales » en cours en ce monde, ce vieux monde de
dominateurs et de dominés, d'exploiteurs et d'exploités – que ces « valeurs »
soient d'ordre éthique ou civique, spirituel ou économique, pratique ou méta.
Toutes, sans en excepter une seule. Nous sommes d'abord des négateurs, des
démolisseurs, des désagrégateurs, des artisans de « tables rases ». Nous le
sommes parce que la mentalité bourgeoise et petite-bourgeoise, les « valeurs »
morales en cours, sont en leur essence arcbistes et parce qu'en dernier
ressort, elles murent l'unité humaine, cadavre ambulant, dans la tombe du
défendu, de l'interdit, du prohibé. La méthode individualiste anarchiste
consiste à desceller la pierre tombale, à faire sortir de la fosse l'infortuné
qui y croupit et qui y pourrit, à lui crier –et très haut et très fort : « Rien
ne t'est défendu, interdit, prohibé que ce que tu ne peux accomplir par ton
propre effort, isolé ou associé aux tiens ». Notre anarchisme ne date pas de la
querelle doctrinale qui mit aux prises Bakounine et Marx ni de Gorgias, ni de
Protagoras ; il remonte au premier humain, à l'ancêtre pré-historique ou
anté-historique qui refusa de se « laisser faire » par les chefs de tribu
d'alors, d'accomplir une action qu'il n'aurait pas accomplie si on ne l'y avait
pas obligé. Dans un article de l'Anarchie, le compagnon Albert Libertad
écrivait : « Pour connaître véritablement la liberté, il faut développer
l'homme jusqu'à ce que nulle autorité n'ait possibilité d'être ». Nous avons
fait nôtre cette opinion et nous l'avons complétée par certaines propositions que
voici : « Il convient de développer en l'unité humaine la mentalité alégaliste
jusqu'à ce que nulle loi ou légalité n'ait possibilité d'être ; il convient de
développer la mentalité amoraliste Jusqu'à ce qu'aucune morale ou moralité
officielle ou coercitive n'ait possibilité d'être ; il convient de développer
la mentalité de camaraderie ou de sociabilité jusqu'à ce que le sociétarisme ou
le grégarisme n'ait plus de possibilité d'être. » Voilà la méthode
individualiste anarchiste. Que l'application de cette méthode n'aille pas sans
quelque danger, qui le nie ? Plusieurs des nôtres ne l'ignorent point. Quand on
voyage en avion, c'est plus périlleux qu'en automobile ; quand on se déplace en
automobile, c'est plus risqué que lorsqu'on utilise une charrette à âne.
Marcher est le mode de locomotion le plus sûr, somme toute. Il est encore bien
plus sûr de rester chez soi. Eh bien oui : quand on a mis au rancart mentalité
bourgeoise et petite[1]bourgeoise
; jeté au fumier les valeurs morales en usage ; anéanti en soi l'esprit
vieux-monde ; lorsqu'on est sorti du tombeau et qu'on nargue ou défie convenu,
établi, routine, définitif, tout ne va pas comme sur des roulettes et de temps
à autre on doit s'attendre à buter contre des obstacles et de sérieux, soit dit
entre parenthèses. Nous ne cherchons pas de parti-pris, de gaieté de cœur, les
alarmes, les passes difficiles, les détresses mortelles, les situations sans
issue. Au contraire. Mais la voie sur laquelle se sont lancés les
individualistes à notre façon n'est pas toujours libre. Avis aux timorés. Que
ceux qui ne veulent pas de notre méthode restent chez eux, mais qu'ils ne nous
accablent pas de conseils, d'avis, alors que nous avons pesé le pour et le
contre avant de partir. La méthode individualiste anarchiste n'implique pas
seulement entreprise de démolition, elle est reconstructive. Nous ne sommes pas
seulement des iconoclastes, nous faisons de la réédification. Nous acceptons
les désavantages auxquels nous exposent nos théories et nos thèses, mais nous
poursuivons tous les bénéfices qu'elles impliquent. Une fois leur cerveau
décrassé, nous appelons à nous ceux avec qui nous sommes restés en contact et
nous leur disons : « Parallèlement à une propagande antiétatiste la plus
vivante et la plus profonde qu'il soit possible d'imaginer, formons, créons des
groupes, des milieux, des associations ou, toute ingérence archiste étant
écartée, nous vivrons comme nous l'entendrons. Venez tels que vous êtes, même
avec les désirs et les aspirations que vous n'osez vous avouer ou révéler à
vous-mêmes. Vous ne rencontrerez, parmi nous, ni bonzes moralisateurs, ni
moralisateurs réfrigérants pour vous arrêter dans vos élans ou vous reprocher
de vous écarter des textes reçus ou encore de manifester des besoins contraires
au « bon sens ». Nous voulons instaurer des milieux où le but poursuivi est de
se procurer la plus grande somme de bonheur réalisable – et cela « en camaraderie
» –c'est-à-dire réunis par des affinités d'un genre ou d'un autre et sans qu'à
aucun moment il y ait recours à la fraude, à l'imposition, à la violence – et
cela dans tous les domaines, chacun sachant de quoi il retourne – et cela en
vue de la pleine satisfaction des appétits de chacun. Il se peut que nous
n'arborions pas toujours nos couleurs sur le faîte des demeures que nous
entendons rebâtir, que nous ne hissions même aucun pavillon, mais « en dehors »
– nous ne nous sentons comptables pour quoi que ce soit aux « en dedans ». La
méthode individualiste anarchiste vise, en somme, à rendre l'unité humaine apte
à faire elle-même son destin, à accomplir son déterminisme personnel – dût ce
procédé lui être plus désavantageux que de s'en remettre aux directives d'un
milieu auquel nous ne reconnaissons pas le droit de décider pour qui rejette sa
tutelle. Tel que nous le concevons un individualiste anarchiste est
parfaitement capable d'exécuter les termes d'un contrat qu'il aurait librement
passé, lesdits termes seraient-ils cent fois plus rigoureux que les clauses
imposées, pour atteindre un but semblable, par la société archiste. Cette
méthode nous l'appliquons indistinctement aux ouvriéristes, aux syndicalistes,
aux communistes, aux individualistes anarchistes qui s'ignorent, à tous ceux
que nous approchons. Mais, qu'elle ait échoué ou non, tous ceux qui ont été
attirés vers nous savent bien qu'ils ne nous ont pas quittés sans que nous
ayons fait tout ce qui dépendait de nous pour abolir en leur cerveau et en leur
conduite jusqu'au dernier des vestiges du besoin d'une autorité imposée, d'un
contrat irrésiliable. –
E. ARMAND
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