"L'état est le produit d'une évolution récente et il n'apparait guère avant qu'on ait commencé à écrire l'histoire. Il présuppose en effet un changement total dans le principe même de l'organisation sociale, la substitution, au système de la parenté qui constitue le fondement des sociétés primitives, du système de l'autorité dominatrice. L'état s'établit facilement quand il réussit à unir un certain nombre de groupes vivant à l'état de nature en une unité mieux ordonnée et plus apte au commerce. Et encore ce régime ne peut-il vraiment durer que si le progrès des inventions a mis à la disposition de la classe dominante les moyens puissants d'écraser toute révolte. A la longue, la population oublie l'origine de l'autorité qui la domine. Le temps justifie tout, et même le produit du vol le plus éhonté se transforme, entre les mains des petits-enfants du voleur, en une propriété inviolable et sacrée. Tout état a commencé par la contrainte; puis l'obéissance est devenue inconsciente et bientôt citoyen sent son coeur tressaillir de loyalisme à la vue du drapeau.
Et il n'a pas tort d'agir ainsi car, de quelque façon que l'état ait commencé, il devient très vite le soutien indispensable de l'ordre. Dès que des relations commerciales se créent entre clans et tribus, les relations des groupes sont basées non plus sur la parenté, mais sur le voisinage et un système de réglementation devient indispensable. On peut citer à titre d'exemple le cas de la communauté de village: elle s'est substituée, comme mode d'organisation locale, au clan et à la tribu, et elle a réalisé, avec le concours des chefs de famille, et pour des territoires de faible étendue un gouvernement peu compliqué et presque démocratique. Mais l'existence même de ces communautés et leur grand nombre ont fait apparaitre la nécessité d'une autorité extérieure qui fût en mesure de régler leurs rapports mutuels et qui fit resserrer la trame économique qui les unit. Ogre à l'origine, l'état a pu satisfaire à cette nécessité; non content d'être une force organisée, il est devenu l'instrument capable de concilier les intérêts toujours en conflit des milliers de cellules dont se composent les sociétés complexes. Il a étendu les tentacules de sa puissance et de son droit sur des régions de plus en plus vastes et, quoiqu'il ait rendu la guerre extérieure plus destructive que jamais, il a réussi à étendre et à maintenir la paix intérieure; on pourrait ainsi définir l'état: la paix intérieure en vue de la guerre extérieure. Les hommes ont jugé qu'il valait mieux acquitter des impôts que se battre perpétuellement entre eux, qu' il était préférable de payer un tribut à un seul magnifique voleur que de se dépouiller mutuellement. On peut juger des effets que produit un interrègne dans une société accoutumée à un gouvernement régulier d'après ce qui se passait chez les Baganda où, à la mort d'un roi, chacun devait s'armer en toute hâte, car les fauteurs de désordre se mettaient aussitôt à piller, à voler et à tuer. "Faute d'un pouvoir autocratique, dit Spencer, la société n'aurait jamais pu évoluer.""
"Hermann Melville écrit de même à propos des habitants des îles marquises: " Pendant tout le temps que j'ai vécu chez les Tipis, personne n'a jamais été l'objet d'aucune poursuite, tout se passait dans la vallée avec une harmonie et une douceur dont on ne trouverait pas l'équivalent, j'ose le dire, dans les milieux chrétiens les plus choisis et les plus pieux.""
"Lorsqu'à ce fonds naturel de la coutume la religion vient ajouter la crainte d'une sanction surnaturelle et lorsque les habitudes des ancêtres se confondent avec la volonté des dieux, alors la coutume devient infiniment plus forte que la loi et elle apporte de très sérieuses restrictions à la liberté primitive. Si l'on viole la loi, on est certain de gagner l'admiration de la moitié au moins de la populace qui envie secrètement quiconque ose se montrer plus malin que le vieil ennemi; mais si l'on enfreint la coutume on encourt l'hostilité de tous. C'est parce que la coutume sort de la masse même du peuple, tandis que la loi est imposée par une autorité supérieure; c'est parce que la loi est en général un acte de volonté du maitre, tandis que la coutume représente la quintessence, obtenue par voie de sélection naturelle, des modes d'action que l'expérience du groupe a jugés les meilleurs. La loi naturel de la famille, du clan, de la tribu et de la communauté de village; mais la substitution est plus complète encore quand l'écriture apparait et quand le droit sort de la mémoire des anciens et des prêtres pour se condenser en un système législatif contenu dans un texte écrit. Toutefois, la substitution n'est jamais totale; pour la détermination des actes humains aussi bien que pour le jugement que l'on porte sur eux, la coutume conserve toujours derrière la loi, toute son importance, c'est la puissance cachée derrière le trône, le " juge suprême de l'existence humaine"."
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