"—Dans cet étroit espace les coudes se touchaient. On entendait les invites lancées alentour: Salam! Kartoff! Mièço! Hliéba! On y vendait de minuscules morceaux de viande déjà pétris dans cent mains sales, des tranches de pain bistre, des morceaux de margarine. Chacun portait prudemment la main à l’intérieur de sa guenille, car le vol sévissait à chaque pas dans cette foule grouillante d’affamés. À tout moment une bousculade, à la faveur de laquelle cinq ou six bonshommes vous renversaient, vous coupaient les poches et, en un clin d’œil, vous vidaient de toute richesse, et quelles richesses! Un vieux mouchoir, une chaussette usagée, une boîte à cigarettes, un couteau fabriqué en fraude à l’usine, une ceinture de cuir. Brusquement un sauve-qui-peut. En trois secondes les quelques centaines d’hommes réunis là s’égaillaient dans toutes les directions environnantes. Un chef de block ou un pompier –allemand ou polonais –arrivait à la course avec un gourdin ou un câble de caoutchouc. Les coups pleuvaient. Il ne faisait pas bon mordre la poussière. Cinq minutes après, l’orage étant passé, le commerce des gueux reprenait, et la foule ne faisait le vide que pour laisser passer quelque voiture chargée de loques, ou de cadavres –de ces morts qui semblaient des polichinelles, sans rien d’humain, les jambes et le ventre gonflés d’œdème, le buste et le visage privés de chair –ou bien le flot d’hommes nus qui partaient à la douche ou à la désinfection, grelottants et courants. —Mais ensuite, il s’agissait de faire cuire les pommes de terre que les Russes, au péril de leur vie, allaient prélever dans les silos: il n’était pas toujours aisé de trouver un poêle pour les cuire. Certain jour, un Slave nonchalamment errait vers le crématorium, perplexe, les poches bourrées de tubercules crus. Il vit s’échapper à l’extérieur du four la cendre encore chaude des corps incinérés. Alors, il sortit de dessous ses loques les pommes de terre et il les plaça délicatement parmi les os calcinés et brûlants. L’expérience fut concluante: vingt minutes après les tubercules étaient rissolés et consommables. Depuis ce jour, chaque matin, quelques-uns de nos camarades allaient poser silencieusement leurs pommes de terre dans les os pulvérisés de nos camarades morts la veille. C’est de cette façon qu’ils se défendaient contre la mort, avec la complicité de celle-ci."
"Le 4avril 1944, le père Gruber était arrêté à la porte de l’infirmerie et traîné brutalement dans une cellule du Bunker. À la même heure, son ami l’avocat était abattu par la Gestapo dans son appartement de Vienne, et tous les membres du « réseau » capturés. En fouillant l’appartement de l’avocat, les policiers découvrirent ce qu’ils étaient venus chercher: le manuscrit du « livre blanc » sur les camps de concentration, les crimes quotidiens commis par les S.S. que le père Gruber rédigeait depuis un an. Pendant trois jours, le père Gruber allait être torturé par le commandant Seidler et les « imperméables de cuir » venus de Vienne et de Berlin. Cayrol, Deblé, Pelletier, Dugrand –et tous les protégés du Père–tentèrent vainement de l’approcher, Tous, communistes, catholiques, pensaient: « Menteurs! Salauds! Ordures! Ils l’ont pendu mort! » Les déportés l’apprirent plus tard, le jour de la Libération, en interrogeant les S.S. capturés: —C’est le commandant Seidler luimême qui l’a torturé, pendant trois jours. Puis le Vendredi-Saint, il lui a annoncé: « Tu crèveras comme ton maître, à trois heures. » Le père l’a regardé, il n’avait plus la force de parler; il a tout de même fait un effort. Il a dit: « Merci mon Dieu! » puis il a ajouté: « De toute manière la guerre est perdue pour vous. » À 3 heures, Seidler l’a étranglé. Puis il a enlevé la ceinture du Père et a ordonné aux gardiens de le pendre… Le jour de Pâques, un «prominente », polonais influent qui couchait dans la chambre du Père, au block 1, demanda aux jeunes Français de le suivre: —Aucun de nous(36) n’avait jamais été autorisé, par les « prominente » à pénétrer dans ce block 1. Le Polonais nous amena près du lit du Père. Il ouvrit une caissette et nous partagea ses affaires, ses dernières provisions. Nous étions douze. Je ne veux faire aucun rapprochement, je constate, c’est tout: nous étions douze. Le dernier repas: du pain et des oignons. Le père Jacques, « le second géant de Gusen » franchira le porche barbelé le 18 avril."
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