La métaphysique est un monde
dans lequel on ne doit pénétrer qu'avec prudence, en s'entourant de toutes
sortes de précautions, si l'on ne veut pas perdre tout bon sens. Nous sommes
ici dans le domaine de l'absurde. Ici, l'esprit plane sur les confins de
l'absolu. Il se perd dans les nuées. Il erre dans le vide. Il construit des
mondes qui ne reposent sur rien, il plonge dans l'irréel et en retire le néant.
On se trouve face à face avec ces monstres qui sont l'inintelligible,
l'indéfinissable, l'inimaginable, l'indéterminé, l'inconcevable,
l'invérifiable, le supra-normal etc. On conçoit que la science positive et la
métaphysique ne fassent pas bon ménage, bien que la science positive ne soit
guère plus positive qu'elle. La science positive a beaucoup à se reprocher. Son
impérialisme finit par devenir insupportable. Ne condamnons pas toute
métaphysique ; condamnons ses excès, et reconnaissons que le rêve, l'utopie,
l'idéal, l'illusion, sont aussi nécessaires à l'homme que le pain. Ils ont leur
réalité. Vous ne pouvez pas supprimer l'hypothèse. Les savants les plus
endurcis sont forcés de lui faire une place. Et l'hypothèse, c'est du rêve,
c'est de la métaphysique. L'imagination joue un rôle primordial dans
l'existence humaine. La spéculation philosophique sert de contre-poids à la
spéculation tout court. La métaphysique n'est qu'une forme de la poésie. Elle
constitue pour l'esprit humain un allègement, un soulagement. Il a besoin
parfois de s'évader en plein ciel, et même, s'il se trompe, il vaut mieux qu'il
se trompe généreusement que d'avoir raison platement. L'esprit jette du leste,
quitte la vulgarité et la bassesse pour voguer dans l'azur libre. Tout le monde
ne peut en faire autant : c'est le privilège d'une élite de vivre de la vie de
l'esprit, de renoncer au terre-à-terre. On ne peut pas toujours vivre au sein
des réalités : il faut, comme Blanqui dans sa prison, rêver l'éternité par les
astres. Ces gens qui ne croient qu'à ce qui tombe sous leurs sens, qui ne
jurent que par la matière, sont désespérants. Leur bon sens est un non-sens. Au
fond, ils rejoignent ceux qui ne vivent que dans l'irréalité, et dont la
métaphysique, au lieu d'être le prolongement de la vie, en est la négation. La
métaphysique a malheureusement subi le sort de tout ce qui essaie d'arracher
l'homme à son égoïsme : elle est devenue la proie des mystificateurs ; ils
l'ont exploitée afin de justifier leur conduite. Au lieu d'être une poésie
supérieure, la métaphysique n'a cessé d'être un bavardage ennuyeux, aussi
prétentieux que vide sur des sujets quelconques : c'est la plus haute forme du
charlatanisme philosophique. Ce qui se débite sous ce nom est un pur verbiage.
Sous prétexte de chercher à percer le mystère de l'inconnu – occupation noble
et élevée – on n'a fait que l'embrouiller et l'obscurcir. On ne voit goutte
dans les élucubrations des métaphysiciens : ce qu'il y a de plus clair
là-dedans, c'est qu'ils se moquent de nous. On ne peut prendre au sérieux
certains métaphysiciens. Avec eux, on perd contact avec toute réalité, on
affirme, on ne prouve pas. On disserte, on ergote : on ne pense pas. On
s'appuie sur différentes autorités qui, elles-mêmes, s'appuient sur d'autres,
et toutes ces autorités se tiennent par la main et dansent la ronde macabre du
néant. La métaphysique ainsi conçue me fait l'effet d'un film où l'on verrait
défiler à une allure vertigineuse, à toute vitesse, pèle-mêle, au petit bonheur,
dans un désordre indescriptible, se poussant les uns les autres, différents
fantômes grimaçants et pervers symbolisant les théories les plus absconses sur
Dieu, le Monde, l'Âme, la Matière, l'Infini et l'Indéfini, et autres problèmes
insolubles « dans l'état actuel des connaissances humaines », dirons-nous en
employant le cliché consacré ; problèmes que les abstracteurs de quintessence
ne font que rendre plus obscurs encore, car ils les entourent de ténèbres
épaisses, de façon à passer pour des êtres supérieurs en possession de la
vérité. Les métaphysiciens sont de tous les philosophes ceux dont l'esprit va
le plus loin dans le domaine de la divagation. Ils doivent bien rire dans leur
barbe. Les métaphysiciens ne doutent de rien. Ils affirment avec un aplomb
imperturbable n'importe quoi. Leur langage hermétique n'en impose qu'aux
amateurs d'obscurité. La métaphysique groupe dans une armée disparate tous les
fanatiques de l'au[1]delà,
mystiques, mages, occultistes, théosophes, tous les pseudo-idéalistes au plumage
aussi varié que leur ramage. Elle a pour adversaires peu intéressants les
matérialistes, scientistes, mécanistes, et autres libres-penseurs qui ne sont
ni plus clairs, ni plus raisonnables, ils font également de la métaphysique.
Les premiers nient la matière, les seconds l'âme. Les uns et les autres se
querellent, et de leurs querelles jaillit l'obscurité. C'est surtout des
métaphysiciens, à quelque école qu'ils appartiennent, qu'on peut dire qu'ils
sont des coupeurs de cheveux en quatre. La métaphysique a beaucoup d'ennemis,
conscients ou inconscients, mais ses pires ennemis ce sont les métaphysiciens.
Ils ont plus fait pour discréditer la métaphysique que tous ses adversaires
réunis. Ils justifient par leurs extravagances tous les reproches qu'on lui
adresse, leurs exagérations semblent donner raison au matérialisme le plus
épais. La bêtaphysique, devrait-on dire pour désigner toutes ces psychopathies.
C'est le bon sens qui manque aux métaphysiciens. Entendez par bon sens l'esprit
critique. Quand la métaphysique est une œuvre d'art, toutes les audaces lui
sont permises, parce qu'elle sont créatrices. La métaphysique nous arrache
alors à l'obsession du médiocre et du terre-à-terre. Elle nous transporte sur
les sommets. Elle nous fait vivre d'une vie nouvelle, où tout ce qu'il y a de
laid autour de nous est oublié. Elle incarne la poésie la plus profonde, elle
constitue la plus haute réalité. Vacherot, métaphysicien lui-même, disait : «
Les métaphysiciens sont des poètes qui ont manqué leur vocation ». Nous croyons
que les véritables métaphysiciens n'ont pas manqué leur vocation : ce sont de
véritables poètes. Le métaphysicien est un poète : qu'il n'ambitionne pas
d'autre titre. Qu'il se contente de cette gloire ! Toute métaphysique est
Poésie, c'est-à-dire une création où la pensée a autant de part que le
sentiment, l'imagination que l'observation, où le monde est transformé et
transfiguré ; toute poésie est métaphysique, du moment qu'elle ne copie pas la
réalité, et qu'elle parle à l'âme et au cœur. Considérons les métaphysiques
comme des systèmes impérieux pour expliquer l'univers, exposés avec plus ou
moins d'art et de génie. Loin d'être poètes, nos métaphysiciens sont les plus
prosaïques des hommes. C'est la faune métaphysique que nous combattons, c'est
la caricature, la parodie du rêve et de l'idéal. Elle nous rend plus précieuse
la vraie métaphysique, qui est le droit pour l'esprit de concevoir une réalité
plus harmonieuse que la réalité utilitaire. Il n'est point interdit à l'esprit
humain de vagabonder loin des sentiers battus, de faire l'école buissonnière
hors de la férule des pédagogues. L'utopie n'est point interdite au cerveau,
car elle est la vérité de demain. Il y a utopie et utopie. Les bourgeois ont
leurs utopies. L'utopie du bourgeois est mesquine : c'est de vivre en paix au
sein de sa famille. Le bourgeois croit que sa domination est éternelle. Il ne
peut concevoir un monde meilleur, sauf dans l'autre vie. L'utopie est créatrice
d'action, elle nous arrache à l'obsession de la réalité présente pour nous
faire entrevoir la réalité de demain. Elle est du domaine de la poésie, et la
poésie est partout où il y a de la vie. Un esprit uniquement préoccupé par les
choses matérielles, accaparé par l'affairisme, s'abstenant de toute incursion dans
la sphère des idées, ayant banni le spirituel de la vie, serait un monstre. Et
il y a beaucoup de monstres dans la société. Leur originalité consiste à se
vautrer dans la boue. Aucun idéal n'ennoblit leur existence. Ce sont des êtres
dont rien ne justifie la présence dans le monde, on se demande ce qu'ils sont
venus faire sur la terre. Il y a parmi eux des utopistes qui ont fait de
l'utopie une chose absurde, ils déshonorent l'utopie. Celle-ci aura toujours,
pour l'arracher à la matière de nobles esprits, formant une élite au sein de la
société, qui entendent conserver le droit de penser et de rêver malgré
l'impuissance et la mort. Les métaphysiciens sont des poètes. C'est pourquoi
ils nous intéressent. Un métaphysicien est un poète qui est avant tout lui-même.
Là encore, l'individualisme créateur joue un rôle. Méfions-nous des
métaphysiciens qui ne sont pas poètes, qui ne sont que métaphysiciens. La
véritable métaphysique est une poésie supérieure, qui traduit le tempérament de
son auteur. Une métaphysique est l'expression d'une individualité. Elle est le
reflet de son créateur : belle ou laide, elle reflète son visage. Suivant le
cerveau qui l'élabore, la métaphysique aboutit, soit à une œuvre de génie, soit
à une œuvre de folie. La métaphysique n'est pas toujours cet « art d'apaiser
les antinomies, de calmer les contradictions internes qui sont en nous », dont
parle Han Ryner. Elle laisse ce soin à l'esthétique. Lorsqu'elle l'interroge,
elle s'expose à moins d'erreurs. Elle est sur le chemin de la sagesse. Il y a
des métaphysiques absurdes. On ne peut les prendre au sérieux. Elles n'ont même
pas l'excuse de la poésie. Tant vaut le métaphysicien, tant vaut la
métaphysique. Il faut voir dans les métaphysiques des systèmes plus ou moins
ingénieux pour expliquer l'origine du monde et de la vie. Sachons goûter toutes
les métaphysiques, en restant fidèle à la nôtre. N'excluons aucun système, mais
sachons choisir entre tous celui qui choque le moins notre harmonie intérieure.
Nous ne faisons pas assez de métaphysique et nous faisons beaucoup trop de
pseudo-métaphysique. La métaphysique ouvre de vastes horizons. Elle est à
l'avant[1]garde
de la philosophie. Elle joue le rôle d'éclaireur. Si elle s'égare, le monde
entier s'égare avec elle. Toute science suppose une métaphysique. Sans
métaphysique, une science est un corps sans âme. La métaphysique se tient à
côté de la science, pour guider ses recherches. Compagne assidue, elle veille
sur sa destinée. Nous ne pouvons nous passer d'hypothèses. Elles font
progresser la science et la philosophie. Elles créent de nouvelles formes de
beauté et de nouvelles raisons de vivre. Polir emprunter encore une définition
de Han Ryner, je dirai : « La métaphysique est le prolongement rêvé de toutes
les sciences et peut-être de tous les arts ». Certains esprits myopes veulent
chasser la métaphysique de la vie, c'est-à[1]dire en exclure toute poésie. Prétention que
rien ne justifie ! La métaphysique, ou la poésie – c'est la même réalité –
reprend toujours ses droits. On a beau la chasser de la vie, elle y revient
sans cesse. Elle est diverse, comme elle. Elle épouse toutes ses formes ;
unité, dualité, trinité, pluralité, le métaphysicien a le choix. Qu'il écrive
un poème harmonieux, c'est pour nous l'essentiel. Qu'il fasse œuvre d'art, il
fera œuvre de philosophie. On ne peut se passer de métaphysique, mais on peut
se passer de certains métaphysiciens. La métaphysique, cette « poésie des
profondeurs » – ainsi la qualifie Han Ryner –, durera autant que l'humanité.
L'humanité ne peut pas se passer de rêves. Il y a des rêves étroits, comme ceux
que font les âmes bourgeoises. Il y a des rêves vastes comme l'univers. Ce sont
ces rêves que les vrais métaphysiciens ne cesseront de faire, chaque fois que
l'âme humaine se recueillera en présence de l'infini. La métaphysique, ou
ontologie (science de l'être), encore appelée philosophie première, envisage
les problèmes de la psychologie, de la logique et de la morale, à un point de
vue universel et absolu. Elle s'efforce d'atteindre la réalité cachée sous les
apparences. À la métaphysique se rattachent le problème de la valeur de la connaissance,
où s'affrontent le réalisme et l'idéalisme, – le problème de la matière, où
l'on voit aux prises le mécanisme et le dynamisme, – le problème de la vie qui
a reçu différentes solutions, parmi lesquelles l'hypothèse du transformisme,
auquel s'oppose le créationnisme, – le problème de l'âme, qui engendre le
conflit du matérialisme et du spiritualisme, – le problème de l'existence de
Dieu, soulevant la question du dualisme et du panthéisme. D'autres problèmes
aussi complexes sont abordés par la méthode métaphysique, qui a ses avantages
et ses inconvénients, comme toute méthode. L'origine de la vie, la matière, la
force, ont donné lieu à des hypothèses hardies. Dernièrement, les théories
einsteiniennes (qui intéressent par certains côtés la métaphysique) ont modifié
notre conception de l'univers. Vous savez tout le bien et le mal qu'on a dit
d'Einstein. La presse lui a consacré des colonnes entières. L'Institut l'a boudé.
Einstein est un génie, un homme, j'allais dire un surhomme, dans la plus noble
acception du mot. Cet Allemand est un grand européen par son cœur et son
esprit. C'est un grand pacifiste. On a beaucoup écrit en France sur la théorie
de la relativité restreinte et généralisée (citons Nordmann, Fabre, Langevin,
Becherel, Berthelot, Warnand, Painlevé), modifiant nos idées sur l'espace et le
temps, ce qui démontre, une fois de plus, que rien dans la science n'est
définitif, et que ce qui fait en somme son intérêt ce sont ces déplacements de
perspective, ces perpétuels recommencements, choses consolantes et déprimantes
tout ensemble. Les théories einsteiniennes viennent appuyer dans une certaine
mesure le mouvement connu sous le nom de pragmatisme auquel ont collaboré, à
des titres divers, des savants et des philosophes tels qu'Henri Poincaré,
Boutroux, Bergson et William James. *** Un des problèmes examiné par la
métaphysique, c'est celui de la valeur de la science. La valeur de la science a
été mis en doute par un certain nombre de métaphysiciens, et même par quelques
savants. On a accusé la science de ne pas avoir tenu toutes ses promesses. On a
eu raison. Pourtant, ne lui a-t-on pas demandé plus qu'elle ne pouvait donner ?
La science apporte son explication des choses et s'arrête où commence la
métaphysique. On s'est trop empressé (Brunetière en tête) de proclamer la
faillite de la science, au nom d'un pseudo-idéalisme. La véritable science est
idéaliste et réaliste à la fois. C'est dans un esprit réactionnaire que s'est
engagée la campagne contre la science, que les exagérations même de la science
paraissaient justifier. La vraie science ne peut tuer le rêve : le rêve lui est
nécessaire ; il l'entraîne avec lui sur les sommets. On a aussi reproché à la
science – et ce reproche est le plus justifié – de s'être mise au service des
forts, des maitres de l'heure, des grands bandits légaux qui président aux
destinées de l'Humanité. La science s'est faite la servante des hommes de
guerre et de haine. Au nom de la science, comme au nom de la patrie, on
assassine, on tue. Cette religion de la science est néfaste comme toutes les
religions : elle a ses fanatiques. Elle a aussi ses martyrs. Les savants ont
mis la science au service de la mort, rarement au service de la vie. Ils en ont
fait une puissance de destruction, qui n'a pas dit son dernier mot. Cette
science « assassin de l'oraison, et du chant, et de l'art, et de toute la lyre
», comme disait Verlaine, est la honte de la civilisation. La science au
service du crime doit être châtiée et découronnée de tout prestige. À bas la
science au service du prétendu droit et de la prétendue civilisation ! Quand on
voit les résultats auxquels a abouti la science, il n'y a pas de quoi être
fier. La science doit cesser d'être humanitaire pour devenir humaine. La
science a favorisé le progrès matériel au détriment du progrès moral. Les
progrès matériels eux-mêmes tant vantés sont bien aléatoires. Ils multiplient
les chances de mort parmi les hommes, en multipliant les moyens de locomotion,
les explosifs, les prisons, etc. La science, dans ses applications multiples,
soi-disant pratiques, ne tend qu'à substituer l'artifice à la nature, le
mécanisme au sentiment. Une humanité des savants, ou plutôt de pseudo-savants,
serait inhabitable. Quant à guérir la souffrance, les maladies, la science s'en
préoccupe bien, mais si peu ! La médecine qui, parait-il, a fait d'énormes
progrès, n'a guéri ni le cancer, ni la tuberculose, ni la syphilis. Elle n'est
même pas capable de soulager les maux de dents. La chirurgie est fière de ses
tours de force. Mais les frères coupe-toujours sont le plus souvent des brutes,
dont il faut se méfier. Malheur aux patient qui tombe entre leurs mains ! C'est
de la chair à chirurgie pour la table d'opération. Les grandes découvertes que
font la T.S.F., l'Aviation, etc. ne valent pas un poème écrit avec son cœur par
un poète qui a souffert. Il sera beaucoup pardonné à la science pour quelques
découvertes utiles, profitables à tous, cependant il faut nous opposer de toutes
nos forces à cet esprit scientiste, qui ne voit que la science et ne jure que
par elle. Le Homaisisme est une plaie. S'il n'y avait hélas ! que la science
pour faire notre bonheur nous serions bien malheureux. Il faut combattre cette
confiance aveugle dans la science, qu'engendre des pédants, de froids
calculateurs. La science, soit, mais complétée, dépassée, augmentée, renouvelée
et humanisée par l'art. Cessons d'opposer l'art et la science. N'opposons à
l'art que la science de mort. Le cœur et l'esprit sont faits pour s'entendre ;
de leur union naît l'harmonie. Opposer la science et l'art, c'est absurde. Il y
a de la science dans l'art, et de l'art dans la science. Il faut être un demi
savant ou un demi poète pour opposer la science véritable et la véritable
poésie. *** À la métaphysique appartient encore le problème de la liberté et du
déterminisme, auquel se rattache celui de la responsabilité, bien mal résolu
par les criminologistes et autres psychiatres. Sommes-nous libres ? Sommes-nous
responsables de nos actes ? Ne sommes-nous pas plutôt le jouet d'influences de
toute nature ; hérédité, milieu, éducation, forces physicochimiques ? Problème
redoutable que les religions et les morales ont résolu à leur profit. On ne
peut le résoudre à la légère. Il semble bien que le déterminisme explique la
plupart des actions humaines. Et cependant, l'individu possède le pouvoir de
réagir. Il peut se libérer. Selon qu'on envisage le problème, tout l'édifice
social est consolidé ou jeté à terre. La société a-t-elle le droit de punir ?
Ne doit-elle pas soigner les criminels, comme elle soigne les malades ?
Problème accroché aux précédents, et qui dépend de leur solution. Que de
problèmes ne propose-t-elle pas à nos méditations ! Le monde est-il l'œuvre du
hasard ? Les choses marchent-elles vers un but défini, ou bien s'écoulent-elles
pèle-mêle, en désordre, sans aucun plan conçu d'avance ? Que sommes-nous venus
faire sur ce globe où le hasard nous a fait naître ? Y a-t-Il par delà cette
planète passagère d'autres mondes habités ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ?
Que sommes-nous ? Existe-t-il une vie future et sous quelle forme pouvons-nous
la concevoir ? La mort est-elle le terme de l'existence humaine ? Qu'y a-t-il
après la mort ? Questions qui ont fait le désespoir des poètes et des
philosophes. Questions peut-être insolubles ? Quand le penseur y songe, son
front s'emplit de brume. Cependant, il finit par contempler sans trouble la
vérité en face. Pour lui, rien ne commence et rien ne s'achève, tout meurt,
tout se transforme. La création n'est qu'un flux et un reflux d'éléments
contraires. La métaphysique s'adresse à la science, lui demandant de l'aider à
sonder l'abîme. Par elle, elle acquiert quelques certitudes. Ensuite, elle
interroge l'éthique. Elle lui pose cette question : « À quoi bon agir, à quoi
bon s'agiter puisque tout est chimère ? Pourquoi vivre ? Pourquoi ne pas se
suicider tout de suite, puisque tout passe, disparaît, se dilue... ? »
L'éthique la conduit vers l'esthétique, qui lui apporte sa consolation, la
politique et la morale ne pouvant constituer pour l'homme que des refuges
illusoires. L'esthétique donne un sens à la vie. S'adressant à la métaphysique,
à ses doutes, à ses atermoiements, elle lui confie sa foi : « Vivre, certes,
malgré la souffrance qui est dans la vie, mais vivre en beauté. Lutter contre
toutes les laideurs, même si cela est parfaitement inutile. S'affirmer un homme
libre, au sein des brutes déchaînées... » Tout est là. Il n'y a pas d'autre
existence pour l'homme. La, métaphysique reprend courage, et elle envisage
désormais avec plus de sérénité tous les problèmes que pose la vie. Le problème
de la valeur de la vie, comme celui de la valeur de la science, est du ressort
de la métaphysique. Celle-ci le résout, tantôt par l'optimisme, tantôt par le
pessimisme. Optimisme et pessimisme ne signifient rien, au fond. La vie n'est
ni bonne, ni mauvaise. Ce n'est pas un cadeau bien fameux que nous ont fait là
nos parents, nous nous en serions bien passés. Mais puisque ce cadeau nous a
été fait, sans que nous ayons été consultés, donnons-lui un sens. La vie
vaut-elle la peine d'être vécu ? Pas toujours. Le problème de la valeur de la
vie est angoissant. Les jouisseurs déclarent : « La vie est belle. » Les
malheureux répondent : « La vie est triste ». Où trouver un refuge contre les
maux d'origine naturelle ou sociale – Ces derniers sont les plus nombreux – qui
nous accablent pendant le peu de temps que nous vivons ? Est-ce la religion qui
nous apportera un réconfort ? Ne comptons pas sur elle. Plus que la science, la
religion a fait faillite. Elle n'a empêché ni la guerre, ni tout autre fléau.
Elle n'est pas restée fidèle à l'esprit de son fondateur (C'est de la religion
chrétienne qu'il s'agit ici). Tantôt elle résiste au mouvement des idées,
tantôt elle s'adapte bien maladroitement aux idées. La religion est une
affaire. Les prêtres tiennent commerce d'au-delà. Ils sont vendus au veau d'or
; ils s'agenouillent devant les puissances d'argent ; ils ne courtisent que les
riches et, pour donner le change, ils font semblant de s'intéresser aux
pauvres. Trouverons-nous un refuge dans sa rivale, la théosophie ? Les
théosophes nous prodiguent d'excel1ents conseils. Mais les belles paroles ne
suffisent pas à panser les plaies. Il y a beaucoup à prendre dans la théosophie
qui poursuit le bonheur de l'humanité par sa régénération. Enfin, l'esthétique
apporte aux hommes un refuge contre toutes les formes de laideur. Elle apaise
le tourment de l'individu qui cherche le sens de la vie, qu'il n'a découvert,
ni dans la religion, ni dans la morale, ni dans la politique. Elle calme ses
angoisses et l'aide à supporter les maux inévitables qui frappent tout être
humain. Refuge, hélas ! momentané. Il faut nous résoudre à n'avoir que peu de
joie, en échange de beaucoup de souffrance morale et physique. Plus là pensée
s'élève, plus l'être est malheureux. Telle est la vie, et il faut se résoudre à
souffrir. Il importe, en attendant la mort, de créer autour de nous le plus de
joie possible, afin de n'avoir pas vécu inutilement. Celui qui porte un idéal
vivant dans l'âme peut vivre sans n'avoir aucun reproche à s'adresser, cet
idéal fait à la fois son bonheur et son malheur. Si la beauté, – qui est aussi
la vérité et la justice –, l'encourage à vivre, la laideur le touche plus
profondément que les hommes dont l'inconscience la perpétue. Cependant
semblable existence est bien préférable à l'existence amorphe du troupeau qui
n'a jamais réfléchi à quoi que ce soit. –
Gérard DE LACAZE-DUTHIERS
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