dimanche 23 janvier 2022

Si c'est un homme par Primo Levi

 "Aujourd'hui, c'est une bonne journée. Nous regardons autour de nous comme des aveugles qui recouvrent la vue, et nous nous entre-regardons. Nous ne nous étions jamais vus au soleil: quelqu'un sourit. Si seulement nous n'avions pas faim!

Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s'additionnent pas totalement dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. Mécanisme providentiel qui rend possible notre vie au camp. Voilà pourquoi on entend dire si souvent dans la vie courante que l'homme est perpétuellement insatisfait: en réalité, bien plus que l'incapacité de l'homme à atteindre à la sérénité absolue, cette opinion révèle combien nous connaissons mal la nature complexe de l'état de malheur, et combien nous nous trompons en donnant à des causes multiples et hiérarchiquement subordonnées le nom unique de la cause principale; jusqu'au moment où, celle-ci venant à disparaitre, nous découvrons avec une douloureuse surprise que derrière elle il y en a une autre, et même toute une série d'autres.

Aussi le froid - le seul ennemi, pensions-nous cet hiver- n'a-t-il pas plus tôt cessé que nous découvrons la faim: et, retombant dans la même erreur, nous disons aujourd'hui: " si seulement nous n'avions pas faim!..."

Mais comment pourrions-nous imaginer ne pas avoir faim? Le Lager est la faim: nous-même nous sommes la faim, la faim incarné."


"Au coucher du soleil, la sirène du Feierabend retentit, annonçant la fin du travail; et comme nous sommes tous rassasiés - pour quelques heures de moins -, personne ne se dispute, nous nous sentons tous dans d'excellentes dispositions, le Kapo lui-même hésite à nous frapper, et nous sommes alors capables de penser à nos mères et à nos femmes, ce qui d'ordinaire ne nous arrive jamais. Pendant quelques heures, nous pouvons être malheureux à la manière des hommes libres."

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