Note
Dans le premier chapitre de
son texte L’anarchie l’auteur présente ce qu’est l’anarchie, cet courant
d’idées et d’action si souvent diffamée et mal comprise. Bien que écrites il y
a plus d’un siècle ces pages gardent encore beaucoup de validité et d’actualité
L'ignorance des gens sur l'anarchie - Fous ou criminels -L'anarchie est une
idée qui a des bases scientifiques - La révolte a été de tous les temps-Arbitraire
et injustice de la loi - La société ne se maintient que par l'ignorance - Son
instabilité - Difficulté de changer les conceptions humaines - La malfaisance
des institutions politiques - Nuisance du morcellement de la terre - L'anarchie
et l'ouvrier - L'anarchie et la beauté - Il n'y a pas d'êtres supérieurs -
Identité des facultés humaines, quel que soit leur emploi - Nuisance de
l'autorité - L'anarchie et les savants - Étendue de la science - Impossibilité
à une nation de s'isoler -Absurdité du patriotisme - L'anarchie et la politique
- Inanité des réformes - L'anarchie et l'esprit religieux - Liberté dans les
rapports des sexes - Un changement social a toujours semblé impossible à
réaliser - La libération de l'individu par sa volonté de l'être.
L'ignorance
des gens sur l'anarchie
Malgré que l'idée d'anarchie
soit sortie de l'obscurité dans laquelle on a essayé de l'étouffer; malgré que,
aujourd'hui, grâce à la persécution, grâce à des lois d'exception, telles qu'on
en fait dans les pires monarchies, les noms d'anarchie et d'anarchistes ne
soient ignorés de personne, il y en a peu encore qui sachent au juste ce que
c'est que l'anarchie. Dans l'affaire Dreyfus où se sont produits les
anarchistes, leur intervention a bien eu pour effet de les mettre en contact
avec des bourgeois politiciens qui les ignoraient totalement, mais l'anarchie
n'en est pas sortie plus claire.
Fous
ou criminels
Anarchie: Pour les uns, c'est
le vol, l'assassinat, les bombes, le retour à la sauvagerie; les anarchistes ne
sont que des cambrioleurs, des paresseux qui voudraient mettre toutes les
richesses en commun afin de se goberger à rien faire. Pour d'autres, l'anarchie
est une espèce d'utopie, de rêve d'âge d'or que, volontiers, on reconnaît très
beau, mais un rêve bon tout au plus à illustrer des livres de morale, ou de
constructions sociales fantaisistes; les plus cléments envisagent l'anarchie
comme une vague aspiration qu'ils ne font aucune difficulté à reconnaître
désirable pour l'humanité à atteindre mais si parfaitement inaccessible qu'il
n'y a pas à se préoccuper outre mesure de la réaliser, et les anarchistes,
comme une variété de fous, dont il est bon de se garer; comme de pauvres
illuminés qui perdent de vue les sentiers pratiques pour se perdre dans le
vague de l'utopie.
L'anarchie
est une idée qui a des bases scientifiques
Ils sont peu nombreux ceux qui
savent que l'anarchie est une théorie s'appuyant sur des bases rationnelles,
que les anarchistes sont des hommes qui, ayant reçu les plaintes de ceux qui
souffrent de l'ordre social actuel, s'étant inspirés des aspirations humaines,
ont entrepris la critique des institutions qui nous régissent, les ont
analysées, se sont rendu compte de ce qu'elles valent, de ce qu'elles peuvent
produire, et qui, de l'ensemble de leurs observations, déduisent des lois
logiques, naturelles pour l'organisation d'une société meilleure.
La
révolte a été de tous les temps
Certes, ils n'ont pas la
prétention d'avoir inventé la critique de l'ordre social; d'autres l'avaient
faite avant eux ; aussitôt que le pouvoir avait existé, il y a eu des
mécontents qui n'ont pas dû se gêner pour fronder ses actes, et si nous
possédions les légendes que se transmettaient les humains avant de connaître
l'écriture, peut-être y trouverait-on, déjà, des satires contre leurs chefs. On
peut fort bien faire la critique de l'ordre de choses qui existe, sans être
anarchiste, et d'aucuns l'ont réussie d'une façon que ne dépasseront jamais les
anarchistes. Mais ce que les anarchistes croient avoir fait de plus que ceux-là,
de plus que les écoles socialistes existantes ou qui les précédèrent, c'est
d'avoir su se reconnaître dans l'amas d'erreurs qui se dégagent de la
complexité des relations sociales, d'avoir su remonter aux causes de la misère,
de l'exploitation, et d'avoir enfin mis à nu l'erreur politique qui faisaient
espérer de bons gouvernements, de bons gouvernants, de bonnes législations, de
bons dispensateurs de la justice, devant porter remède aux maux dont souffre
l'humanité.
Arbitraire
et injustice de la loi
L'anarchie, étudiant l'homme
dans sa nature, dans son évolution, démontre qu'il ne peut y avoir de bonnes
lois, ni de bons gouvernements, ni de fidèles applicateurs de la loi. Toute loi
humaine est, forcément, arbitraire; car, si juste soit-elle, elle ne représente,
quelle que soit la largeur de conception de ceux qui la font, qu'une partie du
développement humain, qu'une infime parcelle des aspirations de tous; toute loi
formulée par un parlement, loin d'être l'œuvre d'une grande conception, n'est,
au contraire, que la moyenne de l'opinion générale, car le parlement lui-même,
de par le fait de son recrutement ne représente qu'un juste milieu très
médiocre. Appliquée à tous de la même façon la loi devient ainsi, de par la
force des choses, arbitraire, injuste pour ceux qui sont en deçà ou au-delà de
cette moyenne. Une loi ne pouvant représenter les aspirations de tous, ne peut
donc s'appliquer que par la crainte du châtiment à ceux qui l'enfreindraient,
son application entraîne l'existence d'un appareil judiciaire et répressif;
elle devient ainsi plus odieuse que sa coërcivité est plus forte. La loi,
injuste déjà, parce que conception de minorité ou de majorité, elle veut
imposer sa règle à l'unanimité, sera rendue encore plus injuste parce que,
appliquée par des hommes qui ayant les défauts et les passions des hommes,
leurs préjugés leurs erreurs personnelles d'appréciation ne peuvent, par
conséquent, quelle que soit leur probité, l'appliquer que sous l'influence de
leurs erreurs et de leurs préjugés. Il ne peut y avoir de bonnes lois, ni de
bons juges, ni, par conséquent, de bon gouvernement puisque son existence
implique une règle de conduite unique pour tous, alors que c'est la diversité
qui caractérise les individus.
La
société ne se maintient que par l'ignorance
Toute société basée sur des
lois humaines, et c'est le cas de toutes les sociétés passées et présentes, ne
peut donc satisfaire pleinement l'idéal de chacun. Seule, la minorité d'oisifs
qui, par ruse et par force, a su s'emparer du pouvoir et en use pour exploiter
à son profit les forces de la collectivité, seule, cette minorité peut y
trouver son compte, et s'intéresser à la prolongation de cet ordre de choses.
Mais elle ne peut le faire durer que grâce à l'ignorance qu'ont les individus
sur leur propre personnalité, sur leurs possibilités et leurs virtualités.
Son
instabilité
Mais, quelle que soit leur
ignorance, lorsque la compression est trop forte, ils se révoltent. Voilà
pourquoi nos sociétés sont si instables, pourquoi les lois sont constamment
violées par ceux qui les font, ou qui ont charge de les appliquer, lorsque leur
intérêt les y incite; car, basé sur la force, c'est à la force qu'ont recours
tous ceux qui au pouvoir, veulent s'y maintenir, ou y monter lorsqu'ils n'en
sont encore qu'à sa poursuite. Faites pour être appliquées à tous et pour
contenter tout le monde, les lois froissent plus ou moins tout individu qui, de
ce fait, veut les abolir ou modifier lorsqu'il les subit, mais veut les
renforcer lorsque c'est son tour de les appliquer. Cependant des aspirations
nouvelles se font jour quand même, et lorsque l'antagonisme devient trop grand
entre ces aspirations et les lois politiques, la porte s'ouvre toute grande aux
bouleversements et aux révolutions. Et il en sera toujours de même tant que
pour guérir le mal fait par une loi reconnue mauvaise, on n'aura pas d'autre
remède à apporter que l'application d'une loi nouvelle. Cette ignorance fait
que les institutions humaines, une fois établies, résistent aux changements de
forme. On change les noms, mais la chose reste.
Difficulté
de changer les conceptions humaines
Les hommes n'ayant pu encore
arriver à une conception totale autre que l'autorité sont condamnés à tourner
dans le même cercle, tant qu'ils n'auront pas changé leur conception: Royauté,
empire, dictature, république, centralisation, fédéralisme, communalisme, au
fond, c'est toujours l'autorité sous le nom d'un seul, ou sous l'apparence de
la majorité, toujours la volonté de quelques-uns imposée à l'universalité.
D'autre part, si l'individu augmente ses connaissances d'une façon continue, ce
n'est que d'une façon très lente; cependant il est arrivé aujourd'hui au point
que, pour se développer en toute son intégrité, il faut que son autonomie soit
complète, que ses aspirations se fassent jour librement, qu'il puisse les
développer dans toute leur expansion, que rien n'entrave sa libre initiative et
son évolution. Et c'est pourquoi, aujourd'hui, enfin, les anarchistes tirent,
de cette critique de l'organisation sociale actuelle, ce premier enseignement:
que les lois humaines doivent disparaître, emportant avec elles, les systèmes
législatif, exécutif, judiciaire et répressif qui entravent l'évolution
humaine, suscitant des crises meurtrières où périssent tant de milliers d'êtres
humains, retardant l'humanité entière dans sa marche en avant, l'entraînant
même quelques fois à la régression.
La
malfaisance des institutions politiques
Alors que les politiciens en
sont à cette formule qu'ils croient le nec plus ultra de la liberté «l'individu
libre dans la commune, la commune libre dans l'État,» nous savons, nous, que
ces formes politiques sont incompatibles avec la liberté, puisqu'elles tendent
toujours à courber un certain nombre d'hommes sous la même règle, nous
formulons, nous, notre devise en disant «l'individu libre dans l'humanité
libre.» L'individu laissé libre de se grouper selon ses tendances, ses
affinités, libre de rechercher ceux avec lesquels peuvent s'accorder sa liberté
et ses aptitudes, sans être entravé par aucune organisation politique
déterminée par des considérations géographiques et de territoire. Pour que
l'homme puisse se développer librement dans toute sa puissance physique,
intellectuelle et morale, qu'il puisse donner jour à toutes ses virtualités, il
faut que chaque individu puisse satisfaire tous ses besoins physiques,
intellectuels et moraux. Et cette satisfaction ne peut être assurée à tous que
si la terre, qui n'est l'œuvre de personne, est remise à la disposition de qui
peut la travailler, que si l'outillage mécanique existant, fruit du labeur des
générations passées, cesse d'appartenir à une minorité de parasites qui
prélèvent une large dîme sur le produit de son activité et l'activité de ceux
qui le mettent en œuvre.
Nuisance
du morcellement de la terre
La terre trop morcelée d'une
part pour permettre aux détenteurs de petits lopins de terre de mettre en œuvre
l'outillage puissant qui seconderait leurs efforts ; d'autre part accaparée en
lots immenses permettant à une classe d'oisifs de prélever sans travail, une rente
sur la production de ceux à qui ils consentent à la louer (1) - la terre
nourrit difficilement la population existante. Sans compter l'ignorance que
favorise une éducation défectueuse et fait que la plupart des gens s'attardent
aux systèmes routiniers de culture et de production où ils dépensent beaucoup
d'efforts et de travail pour obtenir moins de résultats. Cependant, malgré ces
causes de ruine, elle arriverait encore à nourrir, tant bien que mal, chaque
être vivant, si les intermédiaires n'étaient là, emmagasinant les produits,
spéculant, agiotant sur eux, de façon à ce que la plupart des individus soient
toujours hors d'état d'acheter ce dont ils ont besoin. Donc, si tous n'ont pas
à manger à leur faim, la faute en est à la mauvaise organisation sociale, et
non au manque de production. Une meilleure répartition des produits suffirait
déjà pour permettre à chacun de manger à sa faim, un meilleur aménagement de la
terre, et un meilleur emploi des instruments de production peuvent amener
l'abondance pour tous. Une compréhension plus nette des choses amènera le
paysan à se rendre compte que son intérêt bien entendu est de réunir son lopin
à celui de ses voisins, d'associer ses efforts à leurs efforts pour diminuer sa
peine, augmenter sa production. Et comme personne n'a le droit de stériliser,
pour son seul agrément, la moindre parcelle de terrain, tant qu'il y a un seul
être ne mangeant pas suffisamment à sa faim, la prochaine révolution aura pour
but de remettre la terre aux mains de ceux qui voudront la cultiver,
l'outillage à ceux qui voudront le manœuvrer. C'est tout cela que l'anarchie
cherche à démontrer au paysan, lui expliquant que les maîtres qui le
rançonnent, exploitent également le travailleur des villes, essayant de lui
faire comprendre que, loin de considérer ce dernier comme un ennemi, il doit
lui tendre la main pour s'aider mutuellement dans la lutte pour la vie, et
arriver ainsi à se débarrasser de leurs parasites communs.
L'anarchie
et l'ouvrier
A l'ouvrier, elle démontre
qu'il ne doit pas espérer son affranchissement de sauveurs providentiels, ni
des palliatifs que lui font miroiter les fantoches de la politique qui veulent
capter ses suffrages pour le dominer, que l'émancipation individuelle ne se
fera que par la propre action de l'individu, ne sera le résultat que de sa
propre énergie, de ses propres efforts, lorsque sachant agir, il usera de sa
liberté au lieu de la demander.
L’anarchie
et la beauté
L'anarchie ne s'adresse pas
qu'à ceux qui meurent de misère. Manger à sa faim est un droit primordial qui
prime tous les autres et vient en tête des revendications de l'être humain.
Mais l'anarchie embrasse toutes les aspirations et ne néglige aucun besoin. La
liste de ses réclamations comprend toutes celles de l'humanité. Mirbeau, dans
ses Mauvais bergers fait proclamer, à des ouvriers en grève, leur droit à la
beauté. Et, en effet, chaque être a droit, non seulement à tout ce qui peut
entretenir sa vie, mais aussi à tout ce qui peut la rendre facile, l'égayer et
l'embellir. Ils sont rares, hélas dans notre état social, ceux qui peuvent
vivre pleinement leur vie. Il y en a dont les besoins physiques sont
satisfaits, mais qui sont entravés dans leur évolution par l'organisation
sociale barrée par l'étroitesse de conceptions du niveau intellectuel moyen:
artistes, littérateurs, savants, tous ceux qui pensent, souffrent moralement
sinon physiquement du présent ordre de choses. Journellement ils sont froissés
par les petitesses de la vie courante, écœurés par la médiocrité du public
auquel ils s'adressent, et dont ils doivent tenir compte s'ils veulent vendre
leurs œuvres, ce qui les entraîne à de compromissions, à des œuvres vulgaires
et médiocres, lorsqu'ils ne veulent pas consentir à crever de faim.
Il
n'y a pas d'êtres supérieurs
L'éducation a fait croire à
beaucoup d'entre eux qu'ils étaient d'une essence supérieure au paysan, au
travailleur manuel, dont ils descendent pour la plupart cependant. On leur a
persuadé qu'il faut, pour que leur «talent» se développe, pour que leur
imagination puisse se donner libre cours, que la «vile multitude» se charge des
dures besognes, s'occupe de les servir, s'exténue à leur rendre, par son
travail, la vie facile, qu'il fallait, pour que leur «génie» atteigne son
complet épanouissement, l'atmosphère de luxe et d'oisiveté des classes
aristocratiques. Une conception saine des choses a fait comprendre que, l'homme
doit exercer ses membres comme son cerveau, que le travail n'est avilissant que
parce qu'on en a fait un signe de servitude et que l'homme vraiment digne de ce
nom est celui qui n'a pas besoin de se reposer sur les autres des soins de
l'existence.
Identité
des facultés humaines, quel que soit leur emploi
Un homme en vaut un autre;
s'il y a des degrés de développement, cela tient à des causes que nous ignorons,
mais tel ignorant peut avoir des qualités morales supérieures à celles de plus
savant que lui. En tout cas l'intelligence, si elle favorise celui qui la
possède, ne lui donne pas le droit d'exploiter ni de gouverner les autres.
Justement cette différence de développement implique différence de désirs
d'aspirations, d'idéal et c'est à l'individu lui-même qu'il appartient de
réaliser ce qui répond le mieux à sa conception du bonheur. En surplus, ces
différences de développement ne nous paraissent si grandes que parce que
l'éducation, mal comprise et mal distribuée, perpétue les erreurs et les
préjugés. L'imagination, l'invention, l'observation, le jugement, s'ils
diffèrent parfois d'intensité chez chaque individu, ne diffèrent pas d'essence,
ce sont de simples facultés de notre cerveau qui ne perdent pas de leurs
qualités pour être employées à construire une machine, une maison, rétamer un
chaudron, ou faire une chemise, plutôt qu'à écrire un roman ou un traité
d'anatomie.
Nuisance
de l'autorité
Assoiffés de hiérarchie, les
humains ont divisé en occupations nobles et basses, l'emploi divers de nos
forces. Les parasites qui se sont faits nos maîtres se déclarant supérieurs,
ont établis qu'il n'y avait de vraiment noble que l'oisiveté, qu'il n'y avait
de belle force que la force employée à détruire; celle dispensée à produire, à
faire sortir de la terre et de l'industrie, tout ce qui était nécessaire à
entretenir la vie, étant de qualité vile et inférieure, et que son emploi
serait réservé aux classes serviles. Et nous basant là-dessus, nous continuons
à déclarer viles certaines occupations, oubliant qu'elles ne sont telles que
parce qu'une classe de gens est forcée de les remplir au service d'une autre
classe, de subir ses ordres et caprices, d'aliéner sa liberté, mais qu'il ne
peut y avoir rien de vil en n'importe quel travail qui consiste à subvenir à
nos propres besoins. L'artiste, le littérateur, appartiennent à la masse ; ils
ne peuvent s'en isoler et, forcément ils ressentent les effets de la médiocrité
ambiante. Ils ont beau se retrancher derrière les privilèges des classes
dirigeantes, vouloir s'isoler dans leur «tour d'ivoire», s'il y a abaissement
pour celui qui est réduit aux pires besognes pour assouvir sa faim, la moralité
de ceux qui l'y condamnent n'est pas supérieure à la sienne; si l'obéissance
avilit, le commandement, loin d'élever les caractères, les abaisse au
contraire. Pour vivre leur rêve, réaliser leurs aspirations, il faut qu'ils
travaillent, eux aussi, au relèvement moral et intellectuel de la masse, qu'ils
comprennent que leur propre développement est fait de l'intellectualité de
tous; que, quelle que soit la hauteur qu'ils croient avoir atteint, ils
tiennent à la foule; s'ils tendent à s'élever, mille liens les attachent à
elle, entravent leur action, leur pensée, les empêchant à jamais d'atteindre
aux sommets entrevus. Une société normalement constituée n'admet pas
d'esclaves, mais un échange mutuel de services entre égaux.
L'anarchie
et les savants
Le savant, lui-même, qui
considère la science comme le plus noble emploi des facultés humaines, doit
apprendre qu'elle n'est pas un domaine privé réservé à quelques initiés
pontifiant devant un public d'ignorants qui les croient sur parole. Et que en
sciences comme en art et en littérature, les facultés de jugement,
d'observation et de comparaison ne diffèrent pas de celles employées à des
occupations que nous considérons comme plus vulgaires. Malgré la compression
intellectuelle qui pèse depuis tant de siècles sur l'humanité, la science a pu
progresser et se développer, grâce à l'esprit critique des individualités
réfractaires aux enseignements officiels, aux conceptions toutes faites. Elle
doit donc être mise à la portée de tous, devenir accessible à toutes les
aptitudes, afin que cet esprit critique qui l'a sauvée de l'obscurantisme,
contribue à hâter sa pleine floraison.
Étendue
de la science
La science se fragmente en
tant de branches diverses, qu'il est impossible au même individu de les
connaître toutes en leur intégralité, la durée de l'existence humaine ne
suffisant plus pour qu'un homme puisse acquérir assez de notions pour pouvoir
les étudier dans leurs moindres détails. Pour les étudier, il est forcé de s'en
rapporter - à condition de savoir les critiquer - aux travaux de ses devanciers,
et aussi de ses contemporains. C'est de toutes les connaissances humaines que
ressort la synthèse générale; ce que nous savons aujourd'hui, n'est qu'un moyen
d'acquérir les connaissances de demain. Et un individu n'obtient de
connaissances certaines qu'en s'aidant du travail de tous; les observations des
plus infimes ne sont pas toujours à dédaigner. Que les savants eux aussi,
cessent donc de se croire une caste à part, qu'ils comprennent enfin que la
science n'exige pas des aptitudes spéciales, qu'elle doit être accessible à
tous pour que tous, en se développant, contribuent au développement général.
Impossibilité
à une nation de s'isoler
Ce qui est vrai pour les
individus est vrai pour les nations. De même qu'un individu ne peut vivre sans
l'appui de tous, un peuple n'existe qu'avec le concours des autres peuples. Une
nation qui voudrait s'enfermer dans ses frontières, cessant toute relation avec
le reste du monde ne tarderait pas à rétrograder et à périr. Il est donc
absurde et criminel de fomenter, sous couleur de patriotisme, les haines
soi-disant nationales, alors qu'elles ne sont qu'un prétexte aux gouvernants
pour légitimer ce fléau: le militarisme, dont ils ont besoin pour assurer leur
pouvoir.
Chaque
nation a besoin des autres.
Il n'y a pas de contrée qui,
pour un produit ou pour un autre, ne soit la cliente d'une autre contrée. On ne
peut être ennemis parce que l'on parle un langage différent, parce que, il y a
quelques cent ans, les habitants d'une contrée voisine pillèrent et ravagèrent
des contrées qui vous sont indifférentes aujourd'hui, mais dont on veut vous
faire ressentir l'outrage, parce que, auparavant, les habitants étaient courbés
sous le joug qui vous entrave.
Absurdité
du patriotisme
Il n'y a pas une seule nation
qui n'ait quelque crime de ce genre à reprocher à ses voisines; qui, à l'heure
actuelle n'enserre en ses frontières, quelque province incorporée malgré le vœu
des habitants. Et si ceux qui accomplirent ces brigandages furent très
haïssables, en quoi leurs descendants en sont-ils responsables? Nous serions
alors, nous aussi, responsables des brigandages que notre histoire nous fait
admirer comme des faits glorieux. Qui, parmi ceux qui n'aspirent qu'à vivre de
leur propre travail, peuvent avoir intérêt à voir une nation se ruer contre une
autre? Il n'y a que ceux qui se sont faits les maîtres d'une nation, qui ayant
intérêt à augmenter le nombre de ceux qu'ils exploitent, ont besoin de donner
un aliment à l'activité de ceux qu'ils dressent aux tueries, en même temps que
la menace de guerre avec les voisins est une justification de l'existence des
troupes qui sont leur soutien. Les despotes qui ont érigé le patriotisme en
nouvelle religion, savent fort bien passer par dessus les frontières lorsqu'il
s'agit de défendre leurs privilèges ou d'étendre leur exploitation. S'agit-il
de faire la chasse aux idées «subversives», bourgeois français, allemands,
italiens, suisses, russes et autres, savent se prêter leurs diplomates et leurs
policiers. Est-il question de réduire une grève, les exploiteurs ne se gênent
nullement pour embaucher les travailleurs étrangers si ceux-ci consentent à
travailler aux plus bas prix, et s'il en était besoin, les gouvernants se
prêteraient leurs armées. Et toutes les conventions internationales qu'ils ont
établies pour les postes, les finances, le commerce, la navigation, les chemins
de fer, ne prouvent-elles pas, par dessus tout, que c'est l'entente pacifique
qui est la loi suprême? Les anarchistes voudraient arriver à amener chaque
travailleur à voir un frère en chaque travailleur quel que soit le côté de la
frontière où il est né. Déjà frères de misère, souffrant des mêmes maux,
courbés sous le même joug, ils ont les mêmes intérêts à défendre; le même idéal
à poursuivre, leurs véritables ennemis sont ceux qui les exploitent, qui les
asservissent, entravent leur développement. C'est contre leurs maîtres qu'ils
doivent s'armer.
L'anarchie
et la politique
L'anarchie ne s'attarde pas
aux combinaisons louches de la politique, elle professe le dédain le plus
profond pour les politiciens; les promesses des coureurs de candidature ne
l'intéressent que pour en faire ressortir toute l'inanité, et s'en servir pour
démontrer que l'organisation sociale ne se transformera que du jour où on
s'attaquera résolument à ses vices économiques. S'ils croient aux mensonges
qu'ils débitent, les politiciens ne sont que des ignorants ou des imbéciles,
car le moindre raisonnement devrait leur faire comprendre que lorsqu'on veut
combattre un mal et l'empêcher de se reproduire, c'est à ses causes qu'il faut
s'attaquer. S'ils mentent pertinemment, ce sont des fourbes, et, en un cas
comme dans l'autre, ils trompent ceux dont ils captent la confiance par leur
bagout et leurs intrigues. Ceux qui exploitent l'organisation économique
actuelle, chercheront toujours à détourner à leur profit les essais
d'amélioration qui pourront être suggérés, et il y aura toujours des gens
qu'effraient les changements brusques, se rabattant sur les moyens termes qui
leur semblent concilier tous les intérêts. Les maîtres auront toujours intérêt
à tromper les opprimés sur les véritables moyens de s'affranchir, et il y aura
toujours assez d'ambitieux assoiffés de pouvoir, pour les aider à embrouiller
encore plus les questions.
Inanité
des réformes
L'anarchie démontre l'inanité
de toute tentative d'amélioration qui ne s'attaque qu'aux effets en laissant
subsister les causes. Tant que la richesse sociale sera l'apanage d'une
minorité d'oisifs, cette minorité en usera pour vivre aux dépens de ceux
qu'elle exploite. Et comme c'est la possession du capital qui fait les forts et
les maîtres de l'organisation sociale, ils sont toujours à même de tourner à
leur profit toute amélioration qui s'accomplit. Pour qu'une amélioration
profite à tous il faut détruire les privilèges. C'est à rentrer en possession
de ce dont on les a spoliés que doivent tendre les efforts de ceux qui ne
possèdent rien. Briser le pouvoir qui les écrase, l'empêcher de se
reconstituer, s'emparer des moyens de production, reconstituer une organisation
sociale ou la richesse sociale ne puisse plus se concentrer entre les mains de
quelques-uns. Voilà ce que rêvent les anarchistes. Pour empêcher l'exploitation
de l'homme, il faut changer les bases de l'ordre économique; il faut que le sol
et tout ce qui est le travail des générations antérieures restent à la libre
disposition de ceux qui pourront les mettre en œuvre, ne puisse être accaparé
au profit de qui que ce soit, individu, groupe, corporation, commune ou nation.
C'est ce que ne comprennent pas les partisans des réformes partielles, et c'est
ce que démontre pourtant, l'étude consciencieuse des faits économiques. Rien de
bon ne peut sortir de l'œuvre des charlatans de la politique. L'émancipation
humaine ne peut être l'œuvre d'aucune législation, d'aucun octroi de liberté de
la part de ceux qui dirigent; elle ne peut être l'œuvre que du fait accompli,
de la volonté individuelle s'affirmant par des actes.
L'anarchie
et l'esprit religieux
S'appuyant sur la doctrine
révolutionnaire, repoussant toute volonté préconçue dans les phénomènes par
lesquels se manifeste l'évolution des mondes et des êtres; reconnaissant que
celle-ci est l'œuvre pure et simple des seules forces de la matière en contact,
le simple résultat des transformations que cette matière subit au cours de sa
propre évolution, l'anarchie est franchement athée et repousse toute idée
d'entité créatrice ou directrice quelle qu'elle soit. Mais comme elle est la
liberté absolue, si elle combat les divagations religieuses, c'est tout
simplement au point de vue de la vérité, et surtout parce que les clergés qui
se sont créés autour des différents dogmes religieux prétendent user de la
force que leur prêtent l'autorité et le capital pour imposer leurs croyances,
et en faire supporter les frais, même à ceux qui repoussent toute croyance
religieuse. Quant à ce qui regarde la pensée intime de chacun, les anarchistes
comprennent que chaque individu ne peut penser autrement que ne lui permet sa
propre mentalité; ils ne verraient aucun inconvénient à ce que des gens se réunissent
en des bâtiments spéciaux pour adresser des prières et des louanges à un être
hypothétique, si ces gens n'essaient pas d'imposer leurs croyances aux autres.
Ils n'attendent le triomphe de la raison que de la culture des cerveaux,
sachant du reste par eux-mêmes, que la force et la compression n'étouffent pas
l'idée.
Liberté
dans les rapports des sexes
Liberté absolue dans le
domaine de la pensée, comme dans celui des faits, dans la famille comme dans la
société. Comme toutes les formes de l'activité humaine, l'association des sexes
n'a à subir le contrôle et la sanction de qui que ce soit. Il est absurde de
vouloir poser des limites, des barrières ou des contraintes aux affections des
individus. L'amour, l'amitié, la haine, ne se commandent pas: on les éprouve ou
on les subit sans pouvoir s'en défendre, sans même le plus souvent, pouvoir de
les expliquer et en démêler les mobiles. Le mariage ne peut donc être entravé
par aucune règle, par aucune loi autre que la bonne foi et la sincérité
mutuelles: il ne peut avoir de durée que par l'affection réciproque des deux
êtres associés, et doit rester dissoluble à la volonté de celui pour qui il
devient une contrainte. Certes, il restera toujours des questions qui ne se
résoudront jamais sans douleur et froissement; comme la question des enfants,
le chagrin de celui chez lequel survit l'amour, et autres questions de
sentiment. Mais ceci ne se réglera pas davantage par des règles préétablies;
bien au contraire, la contrainte ne fait qu'envenimer les difficultés. Ce sera
aux intéressés à trouver la solution des différends qui les diviseront. Tout ce
que l'on peut désirer, c'est que s'élève suffisamment le niveau moral de
l'humanité, pour que la bonté et la tolérance croissent et apportent leur baume
cicatrisateur aux questions des passions humaines qui, par leur nature,
échappent au contrôle et à la réglementation.
Un
changement social a toujours semblé impossible à réaliser
La grande objection, derrière
laquelle se retranchent les adversaires poussés jusque dans leurs derniers
retranchements, c'est que l'idéal anarchiste est beau, certainement, mais bien
trop beau pour pouvoir être réalisé, et que l'humanité ne sera jamais assez
sage pour savoir l'atteindre. Cette objection est spécieuse. Si personne ne
peut dire ce que sera demain l'humanité, il n'y a pas de phases de son
développement qui, si elle avait pu être prévue et annoncée aux générations qui
la précédèrent, n'aurait pas manqué d'être trouvée, avec raisonnements à
l'appui, tout aussi irréalisable qu'est supposé l'idéal anarchiste par ceux qui
ne savent jamais s'abstraire du présent, ce qui se comprend, leur cerveau
n'ayant pas encore accompli l'évolution qui doit faciliter le nouvel ordre des
choses.
La
libération de l'individu par sa volonté de l'être
Tant que les individus
croupiront dans la servitude, attendant d'hommes ou d'événements providentiels,
la fin de leur abjection, tant qu'ils se contenteront d'espérer sans agir,
l'idéal le plus beau, l'idéal le plus simple restera forcément à l'état de pure
rêverie, de vague utopie. Où, autrement que dans la fable, a-t-on vu la fortune
descendre sur le seuil du dormeur, attendant patiemment qu'il plaise à sa
paresse de la saisir? Lorsque les individus auront reconquis l'estime
d'eux-mêmes, lorsqu'ils se seront convaincus de leur propre force, lorsque las
de courber l'échine, ils auront retrouvé leur dignité et sauront la faire
respecter, ils auront appris que la volonté peut tout, lorsqu'elle est au
service d'une intelligence consciente. Il leur suffira de vouloir être libres
pour trouver sûrement les moyens d'y parvenir. Et ce sont quelques-uns de ces
différents moyens que nous allons étudier dans les pages qui suivent.
(1) Quand ils ne
l’immobilisent pas en la transformant en terres de chasses, parcs d’agrément,
ou qu’ils laissent stérile faute de capitaux suffisants pour l’améliorer, ou
tout simplement par négligence.
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