Le discours prononcé par le député Sourkov à la Douma d'Etat dans la discussion du budget du Synode, ainsi que les débats au sein de notre fraction de la Douma sur le projet de ce discours, débats que nous publions ci-après, soulèvent une question extrêmement importante et tout à fait actuelle aujourd'hui. Un intérêt nouveau pour tout ce qui touche à la religion s'est emparé sûrement d'une grande partie de la « société » et a pénétré dans les rangs des intellectuels proches du mouvement ouvrier ainsi que dans certains milieux ouvriers. La social-démocratie se doit absolument d'exposer son point de vue sur la religion. La social-démocratie fonde toute sa philosophie sur le socialisme scientifique, c'est-à-dire sur le marxisme. La base philosophique de celui-ci, comme l'ont déclaré souvent Marx et Engels, c'est le matérialisme dialectique, qui a pleinement fait siennes les traditions du matérialisme français du XVIIIe siècle et de Feuerbach (début du XIXe siècle) en Allemagne, matérialisme absolument athée, résolument hostile à toute religion. Rappelons que tout l'Anti-Dühring d'Engels, lu en manuscrit par Marx, accuse Dühring, matérialiste et athée, d'être inconséquent dans son matérialisme et de laisser des brèches ouvertes à la religion et à la philosophie religieuse. Rappelons encore que, dans son ouvrage sur Ludwig Feuerbach, Engels reproche à ce philosophe d'avoir combattu la religion non pas pour la détruire, mais pour la rénover, pour en imaginer une nouvelle, plus « élevée », etc... « La religion est l'opium du peuple. » Cette sentence de Marx est la pierre angulaire de toute la philosophie marxiste dans la question religieuse.2 Le marxisme considère toutes les religions et toutes les Eglises contemporaines, les organisations religieuses de toutes sortes, comme des instruments de la réaction bourgeoise, destinés à abrutir la classe ouvrière et à perpétuer son exploitation. Et pourtant, en même temps, Engels blâma à plusieurs reprises les gens qui, pour être « plus à gauche » ou « plus révolutionnaires » que la social-démocratie, voulaient introduire dans le programme du parti ouvrier la franche reconnaissance de l'athéisme comme déclaration de guerre à la religion. En 1874, parlant du fameux manifeste des communards blanquistes émigrés à Londres, Engels traite de sottise leur tapageuse déclaration de guerre à la religion : c'est là, dit-il, le meilleur moyen de ranimer l'intérêt pour la religion et de retarder son dépérissement. Il accuse les blanquistes de ne pas comprendre que la lutte de classe des masses ouvrières, en faisant largement participer la plus grande partie du prolétariat à la pratique sociale, consciente et révolutionnaire, est seule capable de libérer vraiment les opprimés du joug de la religion tandis que la proclamation de la guerre à la religion comme un des objectifs politiques du parti ouvrier n'est qu'une phrase anarchiste.3 En 1877, tout en faisant dans l'Anti-Dühring une chasse impitoyable aux moindres concessions de Dühring-philosophe, à l'idéalisme et à la religion, Engels condamne non moins catégoriquement son idée soi-disant révolutionnaire d'interdire les cuites dans la société socialiste. Combattre ainsi la religion, dit-il, c'est « être plus bismarckien que Bismarck », autrement dit, c'est répéter la stupide campagne de Bismarck contre les cléricaux (le fameux « Kulturkampf », la guerre faite par Bismarck après 1870 au parti catholique allemand, parti du « centre », au moyen de persécutions policières contre le catholicisme). Bismarck ne fit ainsi que raffermir le cléricalisme militant des catholiques et nuire à la cause de la vraie culture, car il mit au premier plan les divisions religieuses au lieu des divisions politiques ; il détourna l'attention de certaines couches de la classe ouvrière et de la démocratie de la lutte révolutionnaire et de classe vers l'anticléricalisme le plus superficiel et le plus mensongèrement bourgeois. En accusant Dühring, qui croyait être ultra-révolutionnaire, de vouloir reprendre sous une autre forme la sottise de Bismarck, Engels invitait le parti ouvrier à travailler patiemment à organiser et à éclairer le prolétariat, moyen conduisant au dépérissement de la religion, plutôt que de se lancer dans l'aventure d'une guerre politique antireligieuse.4 La social-démocratie allemande s'assimila parfaitement ce point de vue : elle se prononça par exemple en faveur de la liberté pour les Jésuites, pour leur admission en Allemagne, pour l'abolition de toutes les mesures policières dirigées contre tel ou tel culte. « La religion est chose privée » : cet article célèbre du programme d'Erfurt (1891) consacra cette tactique politique de la social-démocratie. Devenue désormais routine, cette formule a fait dévier le marxisme dans l'autre sens, vers l'opportunisme. On se mit à l'interpréter comme si nous, social-démocrates, comme si notre parti considérait la religion comme une affaire privée, comme si pour nous, en tant que social-démocratie, pour nous en tant que parti, la religion était affaire privée. Sans s'attaquer directement à cette opinion opportuniste, Engels à la fin du siècle dernier jugea nécessaire d'intervenir contre cette opinion, sous forme non pas polémique, mais positive. C'est ce qu'il fit en soulignant à dessein que la socialdémocratie considère la religion comme affaire privée par rapport à l'Etat et nullement par rapport à elle-même, par rapport au marxisme, au parti ouvrier.5 Tel est sous son aspect extérieur, l'historique des interventions de Marx et d'Engels dans la question religieuse. Les gens qui se soucient peu du marxisme, les gens qui ne savent ou ne veulent pas penser, n'y verront qu'un amas de contradictions ineptes et de flottements du marxisme ; quelle macédoine, diront-ils, d'athéisme « conséquent » et de « complaisances » pour la religion, quelle oscillation « sans principe » entre la guerre révolutionnaire contre Dieu et un lâche désir de « complaire » aux ouvriers croyants, la crainte de les effaroucher, etc..., etc... Dans la littérature des phraseurs anarchistes, on peut trouver pas mal de sorties du même goût contre le marxisme. Mais celui qui est capable un tant soit peu d'aborder scrupuleusement le marxisme, de réfléchir à ses fondements philosophiques et à l'expérience de la social-démocratie internationale, celui-là verra facilement que la tactique marxiste envers la religion est profondément logique et a été attentivement méditée par Marx et Engels, et que ce que les dilettantes ou les ignorants prennent pour des hésitations est en réalité la conclusion directe et inéluctable du matérialisme dialectique. Ce serait une erreur profonde de croire que la « modération » apparente du marxisme à l'égard de la religion s'explique par des considérations dites « tactiques », comme le désir « de ne pas effaroucher », etc... Au contraire, la politique du marxisme en cette matière aussi est intimement liée à ses fondements philosophiques. Le marxisme, c'est le matérialisme. Comme tel, il est tout aussi implacablement hostile à la religion que le matérialisme des encyclopédistes du XVIIIe siècle ou celui de Feuerbach. C'est indubitable. Mais le matérialisme dialectique de Marx et d'Engels va plus loin que celui des encyclopédistes et de Feuerbach, appliquant la philosophie matérialiste à l'histoire et aux sciences sociales. Nous devons combattre la religion. C'est l'a b c de tout le matérialisme et par conséquent du marxisme. Mais le marxisme n'en reste pas l'a b c. Il va plus loin. Il dit : il faut savoir combattre la religion, et pour cela il faut expliquer en matérialistes les sources de la foi et de la religion dans les masses. La lutte antireligieuse ne peut se borner à des prêches d'idéologie abstraits, elle ne peut pas se ramener à cela, elle doit être liée à la pratique concrète du mouvement de classe, qui tend à supprimer les racines sociales de la religion. Pourquoi la religion tient-elle encore dans les couches arriérées du prolétariat des villes, dans la généralité des semi-prolétaires, et le gros des paysans ? A cause de l'ignorance du peuple, répond le progressiste bourgeois, le radical ou le matérialiste bourgeois. Donc : à bas la religion, vive l'athéisme, la propagande des idées irréligieuses est notre tâche principale. Le marxiste dit : ce n'est pas juste. C'est une vue superficielle. C'est une façon bornée, bourgeoise de « répandre les lumières ». C'est une vue insuffisamment profonde, qui expose les causes de la religion d'une manière idéaliste et non matérialiste. Actuellement, dans les pays capitalistes, les racines de la religion sont surtout sociales. L'écrasement des masses laborieuses dans la société, leur apparente impuissance devant les forces aveugles du capitalisme, qui cause aux travailleurs chaque jour, à chaque heure, des souffrances mille fois plus terribles et des tortures mille fois plus sauvages que les catastrophes comme les guerres, les tremblements de terre, etc..., voilà la racine la plus profonde de la religion à notre époque. « La peur créa les dieux. » La crainte devant la puissance aveugle du capital, aveugle parce que imprévisible pour le peuple, puissance qui menace d'une ruine « subite », « inattendue », « accidentelle » le prolétaire et le petit exploitant à chaque instant de leur vie, et les ruine effectivement, les réduit à la mendicité, à la misère, à la prostitution, à la mort par la famine ; voilà la racine de la religion aujourd'hui. C'est elle avant tout et surtout que doit avoir en vue un matérialiste qui ne veut pas rester dans la classe préparatoire. Aucun livre de vulgarisation n'expurgera la religion chez les masses écrasées par le bagne du capitalisme et soumises à ses forces aveugles de destruction, aussi longtemps qu'elles n'apprendront pas elles-mêmes à combattre consciemment, de façon méthodique, avec ensemble et organisation, cette racine de la religion, la domination du capital sous toutes ses formes. S'ensuit-il que les livres de vulgarisation antireligieuse soient nuisibles ou inutiles ? Nullement. Il s'ensuit que la propagande athée de la social-démocratie doit être subordonnée à son but fondamental : développer la lutte de classe des masses exploitées contre les exploiteurs. Celui qui n'a pas médité sur les principes du matérialisme dialectique, c'est-à-dire de la philosophie de Marx et d'Engels peut ne pas le comprendre (du moins ne pas comprendre tout de suite). Comment ? Subordonner une propagande d'idées, la diffusion de certaines idées, la lutte contre l'ennemie séculaire de la culture et du progrès (la religion) à la lutte de classes, c'est-à-dire à une lutte pour des buts pratiques déterminés en matière économique et politique ? C'est là une des objections courantes que l'on fait au marxisme et qui témoignent d'une incompréhension totale de la dialectique de Marx. La contradiction qui trouble ceux qui lancent de pareilles objections est celle de la vie même, donc une contradiction dialectique qui n'est ni verbale ni imaginaire. Tracer une barrière absolue, infranchissable, entre la propagande théorique de l'athéisme, autrement dit la destruction des croyances religieuses dans certaines couches du prolétariat, et le succès, la marche, les conditions de la lutte de classes de ces milieux, c'est raisonner contre la dialectique, porter à l'absolu ce qui est une limite relative et mouvante, c'est séparer violemment ce qui est intimement lié dans la réalité. Prenons un exemple. Le prolétariat d'une région et d'une branche d'industrie comprend, disons, une couche avancée de social-démocrates assez conscients, qui sont naturellement athées, et des ouvriers relativement arriérés, liés encore à la campagne et aux paysans, qui croient en Dieu, vont à l'église, ou même sont sous l'influence directe du prêtre de l'endroit, qui fonde, supposons, un syndicat chrétien. Supposons ensuite que la lutte économique dans cette localité amène une grève. Le marxiste doit absolument mettre au premier plan le succès du mouvement gréviste, et nécessairement il s'opposera avec énergie dans cette lutte à toute division des ouvriers en athées et en chrétiens, il combattra énergiquement pareille division. La propagande de l'athéisme, dans ce cas, peut être inutile et nuisible, non d'un point de vue étroit : ne pas effaroucher les couches arriérées, ne pas perdre un siège aux élections, etc... mais du point de vue du progrès réel de la lutte de classes, qui, dans la société capitaliste actuelle, amènera cent fois mieux les ouvriers chrétiens à la social-démocratie et à l'athéisme qu'une propagande antireligieuse pure et simple. A un tel moment, et en de telles circonstances, le propagandiste de l'athéisme ferait le jeu du prêtre ou de tous les prêtres, qui ne demandent pas mieux que de voir la division des ouvriers selon la foi en Dieu, se substituer à la division selon leur participation à la grève. L'anarchiste qui prêcherait la guerre contre Dieu à tout prix, aiderait en fait les curés et la bourgeoisie (comme d'ailleurs les anarchistes sont toujours en fait les auxiliaires de la bourgeoisie). Le marxiste doit être matérialiste, c'est-à-dire ennemi de la religion, mais matérialiste dialectique ; il ne posera pas la campagne antireligieuse dans l'abstrait, sur le terrain de la théorie pure et immuable, mais concrètement, sur le terrain de la guerre de classes, qui est une réalité et qui, plus et mieux que tout, éduque les masses. Le marxiste doit tenir compte de toutes les circonstances concrètes, trouver toujours la limite entre l'anarchisme et l'opportunisme (cette limite est relative, mouvante, changeante, mais elle existe), ne verser ni dans le « révolutionnarisme » abstrait, verbal et vide en réalité, de l'anarchiste, ni dans la banalité et l'opportunisme du petit bourgeois ou de l'intellectuel libéral, qui craint de combattre la religion, oublie ce devoir, s'accommode de la foi en Dieu, se guide non sur l'intérêt de la lutte de classes, mais sur de misérables petits calculs : ne pas froisser, ne pas repousser, ne pas effaroucher, selon le sage précepte : « Vivre et laisser vivre les autres », etc..., etc. C'est de ce point de vue qu'il faut résoudre toutes les questions particulières touchant les rapports de la social-démocratie et de la religion. On demande souvent par exemple si un prêtre peut être membre du parti et on répond d'habitude par l'affirmative sans aucune réserve, invoquant l'exemple des partis social-démocrates d'Occident. Cependant dans cet exemple, nous n'avons pas seulement l'application de la doctrine marxiste au mouvement ouvrier, mais aussi l'influence de conditions historiques propres à l'Occident et inexistantes en Russie (nous en reparlerons par la suite), de sorte qu'une réponse absolument affirmative n'est pas juste. On ne peut pas, une fois pour toutes et pour n'importe quelles conditions, déclarer que les prêtres ne peuvent pas être membres du parti social-démocrate ; mais il est aussi impossible d'avancer une fois pour toutes la proposition contraire. Si un prêtre vient à nous pour faire le travail politique commun, s'il exécute consciencieusement la tâche que le parti lui confie, sans intervenir contre son programme, nous pouvons l'accepter dans nos rangs. Dans ces conditions, la contradiction qui existe entre l'esprit, les fondements de notre programme et les convictions religieuses de ce prêtre peut rester strictement personnelle et le concerner uniquement ; une organisation politique ne peut pas faire passer d'examen à ses membres sur l'absence de contradiction entre leurs opinions et son programme. Naturellement, un cas de ce genre est une exception rare, même en Occident : en Russie, il est tout à fait invraisemblable. Si par exemple un prêtre adhérait au parti et y faisait, comme son travail principal et presque exclusif, une propagande active des idées religieuses, incontestablement le parti devrait l'exclure. Nous devons non seulement admettre au parti, mais attirer spécialement les ouvriers gardant leur foi en Dieu. Nous sommes résolument contre la moindre insulte à leurs convictions religieuses, mais nous les attirons pour les éduquer dans l'esprit de notre programme et non pour qu'ils combattent activement ce programme. Nous admettons la liberté d'opinion au sein du parti, mais dans certaines limites fixées par la liberté de groupement : nous ne sommes pas obligés de marcher la main dans la main avec les propagandistes actifs d'idées repoussées par la majorité du parti. Autre exemple. Peut-on, dans n'importe quelles conditions, condamner également des membres du parti social-démocrate déclarant : « Le socialisme est ma religion », et prêchant des opinions conformes à cette déclaration ? Non. Il y a certainement là une déviation du marxisme (donc du socialisme) ; mais l'importance de cette déviation, son poids spécifique, pourrait-on dire, diffère selon les circonstances. Si un agitateur ou un homme parlant devant un auditoire ouvrier s'exprime ainsi pour être mieux compris, pour amorcer son exposé, pour faire ressortir plus concrètement son opinion dans les termes habituels à un public peu développé, c'est une chose. C'en est une autre si un écrivain se met à prêcher la « construction de Dieu »6 ou le socialisme « constructeur de Dieu » (dans le genre, par exemple, de nos Lounatcharski et Cie). Autant la condamnation dans le premier cas serait une chicane ou même une atteinte déplacée à la liberté de l'agitateur, sa liberté « pédagogique », autant dans le second la condamnation par le parti est nécessaire et indispensable. La proposition : « le socialisme est une religion » est pour les uns une formule permettant le passage de la religion au socialisme, pour d'autres elles mène au socialisme à la religion. Passons aux circonstances qui ont fait naître en Occident l'interprétation opportuniste de la thèse : « la religion est chose privée ». Il y a certainement là l'influence des causes qui engendrent en général l'opportunisme, sacrifice des intérêts essentiels du mouvement ouvrier à des avantages d'un instant. Le parti du prolétariat exige que l'Etat déclare la religion chose privée ; mais lui-même ne considère aucunement comme une « chose privée » la lutte contre l'opium du peuple, la lutte contre les superstitions religieuses, etc... Les opportunistes déforment ce principe comme si c'était le parti socialdémocrate qui estime la religion chose privée. Mais outre la déformation opportuniste habituelle (qui n'a été nullement éclairée lors de la discussion par notre fraction parlementaire du discours sur la question religieuse), il y a les conditions historiques spéciales qui causent l'extrême indifférence actuelle, si l'on peut dire, des social-démocrates d'Occident en cette matière. Elles sont doubles. D'accord la lutte antireligieuse est la mission historique de la bourgeoisie révolutionnaire. En Occident, c'est la démocratie bourgeoise qui s'en est acquittée (on s'en acquittait) pendant ses révolutions ou ses assauts contre la féodalité et le moyen âge. En France et en Allemagne, il y a une tradition de la guerre bourgeoise contre la religion commencée longtemps avant le socialisme (les Encyclopédistes, Feuerbach). En Russie, de par le caractère de notre révolution démocratique bourgeoise, la tâche incombe presque exclusivement à la classe ouvrière. A cet égard, la démocratie petite-bourgeoise (populiste) a fait chez nous, non pas trop (comme l'imaginent les cadets nouvellement convertis aux Cent-Noirs, ou les CentNoirs cadétisants du recueil Vékhi7), mais trop peu, en comparaison de l'Europe. D'autre part, la tradition de la guerre bourgeoise contre la religion a eu le temps de subir en Occident une déformation spécifiquement bourgeoise, sous l'influence de l'anarchisme. Ce dernier en effet, comme les marxistes l'ont depuis longtemps et maintes fois démontré, demeure sur le terrain de la philosophie bourgeoise, malgré toute la « violence » de ses attaques contre la bourgeoisie. Les anarchistes et les blanquistes des pays latins, Most (qui fut, soit dit en passant, disciple de Dühring) et Cie en Allemagne, les anarchistes d'après 1880 en Autriche, ont porté la phrase révolutionnaire à son nec plus ultra dans le domaine antireligieux. Il ne faut donc pas s'étonner si les social-démocrates occidentaux prennent maintenant le contre-pied de la position anarchiste. Cela se comprend, et se justifie dans une certaine mesure, mais nous, social-démocrates russes, ne devons pas oublier les conditions historiques spéciales de l'Occident. En second lieu, en Occident, après l'achèvement des révolutions bourgeoises nationales, après l'instauration d'une liberté confessionnelle plus ou moins complète, la lutte de la démocratie contre la religion a été reléguée à l'arrière-plan par celle de la démocratie bourgeoise contre le socialisme, si bien que les gouvernements bourgeois ont tenté à dessein de détourner l'attention des masses du socialisme en menant une « campagne » quasi-libérale contre le cléricalisme. Le Kulturkampf en Allemagne, l'anticléricalisme des républicains bourgeois de France ont porté ce caractère. L'anticléricalisme bourgeois, comme moyen de distraire les ouvriers du socialisme, voilà ce qui a précédé en Occident la diffusion parmi les social-démocrates de leur « indifférence » actuelle envers la lutte antireligieuse. Encore une fois, cela est compréhensible et légitime, car à l'anticléricalisme bourgeois et bismarckien les social-démocrates devaient opposer la subordination de la lutte antireligieuse à la lutte pour le socialisme. En Russie, la situation est tout autre. Le prolétariat est le chef de notre révolution démocratique bourgeoise. Son parti doit être le guide idéologique dans la lutte contre la féodalité sous toutes ses formes, y compris l'ancienne religion officielle et toutes les tentatives de la rénover, de lui donner un fondement nouveau ou modifié, etc... Engels corrigeait relativement sans sévérité l'opportunisme des social-démocrates allemands qui substituaient à la revendication du parti ouvrier demandant que l'Etat proclame la religion affaire privée, la proclamation de la religion affaire privée pour les socialdémocrates eux-mêmes et pour le parti. Mais il est aisé de comprendre qu'il aurait condamné cent fois plus violemment les opportunistes russes reprenant à leur compte cette déviation allemande. En déclarant à la tribune de la Douma que la religion est l'opium du peuple, notre groupe a donc agi d'une façon parfaitement juste, et il a créé ainsi un précédent qui servira de base à toutes les interventions des social-démocrates russes sur le même sujet. Fallait-il aller plus loin, et développer plus à fond nos conclusions athées ? Nous pensons que non. Cela aurait pu amener une exagération de la lutte antireligieuse de la part du parti politique du prolétariat et effacer la séparation entre les deux méthodes, bourgeoise et socialiste, de combattre la religion. Le groupe social-démocrate a donc accompli avec honneur la première partie de sa mission dans la Douma ultra-réactionnaire. La seconde partie, et peut-être la plus importante pour la social-démocratie, expliquer le rôle social de l'Eglise et du clergé comme soutien du gouvernement des Cent-Noirs et de la bourgeoisie contre la classe ouvrière — a été non moins honorablement accomplie. Sans doute, on pourrait dire bien des choses sur ce sujet ; les interventions ultérieures des social-démocrates sauront compléter le discours du cam. Sourkov, néanmoins ce discours était excellent, et il est du devoir de toutes nos organisations de le répandre. En troisième lieu, il fallait expliquer minutieusement le sens exact de la thèse, si souvent dénaturée par les opportunistes allemands : « La religion est chose privée ». Cela, malheureusement, le camarade Sourkov ne l'a pas fait. C'est d'autant plus regrettable que précédemment notre fraction à la Douma avait laissé commettre sur ce point une erreur, signalée en son temps par le Prolétari8, celle du camarade Biélooussov. Les débats au sein de la fraction montrent que la discussion sur l'athéisme a détourné son attention de la juste interprétation de cette fameuse revendication : la religion affaire privée. Nous n'imputerons pas cette faute de toute la fraction au seul camarade Sourkov. Nous reconnaissons même que c'est la faute de tout le parti, qui n'a pas assez mis en lumière cette question, pas assez fait pénétrer dans la conscience des social-démocrates la portée de la remarque d'Engels à l'adresse des opportunistes allemands. Les débats de la fraction montrent qu'il y a eu défaut de compréhension et nullement refus de suivre l'enseignement de Marx ; nous sommes convaincus que cette faute sera réparée lors des prochaines interventions. Dans l'ensemble, nous le répétons, le discours du camarade Sourkov est excellent et doit être répandu par toutes les organisations. Par l'examen qu'il en a fait, notre fraction a rempli scrupuleusement son devoir social-démocrate. Il reste à souhaiter que la presse du parti publie plus souvent des correspondances sur les débats de la fraction parlementaire pour rapprocher la fraction du parti, pour faire connaître au parti le dur travail accompli au sein de la fraction afin de maintenir l'unité idéologique dans l'activité du parti et de la fraction de la Douma.
« Prolétari » (le Prolétaire), n° 45, 13 (26) mai 1909 Conforme au texte des Œuvres de Lénine, tome 15, pp. 371-381 (4e éd. russe)
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